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Thébaïde en Hautes-Corbières (2021)

       En ce temps-là tout changeait. Depuis longtemps les vieux avaient perdu leurs repères, les jeunes ne savaient guère s’ils étaient des garçons, des filles, ou les deux, dans les champs les ânes brayaient à la lune en plein jour et les chauves-souris chassaient en plein midi.

  Si je n’avais mis de point à cette fresque réaliste j’aurais pu rajouter que les fortes pluies succédaient sans malice aux épisodes de canicule, que chaque mégot jeté par une vitre de voiture provoquait irrémédiablement un feu de forêt, et que par conséquent les canadairs empruntaient davantage notre ciel que les palombes, les hirondelles et les grives musiciennes. La moindre pluie prenait rapidement du gosier et provoquait les pires catastrophes. Sans vouloir vous paraître plus pessimiste que cela, en ce temps-là la calotte glacière fondait à vue d’œil et les océans augmentaient de trois millions de tonnes d’eau par jour, soit le contenu de six piscines olympiques par seconde, ce qui provoquait une élévation du niveau des mers, juste pour deux-mille dix-neuf, de un millimètre quatre. Bien sûr la pandémie nous amenait chaque mois de nouveaux variants, les vaccinés s’insurgeaient contre les non-vaccinés, l’extrême gauche et l’extrême droite se mettaient sur le museau tous les samedis après-midi au gré des grandes avenues, comme au bon vieux temps où les partisans d’Arlette décollaient les affiches de ceux de Jean-Marie, et vice-versa. On avait fabriqué les black-blocks et on ne savait pas comment les contenir ! Dans cette chienlit on ne respectait même plus l’uniforme, et les violences commises contre les forces de l’ordre allaient crescendo. On ne pouvait plus flatter une fille dans la rue sans qu’elle ne porte plainte pour viol, on s’épiait entre voisins et se dénonçaient volontiers aux autorités compétentes. On était orgueilleux, envieux, inculte, jaloux, bête et méchant. Voilà.

 Il me serait bien difficile de mettre un point final à cette triste énumération sans vous parler de la culture en faillite, de l’économie totalement ruinée, de l’éducation laissée à vau-l’eau, autant sous sa forme familiale que scolaire d’ailleurs, du clergé sans réponses, et de la chanson reléguée au rang de mouture décousue avec ses nouvelles images ordonnées en syllabes dépourvues de sens et regroupées en rengaines totalement inaudibles. Les programmes de la télévision, censés divertir les familles ne proposaient plus que des séries sur le crime et la misère humaine sous toutes ses formes. Le gouvernement, incapable de ramener l’ordre dans cet immense foutoir, galvanisait plutôt les foules et tirait à boulets-rouges sur ses détracteurs. Du fait, sciemment ou inconsciemment, il attisait la haine et semblait ne pas s’en apercevoir !

 Il devait bien y avoir une sortie de crise, comme toujours, mais elle ne pointait pas encore le bout de son nez. Les gens non plus d’ailleurs, car tous allaient masqués que ce soit par conviction ou par obligation et il fallait montrer patte blanche dès que l’on sortait de chez soi. Pour cela on avait inventé un QR code qui attestait de votre bonne santé. On commençait à rouméguer dans les chaumières et à décrocher le fusil du grand-père pendu à la porte de la cave, au cas où ! Je vous l’ai dit en ce temps-là tout changeait et même les progressistes se laissaient aller à dire qu’« avant tout était mieux ! »

 Passéisme, d’ailleurs, dont le poète latin Horace témoignait déjà il y a presque deux-mille ans, dans son Art poétique : « Mille incommodités assiègent le vieillard… Quinteux, râleur, vantant le temps passé, quand il était gosse, toujours à censurer les jeunes…« . On pourrait aussi citer celui de Valérius Caton dans ses Poetae Minores : « Est-ce ma faute si nous n’en sommes plus à l’âge d’or ? Il m’aurait mieux valu naître alors que la Nature était plus clémente. Ô sort cruel qui m’a fait venir trop tard, fils d’une race déshéritée ! », ou encore le passéisme des lamentations de Juvénal, dans ses Satires : « Déjà du temps d’Homère notre race baissait. La terre ne nourrit plus aujourd’hui que des hommes méchants et chétifs ».

 Tant la mécanique était grippée quelque chose allait péter, inévitablement. Peut-être faudrait-il couper à nouveau quelques têtes, comme « avant », pour repartir sur de nouvelles bases ? Etait-ce inévitable ? On le fit bien au XIVème sous la révolte des Jacques, sous les rustauds du XVIème, sous les croquants du Quercy, les lustucrus de Dijon, les bonnets rouges, et les va-nu-pieds de la baie du Mont-Saint-Michel au XVIIème, les sans-culottes au XVIIIème, et pendant la guerre des farines, et pendant la révolution-française, et au XIXème pendant les émeutes des canuts Lyonnais… et les poujadistes des années cinquante, les étudiants de soixante-huit, les gilets jaunes et tant d’autres encore ?

 Ainsi ce fut tout au long de notre histoire, et pourtant nous savions bien, par Nietzche, que l’homme ne tire jamais les enseignements de ses erreurs passées ! Certes, couper des têtes serait probablement trop radical aujourd’hui !

 En ce temps-là, ère moderne, on ne faisait plus passer les manifestants pour des révolutionnaires mais on les affublait du label de « complotistes ». Bien évidemment toutes les victimes de la propagande gouvernementale et les sans idées leur criaient dessus convaincus que tous ces émeutiers étaient dangereux pour leur santé et l’avenir du pays. Les bien-pensants avaient même envisagé d’envoyer ces nouveaux révolutionnaires dans l’espace sur quelque planète où il ferait bon vivre et on emmènerait avec eux les déchets dont on ne savait que faire sur terre, et tous ceux qui coûtaient horriblement cher à la société, j’entends les prisonniers, les chômeurs, les vieux, les obèses et autres égrotants de toutes sortes. D’ailleurs, quelques vols emmenant de simples quidams, sur le plan physique je veux dire et non sur le plan financier, avaient déjà eu lieu, et, ma foi, ils étaient rentrés sains et saufs. On savait que sur la lune la nature ne nous était guère hospitalière, on était donc allé voir sur Mars et je ne sais où encore mais on finirait bien par trouver une espèce de léproserie interstellaire adéquate l’un de ces quatre. Alors on rebâtirait ici une nation avec des gens bien comme il faut ; c’est en tout cas ce que beaucoup croyaient, sciemment ou inconsciemment… et bien évidemment sans jamais avoir cherché à étudier l’histoire et à lire entre les lignes de Nietzche. Sans vouloir brosser un tableau aussi noir que le nouveau tableau de l’école primaire du village, nous en étions à peu près là.

 Alors, bien entendu, la vie ne manquant de ressources pour ouvrir quelques-unes de ses portes sur des prés toujours plus verts, d’aucuns trouvèrent d’originaux subterfuges. Certains se mirent à la musique, à la lecture ou à l’écriture, d’autres, tournés vers la communauté devinrent moines ou zadistes, d’autres prirent une maîtresse, d’autre encore, moralement et financièrement à bout, choisirent d’en terminer avec la vie terrestre, quand de plus optimistes tentèrent les chemins de Saint-Jacques. Il y en avait pour tous les goûts du corps et de l’esprit.

 Si ce procès-verbal vous paraît exagéré ou incomplet comprenez qu’il n’est là que dans le souci d’expliquer l’état d’esprit dans lequel « IL » se trouve. « IL », c’est lui, c’est mon ami, qui, ne supportant plus les fléaux de la société a choisi de lever le camp ; temporairement.

 Il ne péta pas la goupille comme le firent entendre certains, mais il décida simplement de changer de vie. Il trouva pour l’instant plus simple de prendre un baluchon réduit à sa plus simple expression, ses papiers, un peu de monnaie, son courage à deux mains et de partir par la route de Monze ; droit devant ! Ce qu’il fit à sept heures du matin.

 Lorsqu’il passa devant les bufflonnes de Pradelles, tant son esprit cherchait quelque sente spirituelle il ne remarqua même pas le troupeau et ne lui accorda le moindre regard. Qu’allait-il chercher vers cet océan de garrigues cathares, au travers de ces vagues d’herbes folles et ces vaisseaux de pierre ? Le fait est qu’il n’aurait bientôt plus pied. Tant que le vent de Cers le pousserait vers ses horizons de délires il poursuivrait ; ensuite il verrait bien.

 Il passa la première nuit au bord de la rivière, quelques centaines de mètres avant l’entrée du village de Labastide-en-Val. Il essaya tant d’équilibrer la balance entre le plateau de ses démons et celui de ses aspirations qu’il s’endormit bien après qu’une chouette cessa d’hululer derrière le moulin. Pour l’instant l’équilibre était impossible tant moultes images contradictoires occupaient son esprit. Pourtant, alentour, la vie s’offrait en une paisibilité bien ordonnée. L’air, joueur, faisait frémir les feuilles des peupliers argentés depuis lesquels quelques martins-pêcheurs pistaient des enfilades de verrons. On entendait de temps à autres quelque anguille crapoter en surface, et une poignée de canetons jacassiers se poursuivre entre les roseaux. Une famille de hérisson se défit même rapidement des restes de son maigre repas alors que ses rêves et ses cauchemars chevauchaient sa nuit. Il ne s’aperçut de rien.

 La balance toujours chargée de fourberies inutiles il s’éveilla bien bougon. Il traversa Labastide sans un regard, sans un bonjour, sans la moindre politesse élémentaire et prit la route de la montagne de Lacamp. Tous durent le prendre pour un fou. En arrivant au sommet du col de la Garoullière il croisa quelques bonhommes qui chassaient le sanglier depuis le bord de la route. L’air, maintenant plus frais, avait enfin délié sa langue, aussi, lorsque les chasseurs, les chiens et les sangliers morts lui demandèrent où il se rendait ainsi il répondit plaisamment qu’il ne le savait pas encore mais que chemin faisant son itinéraire se dessinerait plus clairement. Ils partagèrent une rasade de vin rosé avec ce voyageur peu banal. Une tendre caresse aux chiens, puis il leur tourna le dos et disparut dans les méandres de la route. Jamais un vagabond n’empruntait cette route car elle n’offrait ni la pitance ni la cosette et n’était en aucun cas répertoriée comme un possible raccourci. D’ailleurs il n’avait même pas l’air d’un vagabond ! Des chênes et des buis courraient sur les talus, des feuilles dorées traversaient la route en dansant et jouant à saute-mouton, des chardons bleus et blancs pigmentaient ses pensées, et de l’angle d’un champ, à quelques pas de lui, trois chevreuils le regardaient venir sans frémir. La chanson de Delteil versait à ses oreilles les douceurs surréalistes de l’héritage local mais il n’était pas encore apte à les apprécier. Il ne sentait pas, non plus, le parfum des couderles et des pieds-de-mouton qui baignaient le chemin en vagues successives de sucres et d’épices, mais il surprit son sourire à soulever incognito sa lippe complice.

 En arrivant à Clermont-sur-Lauquet il demanda à voir l’église Saint-Loup de Sens construite au XIème siècle et dont l’ornementation est d’art lombard. La visite d’églises n’étant pas habituellement son hobby, n’allez pas en conclure qu’il opérait alors quelque mutation spirituelle ! La curiosité, probablement. Il traversa le village de vingt-huit âmes, longea une haie de buis taillés en art topiaire qui suivait la rivière, et, au croisement, s’embarqua sur la route de Vignevieille. Il marcha jusqu’à la tombée de la nuit puis posa son baluchon sur les hauteurs de la route où un superbe point de vue transportait son regard jusqu’à la Montagne Noire sur laquelle le soleil posait alors ses ailes rougeoyantes. A l’abri d’une pile de bois, sur un tapis d’herbe rase que le vent de Lairière ne pouvait conquérir, il s’adossa au temps passé et commença à faire le tri entre les chants ensorcelants de ses démons. La fatigue ayant entamé son œuvre positive, ses alcools cérébraux commencèrent à se diluer. La nuit lui permit d’avoir des réflexions sur sa propre personne, sur sa manière de vivre et de trouver des éléments pour l’améliorer. Cela-dit, sa vie, son œuvre, ses idées, sa condition, son environnement proche n’étaient en cause mais il devait sortir au plus vite de cet état de stress dans lequel la société l’avait plongé. Il fuyait le discours récurrent, négatif et dirigé des médias qui sonnait faux à son oreille, la violence ahurissante des gens, leur intolérance, sans parler de cette dictature qui s’installait et dont il ne voulait pour rien au monde ! Si partir avait été la première étape, l’acceptation et la reconstruction personnelle en seraient les suivantes ! Son implication au service des autres viendrait après, peut-être… et le bonheur finirait par briller un jour !

 Ce fut un geai qui le sortit de son sommeil en criant hardiment depuis la branche de châtaigner qu’il quittait à toute hâte. Le bois empilé sentait la résine de pin et bon nombre d’insectes semblaient s’en délecter. Un bruit soudain dans les hautes herbes le fit tressaillir, puis il aperçut, plongeant dans le talus voisin, un magnifique blaireau d’au moins soixante-dix centimètres de long. Pour la première fois depuis deux jours il goûta à la paix, but le soleil, huma le vent et s’étira comme s’il avait dormi quinze jours de file. Il semblait en harmonie avec lui-même et le monde qui l’entourait. Le tri entre ses idées serait maintenant plus facile à réaliser. Une amorce positive commençait à pointer. Une faim de loup le saisit, alors il se mit en route en quête d’une bonne boulangerie qui saurait le réconcilier avec la vie.

 Pas de boulangerie dans les environs, mais du pain il en trouva chez une vieille femme de Termes. Pain avec lequel il épongea une demi-douzaine d’œufs à la poêle, le jus de trois tomates et le confit de deux échalotes attrapées du côté de la queue. La brave femme se plaisait à le voir manger et lui sortit pratiquement tout ce qu’elle avait en stock et Dieu sait si on a du stock en ces contrées reculées ! Elle lui laissa le fauteuil jusqu’au moins quatre heures de l’après-midi, d’où il émergea heureux mais plus honteux encore que s’il avait volé la canne à un aveugle ! L’aïeule, particulièrement affable, satisfaite de voir que son hôte était rassasié voulut savoir le pourquoi et le comment de sa venue, mais également le qui, le quoi, le où… en fait elle le confessa en bonne et due forme. Le curé du village n’aurait assurément pas fait mieux ! Elle n’avait guère de visites, elle n’allait donc pas rater l’occasion de papoter ! Il se prêta au jeu en ne livrant à sa confesseresse que le fond du problème. Il avait fui la société, pour l’instant, et ne rentrerait au bercail qu’après avoir trouvé quelque sagesse qui le délivrerait de ses maux. Elle tînt à le garder trois jours et il n’osa pas refuser. Elle avait bien compris, et elle savait. Elle savait quoi ? Motus et bouche cousue !

 Elle commença à parler avec lui après le repas du soir et les oreillettes qu’ils avaient faites ensemble. Elle avait pris beaucoup de plaisir à le voir s’investir pendant la réalisation du dessert et avait vite repéré qu’il ne venait pas de si loin que cela et que l’abîme dans lequel il était tombé n’était pas si profond ! Elle le pétasserait grossièrement et il recouvrerait la sagesse, tout seul, un de ces quatre, au pied d’un buisson au cœur de ces Hautes-Corbières. Pour la première soirée elle se contenta de lui demander, pour qu’il en ait pleine conscience, ce qui le rendait heureux, ce qui lui donnait la joie de vivre, ce qui le poussait à respirer à plein nez, parce que là est bien l’essence même de l’être ! Elle poussa également le vice à lui demander de dépeindre ses qualités et ses défauts. Mais comme les allégories de son cheminement embuaient ses yeux elle lui proposa alors de dormir et le logea dans une petite maisonnette attenante à la sienne, où, jadis, un certain Bélibaste, en compagnie de Pierre Clergue, curé hérétique, avait séjourné trois jours et trois nuits.

 A l’extérieur la nuit fut fortement étoilée car nulle pollution ne vient ici ternir le paysage, à l’intérieur la nuit fut lourde et profonde. Une paire de coqs se chargèrent du réveil dès six heures. A la campagne les coqs sont matinaux ; les vieux plus encore ! Aussi lorsqu’il mit le nez dehors l’aïeule était déjà sur la brèche. L’âne était pansé, les chèvres également, les poules jacassaient autant que les oies… et l’aïeule avait le sourire des grands jours. Elle avait quand même gardé sous le coude quelques menus travaux qu’il ferait volontiers en échange de l’hospitalité. Le jardin notamment. Midi arriva rapidement, et deux heures avant le soleil ! Nous sommes particulièrement forts en Europe et capables de réaliser de telles prouesses ! Lorsque le soleil fut au zénith il était déjà deux heures de l’après-midi, aussi, avant la sieste, elle aiguilla discrètement la discussion sur les sujets de la veille.

 Après avoir identifié ses défauts les plus importants elle fit parler son hôte de ses passions, de son métier et de ce qu’il aimerait faire en rentrant chez lui puisqu’il avait fui son ordinaire ! Ils échafaudèrent ensuite sur les contraintes du temps et de l’argent… et ce fut l’heure de lui apprendre la fabrication du millas, cette spécialité de l’Aude et des Pyrénées-Orientales toutes proches. Il adora cet exercice sans autre forme de procès. Il se révéla d’ailleurs particulièrement doué.

 Pendant le repas du soir elle ne parla que d’elle. Elle expliqua qu’elle soignait les gens avec des plantes et connaissait toutes les formules qui guérissaient le corps, l’âme et l’esprit. Beaucoup venaient la consulter ! Il se doutait bien que cette femme à part détenait quelques secrets, de ces secrets que l’on attribuait jadis aux sorcières ! Comme il appréciait sa compagnie et qu’elle lui était particulièrement obligeante il ne chercha pas à en savoir davantage. L’air qu’il respirait, le millas qu’il mangeait, la liqueur de vin qu’il buvait, les mouches empéguées sur le ruban adhésif pendu au-dessus de la table et la souris qui allait et venait entre ses pieds à la barbe du chat parlaient pour lui. Les bûches, pour la petite flambée du soir, crépitaient bizarrement, comme si elles se murmuraient quelque chose à l’oreille, et la fumée s’élevant vers le canon de la cheminée dansait sous l’apparence d’heureux spectres enlacés. A part ça tout était normal. Il pensait même qu’elle se livrait à quelque jeu pour l’impressionner. Amusé il ne releva pas ces anormalités. En allant se coucher un froissement dans les arbres le fit sursauter et la lune attira son regard. Certainement un sanglier ou un chevreuil derrière les arbres, mais en levant les yeux pour contempler la lune il vit un instant qu’elle portait des lunettes et qu’elle lui faisait un clin d’œil… et la seconde suivante plus rien ! Il se mit à rire mais ferma sa porte à double tour.

 Au matin du troisième jour la paire de coq chanta trois fois, à six heures, et l’aïeule était déjà sur la brèche. L’âne était pansé, les chèvres également, les poules jacassaient autant que les oies… et l’aïeule avait le sourire des grands jours. Comme vous pouvez vous en rendre compte à la campagne les choses sont immuables ! Cette matinée-là était réservée à la promenade et le panier du pique-nique était déjà garni des restes du millas, d’un saucisson, de quatre tomates et d’un oignon, d’un bol de prunes bleues, d’un fromage de chèvre et d’une bouteille de vin qu’elle venait de tirer de la barrique. Ils allaient marcher au bord de la rivière.

 Tout en longeant les roseaux il percevait comme des voix suaves de femmes qui s’élevaient des eaux mais il ne voyait personne. Alors il en parla à l’aïeule qui lui demanda de ne pas y prêter garde, qu’il s’agissait de mitounes qui sont des fées vivant dans le fond des rivières des Corbières, mais auxquelles plus personne ne croit aujourd’hui et dont l’existence est reléguée au seul mot de légende. Elle se mit à rire tendrement et ils reprirent le chemin. Elle lui demanda ce qu’il en pensait réellement. Elle voulait avoir son point de vue sur cette étrangeté comme elle voulait qu’il libère également toutes ces choses enfouies dans son cœur qui l’empêchaient de se sentir libre ! Qu’est-ce qu’il n’avait jamais osé dire et faire pour libérer son âme ? Au cœur de ce paysage à l’écart de toute civilisation, et en sa présence, il devait prendre son courage à deux mains et parler sans tabou ! Il était différent d’elle ; elle était différente de lui, ils s’écoutaient et se respectaient ; les mitounes existaient réellement et la lune était capable de faire un clin d’œil à qui elle le souhaitait !

 Lorsqu’ils eurent fini de parler le soleil commença à décliner. Sur un gros rocher surplombant la rivière un cerf en majesté contemplait son territoire. Lorsqu’ils sortirent du sous-bois il avoua à l’aïeule qu’effectivement plusieurs entendements semblaient se superposer comme s’il s’agissait là de mondes parallèles. Il avoua, comme penaud, qu’il ne s’était guère penché sur l’irrationnel jusque-là et que la vie qu’il menait ailleurs était à l’image binaire des autres hommes. Celle qu’il découvrait ici paraissait infiniment plus simple et plus colorée ! Elle se contenta d’acquiescer sans autres fioritures. Cela suffisait pour cette dernière journée passés ensemble mais en rajoutant une bûche au feu, le dos tourné elle expliqua que chacun voit les choses de sa propre manière, conformément à son éthique et aux principes qui régissent sa vie. Elle embraya rapidement sur la tolérance et la paix puis le laissant à ses songes elle alla se coucher. Sa part de travail était terminée. Lui, parachèverait son œuvre les jours suivants en marchant. Une poignée de jours lui suffiraient ; alors il aurait trouvé la porte de la sagesse et de paix. Il n’aurait qu’à la passer dans le bon sens.

 Ils avaient prévu de déjeuner ensemble mais elle n’était pas là. Il la chercha partout, l’appela au poulailler, au jardin, à l’étable et alla même au bord de la rivière. Elle ne répondit pas. Pas d’aïeule et pas de mitoune ; il revint. Il s’assit à la table au-dessus de laquelle d’autres mouches avaient rejoint leurs camarades sur le ruban adhésif. Il comprit qu’elle ne ressurgirait plus avant son départ. Il coupa trois tartines de la grosse miche de seigle qu’il beurra soigneusement, il avala son café et se mit à pleurer en passant la porte. Il appela une nouvelle fois, au cas où, mais aucun écho ne lui revint ; la gorge serrée il partit.

 Il ne décrocha pas la mâchoire jusqu’au soir où il salua deux cantonniers, qui, en prévision de la prochaine pluie, ouvraient des passages sur les bas-côtés de la route de Félines-Termenès. La veille, l’aïeule avait mis l’accent sur le fait que comme lui les autres gens poursuivent aussi sans relâche leur quête du bonheur, mais suivant d’autres besoins, d’autres envies et d’autres choix que les siens. Il avait parfaitement compris, il savait, mais depuis qu’il s’était mis en route, ce matin, bien des hypotyposes déroulaient en son esprit leurs scénarios les plus fous. Il aurait dû plus souvent se mettre à leur place pour mieux les comprendre, et c’est tout ! Se remettre en question, sans cesse et toujours ! Maintenant il tenait un bout de la ficelle, l’autre ne devait pas être bien loin mais il ne le possédait pas encore. Et s’il n’était pas né dans cette famille, et s’il avait manqué de nourriture, et s’il avait eu des enfants, et s’il avait galéré davantage, et s’il avait connu le handicap, la drogue, la violence… ou l’exil forcé… et si, et si ?

 Il se posa enfin entre Félines et Laroque-de-Fa en contrebas d’un tournant qui lui offrait un magnifique panorama sur les Hautes-Corbières environnantes. Dans la nuit le vent avait tourné et venait maintenant de la mer. Deux oliviers charnus au milieu de chênes kermès le protégeaient des rafales, et ce tapis d’herbes sèches tapissé de liserons ferait une couche parfaite.

 Bien entendu il ne devait plus rester coincé sur les mêmes blocages et devait avancer ! Il ressentait maintenant naître en lui une force nouvelle, une démarche positive à laquelle il allait se tenir ! Que la société aille comme elle le voudrait, lui était armé, et bien armé pour faire face, pour s’insérer dans le trafic et poursuivre sa quête absolue du bonheur ! Tant de nouveaux objectifs coloraient l’instant présent il s’endormit bien tard. Morphée vint le cueillir à l’heure où les étoiles filantes s’étiolaient peu à peu et l’emmena vraisemblablement vers des territoires enchanteurs. Il semblait avoir trouvé la paix intérieure.

 Alors qu’il émergeait peu à peu de ces terres heureuses un renard passa à ses pieds. Il le contempla sans bouger. Une buse miaula à la cime d’un chêne. Le soleil déposa quelques rayons sur les liserons de sa couche et l’air marin les faisaient danser. La vie était calme et magnifique. Il aurait alors voulu que l’aïeule fut à ses côtés ; qu’aurait-elle à lui enseigner aujourd’hui ? Il hésita longuement entre rentrer et poursuivre. Le repos qu’il s’était accordé avait été nécessaire à sa santé. Le chemin qu’il avait choisi était une sorte de thébaïde confortable, une retraite hors monastère ! Les verbes qui résumeraient le mieux les raisons de son départ précipité ne seraient fuir, en aucun cas, mais plutôt : s’éclipser, se soustraire, s’évader, s’éloigner, se libérer ! Se refuser conviendrait davantage… et revenir une fois la paix atteinte !

 Il était désormais convaincu que ses bonnes résolutions seraient à présent son moteur. Accordant à autrui sa vrai valeur il irait à sa guise, accepterait volontiers son sort et saurait éliminer son stress chaque fois qu’il le faudrait. Il se leva donc du bon pied. Il coupa un brin de fenouil à la cime d’un plant et le mit à la lippe. Tout en le mâchouillant il récupéra sa vieille veste de jean posée sur un énorme ciste rose et pris la route.

 Il était bien là le buisson de la sagesse, sur le bas-côté de la route, entre Félines et Laroque-de-Fa… et c’était un magnifique ciste rose ! Bien entendu il n’en eut conscience et partit en sifflotant. Au second croisement il tourna à droite et monta vers Davejean mais le besoin d’avancer à l’aveuglette n’était plus aussi fort. A présent la nécessité de rentrer au bercail était la plus forte ! Les siens lui manquaient. Il avait tant de choses à dire, à faire et à aimer… tant de gens à aimer aussi ! Chaque pas lui coûtait ! Il termina le saucisson, l’oignon, le croûton de pain et les gâteaux sur un talus à la cime du col Saint-Martin. Ses forces physiques étaient là mais il n’avait pas les forces mentales pour pousser jusqu’à Davejean, tout proche. Son esprit avait quitté l’endroit et sa nouvelle vie commençait déjà, là-bas, chez lui ! Il verrait peut-être la place de l’Ayral une prochaine fois, et ne demanderait cette fois-ci à visiter l’église Saint-Saturnin !

 Lorsque mon téléphone sonna j’étais en train de terminer la mise en forme d’un poème et je réponds rarement lorsque j’écris. Pour une fois je fis une exception et c’était lui. Je devais aller le chercher sur le champ… enfin… si j’avais le temps, et il se trouvait non loin de Davejean. Je le verrai sur le bord de la route, et même s’il n’était pas rasé de près depuis de longs kilomètres je le reconnaîtrai sans problème ! Je m’exécutais dans la minute. Tournant après tournant, ainsi vont les routes des Corbières, je fus somme toute rapidement auprès de lui. Bien qu’il se trouva tout neuf, pour moi ce fut le même ! Bien sûr il ne me tint pas au courant de son cheminement. Il me parla beaucoup d’une vieille femme de Termes et me demanda à plusieurs reprises si je pourrais, d’ici quelques temps, l’accompagner chez elle car il tenait à me la présenter ! Il semblait avoir beaucoup d’affection pour elle. Je ne voulus pas être indiscret ; il me raconterait leurs attaches plus tard. Je le sentis fatigué et fis un peu d’humour pour tuer le temps. Nous rentrâmes.

 Il fallut une bonne huitaine de jours avant que sa langue ne se délie. Alors je compris quelle avait été sa démarche et qui était l’aïeule de Termes. Bien entendu nous programmions sa visite rapidement.

 Lui, laissa la société à ses maux, à ses commentaires, à ses certitudes et ses anachronismes, et reprit rapidement goût à la vie. Il semblait évoluer dans un bonheur simple et paisible. J’en vins à m’excuser de n’avoir pas su déceler son mal-être ! Certainement que depuis le début de la pandémie mon esprit aussi avait été encrassé et analysait la situation de manière incorrecte, mais je n’avais jamais ressenti le besoin de partir ; je comprenais cependant.

 Après le petit déjeuner nous partirons pour Termes où l’aïeule nous attend. Ni elle, ni lui, ni moi n’avons apparemment dormi de la nuit. Que la vie est étrange ! Mais de quelle vie, de quel entendement parlons-nous ?