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Le mémorialiste

Ils étaient treize à table et la soupe fumante

embuait les yeux noirs du vigneron heureux.

Des planches sur des tréteaux, une nappe amarante

comme le jus des raisins charnus et soyeux

qui cranaient au soleil, par-dessus les ridelles…

puis le sourire à l’âme, le sourcil perspicace

des braves vendangeurs aux ceintures de ficèle

qui trempaient dans leur soupe de gros bouts de fougasse.

 

Ils étaient treize à table, les cieux étaient limpides,

si limpides qu’on pouvait y voir Dieu satisfait

d’une pareille récolte sur ses terres arides

et des tonneaux qui boudineraient dans le chai ;

et pêle-mêle, dans l’herbe, la fatigue et les seaux,

les sécateurs et la hotte un instant à l’écart,

la bonbonne de moût et les bouteilles d’eau,

les ponchos, les bonnets, les musettes, les foulards.

 

Ils étaient treize à table et le pâté maison

côtoyait le civet et les haricots blancs,

les fromages, le pain noir et le saucisson

sur la nappe amarante au giron bon enfant ;

et bon enfant le vent qui caressait la table,

les souches et le coteau, la remorque croulante,

l’amitié de ces gens, toujours infatigable,

blanche comme l’aube des anciennes communiantes.

 

Ils étaient treize à table et je n’en voyais qu’un ;

tant ils étaient unis un seul corps s’avérait !

un unique regard, un sublime parfum,

un présent éternel plus qu’un plus-que-parfait !

Ils étaient treize à table, nul ne l’avait remarqué,

pourtant, chez ces gens-là empreints de dévotion

on signe toujours le pain avant de le briser

et le Vendredi Saint fait frire ses poissons !

 

Ils étaient treize à table et Dieu se délectait,

tout comme moi d’ailleurs, de ce tendre tableau.

Sur la rive les rosiers des chiens s’embranchaient

et les rouges-queues promenaient leur pinceau.

Cette année-là septembre se voulait obligeant

tant pour les gens de vigne que les mémorialistes,

alors je pris pour plume le plus fin des sarments

et mit une virgule sur chaque fleur de ciste.

Le Poète d’en bas

C’est moi, le Poète d’en bas,

celui qui parle des garrigues,

de la vigne dans tous ses émois,

des perdrix grises et du bec-figue ;

du drapeau rouge de l’ouvrier,

de Jaurès et de Marcelin,

du bleu de la méditerranée,

des tuiles ocre du patelin !

 

C’est moi, le Poète d’en bas,

jamais je n’évoque le crime

et rarement les scélérats

qui nous gouvernent à la cime ;

je parle bien peu des bourgeois,

et les aristos ne s’invitent

dans mes rimes où les Albigeois

avec les bûchers cohabitent !

 

C’est moi, le Poète d’en bas,

celui qui peint la vendangeuse

non pas avec des bas de soie

et la quincaillerie des précieuses,

mais sans fard et sans maquillage,

des bottes vertes au genou,

pigmentant notre paysage

de ce que la vie a de plus doux !

 

C’est moi, le poète d’en bas,

celui du cassoulet qui cloque

entre un grand cru du Minervois

et deux vers d’une verte époque…

celui qui a connu Alaric,

les chevaliers de Carcassonne,

Hugo, Delteil et Copernic,

et bu le muscat aux bonbonnes !

 

C’est moi, le poète d’en bas,

je ne versifie pas la guerre,

la peste ni le choléra,

ni toutes folies passagères,

mais j’aime faire chanter l’amour

l’après-midi, à tire d’aile,

et jeter des fleurs alentour

des couches de femmes infidèles !

 

C’est moi, le Poète d’en bas,

celui que les médias s’arrache…

raient s’ils voulaient faire un pas,

voir ce qu’il y a sous ma moustache,

voir ce qu’il est de notre temps

sous une plume réaliste

où la métaphore, en coulant,

se veut moins acerbe qu’altruiste !

 

Alors je viens à vous Madame,

ouvrez-moi la porte des cieux,

parlez donc de moi à Paname,

et précisez à ces Messieurs

que si c’est la croix occitane

qui embue encore leurs yeux…

un bouquet de thym en tisane

est apaisant et délicieux ;

 

Le vent n’est jamais bleu, le vent n’est jamais rose

le vent n’est jamais bleu – le vent n’est jamais rose…

 

En ce temps-là sous le café

était la télé communale ;

je ne veux pas rouvrir la malle

remplie d’étoiles surannées,

 

ni rouvrir mon âme aux regrets,

ni choisir entre deux époques,

ou deux amours, ou deux bicoques…

de tout il faut s’accommoder…

 

mais puisque deux bribes me reviennent

laissez-moi vous conter la chose ;

le vent n’est jamais bleu – le vent n’est jamais rose…

revenons aux choses anciennes.

 

Le conseil avait installé

la télé sur une étagère

fixée entre deux murs de pierres

et les vivats de l’assemblée ;

 

nous étions soixante au village,

et sur les deux rangées de banc

nous étions là soixante enfants

à boire les mêmes images !

 

Je revois encore, bouche bée,

des papillons dans le regard,

ces ménines 1 et ces vieux brisquards

que la vie avait martelés…

 

je les revois rire de bon cœur

en se trémoussant sur les planches

et se frottant le nez des manches,

unis en un simple bonheur…

 

 je les entends pester parfois,

je les revois lever le poing,

réagir à brûle-pourpoint

contre les menteurs de l’Etat…

 

je les revois encore au débat

suivant « Les Dossiers de l’écran 2 »

pesant la grive et l’ortolan

le plus naïvement qu’il soit !

 

le vent n’est jamais bleu – le vent n’est jamais rose…

 

Je me souviens des « Raisins verts »,

de « La Caméra invisible »…

des sautes d’humeur du fusible,

des fichus de la vieille Esther…

 

du « Palmarès de la Chanson 4 »,

comme de « Chef-d’œuvre en péril 5 »,

des réparties du brave Emile

et des rires fous de Gaston…

 

Je revois « La Piste aux Etoiles 3 »,

et les adieux de Jacques Brel 6 »…

la télé sur le maître-autel

et les fidèles autour du poêle…

 

je me souviens d’ « Au Théâtre ce soir 6 »…

du tintement des derniers verres,

des bises sous le réverbère,

des pas repartant dans le noir.

 

Puisque deux bribes me reviennent

laissez-moi vous conter la chose ;

le vent n’est jamais bleu – le vent n’est jamais rose…

on se perd dans les choses anciennes !

 

L’Emile acheta la télé

et ne revint plus à la salle ;

bientôt on ne vit plus ses châles,

Esther acheta la télé…

 

puis comme un virus qui se donne

par le désir ou la fierté

d’autres achetèrent la télé…

l’un au printemps, Gaston en automne…

 

une poignée encore pour Noël…

peu à peu la salle se vida.

La télé ? On la débrancha.

Ce jour-là on perdit le ciel !

 

Le vent n’est jamais bleu – le vent n’est jamais rose…

mais je vous ai conté ces choses…

bien qu’elles n’aient rien d’exceptionnel !

 

1: ménine : de l’occitan menina (grand-mère)
2 : Emissions TV 1967 
3 : Emissions TV 1964 
4 : Emissions TV 1965
5 : Emissions TV 1962 
6 : Concert J.Brel 1966 / Emissions TV 1966

 

Soixante-dix ans en partage

Tant de soleils ont tout blanchi,

tant de pluies ont tout lessivées,

tant de grêlons ont rebondi

sur les lames de nos parquets,

tant de gelées ont racorni

le bout de nos souliers ferrés,

tant de boutons d’or ont fleuri

sur nos rêves d’égalité…

 

tant de progrès en peu de temps,

tant de vitesse, tant de violence,

tant d’espoirs, tant de différends,

tant de baisers, tant de démence,

tant de fêtes et tant d’absents,

tant de chardons dans la balance,

tant de pierres, tant de chiendent,

tant de sueurs et de souffrances…

 

tant de musiques sont passées,

tant d’amis lointains sont venus,

tant de fricots ont mijoté,

tant de chocolats ont fondu

et tant de verres ont tinté,

tant d’embrassades de bienvenue,

tant de nappes blanches ont flotté

comme des drapeaux de salut…

 

tant de lundis gris et cassants,

tant de souches à la rangée

tant de « bofanèlas », de sarments,

tant de capelines ajustées

et tant de sourires brûlants,

tant de rouquettes à couper,

tant de raisins noirs et craquants,

tant de misère à supporter…

 

puis tant d’hivers et tant de bûches,

tant de langes épais étendus

sur de longs fils de fanfreluches,

tant de saucisse dépendue

et de pain volé à la huche,

tant de crucifix, de statues,

de laurier bénit et d’embuches,

tant de secrets dans le bahut…

 

tant de vendanges en chemisettes

tant de tombereaux attelés,

tant de biscuits et d’anisette

pour le repas sous le noyer,

tant d’anecdotes dans les assiettes,

d’abeilles dans les seaux sucrés,

tant de sécateurs, d’oreillettes

et de bonheur à partager…

 

et tant de valses pour lesquelles

nous avons couru à vélo

tant de chemins où la dentelle

coulait le long des caracos ;

au pédalier tant d’étincelles

et tant de frissons dans le dos,

non tant pour la fête charnelle

mais pour l’ivresse du tango !

 

Depuis nos jambes se sont tues,

on ne marche plus, on fait rouler,

et si notre monde exigu

de souvenirs est tapissé,

comme deux jeunes ingénus

on tue nos journées à s’aimer,

puis on sommeille confondus

en écoutant le vent chanter.

 

« bofanèlas » :   fagots de sarments de vigne en langue d’Oc.

 

Mon Pierre, as-tu trouvé la paix ?

Depuis que tu es parti, mon Pierre, en ces prairies

où tu voyais la paix fleurir sous chaque pas,

je n’ai pas pu prendre une seconde pour toi ;

pardonne-moi, tu sais la course de la vie !

 

As-tu fait bon voyage par les strates célestes…

ne t’es-tu pas perdu par ces voies encombrées…

as-tu trouvé l’endroit, la porte dérobée…

t’es-tu abonné à quelque autre palimpseste ?

 

Dis-moi, mon Pierre, dis, au creux de mon oreille,

est-ce conforme au moins à ce que tu espérais…

as-tu vu la Famille Divine… et Beaumarchais…

et les meubles sentent-ils la cire d’abeille ?

 

Nous avons tant et tant de fois, devant un verre,

croqué la philo et les olives ici-bas,

imaginé les nues remplies de nymphéas,

de vignes à longs doigts, de plantes fourragères

 

enguirlandées de pourpre et de jaune et de bleu…

et combattu l’absurde à coup de mots choisis,

et fait coulisser les verrous du Paradis ;

tu me manques, mon Pierre, sous mon ciel ténébreux !

 

Parfois, l’arc en ciel enjambe le Lauraguais

et les tuiles d’Alzonne scintillent sous la rosée ;

le soir, quand tous les autres sont devant la télé

le cul bien enfoncé et les neurones en biais,

 

je pense à toi, mon Pierre, et j’envie le grand jour

où devant un rosé, des olives à la main

 nous trinquerons encore à d’autres lendemains,

nous foutant pas mal du cours du topinambour !

 

Entité en goguette, si tu passes par-là

viens me joindre à la fête, je n’attends plus que ça !

pardonne-moi, tu sais la course de la vie,

je dois te laisser les emmerdes cognent à l’huis !

Si je peux me permettre

Ecris avec les yeux, écris avec le cœur, écris avec la peau,

ne cherche pas à versifier absolument ;

laisse les vieilles règles aux malheureux défunts !

ne compte les syllabes, il n’est là que foutaise ;

la musique n’est que le tempo de ta foi !

crée des codes qui te conviennent, des lois qui te soient propres !

écris seulement ce que ton âme te dicte,

cette pureté virginale qui bande ton esprit et fait frémir tes lèvres !

prends une feuille blanche, attache tes cheveux

pour que tes rideaux noirs ne bloquent la lumière,

et mets-toi à pleurer, à rire et à gueuler…

et tout en même temps ; écrire est une transe !

lentement pétris les mots, comme on pétrit la glaise,

comme on caresse un corps, avec délectation…

l’écriture poétique est une jouissance !

sois infidèle au sujet, va où l’inspiration te mène,

embrasse une idée et pose ton doigt sur l’autre

puis donne-toi aux nues et charge-toi d’extases…

alors tu ramèneras du ciel des fagots de lumière,

des bouffées de délires et la clé de toute béatitude !

ne cherche pas sur terre quelque illumination

et n’attends d’être triste ou gaie pour travailler ;

l’acte poétique vient naturellement

et se fout du roulis des sentiments qui passent !

lorsque l’instant poindra

tu verras un sanglot courir entre tes doigts,

puis un frisson remonter la joue et la tempe;

alors prends du papier, un stylo, une chaise,

lève le nez au ciel, plonge dans l’évanescent…

pour le reste, sois confiante… et attends !

L’Alzou

L’Alzou, c’est la rivière de ces jeunes années

où je craignais encore l’instit et le curé ;

où j’allais à vélo, à fond de pédalier,

le vent de Cers donnant des ailes à mes souliers.

 

Au pays du grenache, du thym, du gratte-cul,

du fenouil, du cyprès et des vieilles poilues,

l’Alzou coule toujours, détendue et limpide ;

en cinquante ans elle n’a pas pris une ride !

 

Je sais que l’anguille y chasse encore sous la berge,

que du cresson des bouquets de joncs bruns émergent,

et j’y vois appuyé, contre le tronc d’un saule,

mon petit vélo attelé à cent lucioles.

 

J’y vois des dragons dorés se prendre à mes pièges,

des bourres de peuplier se prendre pour de la neige,

et le soleil d’été chauffer la retenue

près du gué afin que l’on vint s’y baigner nu.

 

J’entends battre, sur des coquelicots bien mûrs,

le cœur d’une jeune brunette aux yeux d’azur

qui me couvrait alors de longs baisers fougueux

que les flots emmenaient insouciants et joyeux !

 

L’Alzou, c’est la rivière du fameux temps béni,

celui qui me forgea à l’enclume de la vie ;

l’Alzou, c’est un esprit ; celui de tous ces hommes

qui m’offrirent les reines d’une vie polychrome.

 

L’Alzou, c’est un trésor que je caresse quand

tout ce que je touche entre mes doigts fout le camp ;

comme en ces moments-ci, où tout va s’asphyxiant

par les gueules goulues de gras sables mouvants.

 

L’Alzou, c’est un fil de prénoms et de visages ;

à chacun son Alzou, chacun son paysage ;

à chacun son histoire, chacun son Paradis ;

à chacun son église… et chacun son parvis !

Alphabet d’une perturbation

Un, le bruit de la ville avalant goulument le hoquet des pigeons,

deux, les ballets de la pluie sur l’élasticité d’un extérieur fuligineux,

trois, le calme apparent d’un intérieur tranquille,

quatre, un chat lové dans un panier de château,

cinq, le vent jouant au cerceau dans les coursives…

et Nina, des arômes d’été sur des coussins d’automne.

 

Six, un paradis artificiel où domine le noir,

sept, un rai de soleil sur un faisceau de jour,

huit, la peau à nu du temps qui stoppe là sa course,

neuf, un univers tout neuf vernit l’immobilisme,

dix, la sueur coule sur les doigts longs de l’orage…

et Nina, des arômes d’été sur des coussins d’automne.

 

Onze, douze, treize et quatorze, la furie de la conjonction,

quinze, seize et dix-sept, le chant pantelant de l’orage qui s’exile,

dix-huit, les larmes de foudre à livre ouvert,

dix-neuf, je lis,

vingt, je pleure…

et Nina, des arômes d’été sur des coussins d’automne.

 

Vingt-et-un, le soleil lèche à nouveau les barreaux de la balustrade,

vingt-deux, la vie tape à la vitre, je n’ouvre pas,

vingt-trois, sur le livre ouvert perle un sanglot perdu,

vingt-quatre, le monde nouveau m’embrasse et disparaît,

vingt-cinq, Nina, mon rêve, court parmi les nuages…

vingt-six, l’hiver se love sur des coussins de deuil.

 

Silence

Un jour je partirai laissant mille poèmes

au cœur desquels j’aurai colorié ce que j’aime

et tout ce que je hais, ce que j’espère aussi ;

de tendres anecdotes qui pigmentent la vie.

 

Quelques uns, je le sais, viendront vous faire rire,

d’autres vous alerter, les derniers vous séduire ;

ceux qui chanteront les louanges de mon pays,

préservez-les, ils sont les larmes de mes nuits !

 

.. puis, rangez pêle-mêle le vrac sur l’étagère,

mais ne le brûlez pas car ce sont des prières

adressées au Bon Dieu comme aux anges du ciel ;

n’allez pas prendre mes recueils pour des missels !

 

Ma plume ne ressemble guère à celle d’Hugo

dont la richesse étincelait à chaque mot ;

mes rimes ne sont nées pour traverser le temps

si ce n’est trois mois sus à mon enterrement !

 

Toujours franc du collier, prêt à rentrer en piste,

j’ai fait ce que j’ai pu d’un plaisir égoïste ;

si j’ai charmé quelques-unes de vos soirées

je cueillais là le verbe mais jamais les lauriers…

 

je buvais vos sourires et votre main tendue.

Il a neigé, venté, gelé, puis il a plu,

les amis ont viré avec leurs joies, leurs peines,

seuls mes textes, fidèles, sont demeurés les mêmes…

 

et passent les saisons, et tournent les ombrages,

je signe Garrigou au bas de chaque page,

la pendule du salon s’est enfin arrêtée

et si c’était cela “l’heure de vérité“ ?

 

La pendule du salon s’est enfin arrêtée,

et si ce n’était là que “l’immortalité“ ?