Depuis que l’on avait élu François-André-Joseph Balthazar 1 à la présidence de la République, il y a trois ans, la France connaissait la dégringolade la plus vertigineuse de son histoire. Très tôt les coups de trique résonnaient dans les rues et l’on vous enfermait si vous étiez du mauvais côté de la barrière. On employait sans ménagement la manière radicale pour faire taire les individus indociles ! On ne comptait plus le nombre de personnes torturées, violées, spoliées de leurs biens, comme on ne mesurait plus l’esclavagisme qui régnait. François-André-Joseph Balthazar et ses sbires exerçaient tous les pouvoirs de façon absolue. Les lois, les institutions, les somnolences des députés et l’avis des sénateurs n’étaient que de lointains souvenirs. Si dans l’antiquité on l’aurait qualifié de tyran, ou de despote sous l’ancien régime, bien loin encore de la description du despote tel que l’entendait Montesquieu dans De l’esprit des lois, François-André-Joseph Balthazar n’était qu’un abominable individu, un salop de la pire espèce ! Bien entendu les libertés de réunion, de religion et de la presse n’étaient qu’images anciennes, tout comme les divertissements télévisuels et la culture en général. François-André-Joseph Balthazar, d’un caractère narcissique ne vénérait que le culte de sa personnalité. Il n’avait jamais entendu parler des Droits de l’Homme et n’envisageait aucune élection démocratique. La police et l’armée étaient à sa botte, l’enseignement n’était plus dispensé, juste une propagande continue pro Balthasar courait les ondes. Seules la corruption et la mafia avaient cours dans le pays. L’économie s’était totalement effondrée en trois ans. La misère et l’oppression frappaient à chaque porte. Balthasar avait infiltré d’impitoyables agents dans tous les rouages de la société, aussi, d’est en ouest, du nord au sud la peur était omniprésente. La machine dictatoriale avait dévoré la dignité humaine. Les intellectuels et les politiques intègres étaient réduits à néant et tout le monde courbait l’échine. Comme de bien entendu on se battait dans les rues et n’ayant rien à manger on se volait entre voisins. Chaque ethnie se recroquevillait sur elle-même, la drogue et les armes étaient devenues monnaie courante et le printemps ne donnait aucun signe de vie.
Faute d’essence les bateaux ne quittaient plus les ports, les voitures et les bus ne quittaient plus les garages et Bruxelles demeurait muette. Comme il n’y avait plus d’argent pour acheter du fourrage les vaches maigres broutaient les derniers arpents de terre fertile et Bruxelles demeurait muette. Comme il était impossible de se procurer des matériaux de construction tous les chantiers étaient arrêtés et Bruxelles demeurait muette. Les marins pêcheurs avaient pendu leurs bottes aux portiques des chalutiers, leurs cirés aux barres et Bruxelles demeurait muette. Le chômage non rémunéré était donc devenu l’activité principale des français et Bruxelles demeurait muette. Le travail domestique vivait de troc, les bouquins d’intelligence artificielle et de sciences cognitives dormaient sur les bureaux et Bruxelles demeurait muette. L’écologie n’avait plus cours, les poubelles s’entassaient, les rats grouillaient, la valetaille quittait le navire par milliers et Bruxelles demeurait muette !
Là-haut, quelque part entre Arques et Bugarach, son troupeau de vaches décimé par le manque d’eau, de nourriture et les dernières taxes prélevées par les collecteurs de François-André-Joseph Balthazar, Anatole prit une décision. Il avait entendu dire que là-bas, en Syrie, on vivait bien ; enfin, on vivait mieux ! Le peu de nouvelles que l’on avait de ceux qui étaient déjà partis étaient rassurantes ; après tout pourquoi ne pas tenter l’aventure ?
On disait que la petite somme d’argent que l’on vous remettait en arrivant était suffisante pour trouver un toit pour quelques jours, ce qui permettait de chercher rapidement un travail, car il se sifflait que là-bas on manquait apparemment de bras ! Lui, Anatole, spécialiste de l’élevage, trouverait facilement un emploi dans lequel il pourrait mettre ses compétences au service de l’agriculture ! Il se disait aussi, de bouche à oreille, que d’autres français avaient intégré des équipes dans l’artisanat, les télécommunications ou le commerce ! Certes, la Syrie n’était pas l’eldorado, mais elle s’en rapprochait ! Avec l’argent alors gagné, Eloïse, son épouse, n’aurait plus à travailler.
Anatole avait entendu que s’il arrivait à la métropole d’Alep, qui fut l’une des plus vieille ville du monde constamment habitée depuis le VIème millénaire avant JC, à mi-chemin entre la Méditerranée et la Mésopotamie, la route de la soie le bercerait d’infinies richesses ! Il y connaîtrait des couleurs et des parfums insoupçonnables ! Eloïse laisserait enfin le tablier à traire pendu à son clou et se vêtirait d’une robe traditionnelle rouge carmen, en soie, ou d’une gandoura superbement brodée ! Ha, qu’elle serait élégante ; une fois ! Et ces sept ou huit carrés de savon bruns à l’huile de baie de laurier, estampillés Pur Savon d’Alep, que sa mère avait empilés sur une étagère du grenier après la guerre, en verrait-il la fabrication là-bas ?
Si, par contre, d’un autre bateau il débarquait plutôt à Homs il y chercherait certainement quelque statue d’Héliodore d’Emèse, Emèse étant l’ancien nom de Homs et Héliodore un écrivain syrien de langue grecque y ayant vécu au III ou IVème siècle. Héliodore avait écrit les Ethiopiques qui content d’une manière sublime l’amour et la fidélité entre Théagène et Chariclée. Vous savez, souvent par le biais de guerres ou de voyages fantastiques, au fond d’un improbable grenier on retrouve dans une vieille malle quelques livres anciens qui sentent autant la poussière que le merveilleux ! C’est ainsi qu’Anatole découvrit un jour cinq livres des Ethiopiques, qui en comptent dix, au pied d’une poutre, près du passage qui relie le haut de l’étable et les combles de sa maison. Les soirs d’hiver étant particulièrement longs et rudes dans les Hautes Corbières, la grasse flambée du soir vous invite à vous évader avant d’aller vous coucher. Anatole, du bout des doigts ouvrit le premier livre et prit rapidement goût à l’histoire. On peut être un agreste fermier et aimer la littérature ancienne, non ? Ceci-dit, se contentant des livres qu’il possédait il n’avait jamais cherché à se procurer les cinq autres ; la suite il l’avait seulement imaginée, fleurie et parfumée, comme on sait le faire au pays des cathares et du grenache vieux !
Si comme Fernand, un ami qui était parti de Sougraigne à la fin de l’année précédente, son premier pas en Syrie le conduisait à Damas, la capitale, surnommée la ville du jasmin, il se gorgerait d’une douceur de vivre incomparable ! Bras-dessus bras-dessous avec Eloïse ils pourraient déambuler dans ces ruelles couvertes bordées de boutiques ! Cela fait bien des années qu’Eloïse n’a pas fait quelques emplettes à Carcassonne ou Perpignan ! Ils iraient visiter la Mosquée des Omeyyades, le Palais Azim ou le Caravansérail Kahn Assad Pacha ! Vous imaginez, eux dont le quotidien n’était fait que de prés, de clôtures, de bois de chênes, d’une mare remplie de boue et de musqués, de vaches et de fumier et de coqs chantant à toute heure ! Et puis Fernand les recevrait, il les guiderait ! Et peut-être que pour fêter leurs retrouvailles ils dégusteraient ensemble la fétté, ou un kibbeh, ou des koussa mehchi, ces courgettes farcies de viande hachée, de persil, de pignons et cuites dans une sauce au yaourt, ou une autre sauce de verjus ou de tamarin… ha, elles sont où les courgettes d’Eloïse, hein ? Elles sont où les courgettes d’entre Arques et Bugarach ?
Avant de prendre sa décision Anatole avait longuement mûri leur voyage. Certes ils pouvaient faire comme les autres, entrer dans le gigantesque serpent de l’exode, et suivre ! Mais il avait étudié l’itinéraire au préalable et s’ils le pouvaient ils iraient à Deir ez-Zor qui est une ville agricole prospère, essentiellement dans le coton et le blé. Les terres qui longent l’Euphrate sont là-bas particulièrement fertiles ! Peut-être descendraient-il jusqu’à Abou Kamal où l’élevage est l’activité principale ? Ils verraient bien !
De toute manière ils verraient bien à mesure. Anatole était tout à fait conscient que beaucoup n’atteignaient malheureusement pas les côtes syriennes, mais la vie en France était devenue totalement impossible ; alors ils partiraient, heureux ou pas !
Cela faisait plusieurs jours qu’il faisait le tour de ses terres. Il humait les brumes matinales qui montaient depuis Maury et se dissipaient sur le coup des dix heures sur la cime des arbres de l’abbaye Sainte-Marie de Rieunette, et il pleurait. L’étable était vide, les champs étaient secs, le frigidaire était vide, le compte était à sec. Les tilleuls de l’allée étaient gras comme des ventres de jars mais qu’en avait-il à faire ? La mare était sans eau, les grenouilles n’y chantaient plus, le dernier musqué était englouti et plus un coq ne se pavanait dans le pays. Les seuls bruits que l’on entendait à la ronde étaient les claquements des dents des enfants et des vieux et les cris de colère des autres. Quant aux seuls messages qu’osaient transporter les nuages ils relevaient de la propagande de François-André-Joseph Balthazar !
Anatole ferma la porte à double tour, pendit la clé à une patte de chevreuil fixée sur l’embrasure, puis prit Eloïse par le bras. Les deux garçons en vareuse de foot bleu blanc rouge suivirent et tous passèrent la porte grinçante du cimetière pour dire adieu aux aïeux. Personne ne venait plus ici depuis longtemps et ne demeuraient au pied des tombes que des cadavres de chrysanthèmes décharnés, le cul dans le gravier et la tête dans les orties. Sur le médaillon accroché en haut d’un livre de marbre, les vieux, les paupières tombantes et le regard trouble avaient l’air épuisé. Fut-ce encore par l’ancienne guerre, par leur dur labeur ou le caractère de l’exode actuel, nul ne saurait le dire. Les yeux lourds et le dos voûté aucun ne se retourna. Ils récupérèrent les quatre misérables valises qu’ils avaient laissées contre le premier caveau et prirent la traverse qui descendait vers Cubières-sur-Cinoble, la patrie de Guillaume Bélibaste (qui fut le dernier Parfait cathare connu, comme vous le savez), et Saint-Paul de Fenouillet où ils retrouvèrent la grande route en fin d’après-midi. Ils étaient toute une pléiade sur la grande route ! Hommes, femmes et enfants coulaient des sentiers environnants comme l’eau des ruisseaux après la fonte des neiges ! Alors ils se mirent en route ensemble vers la méditerranée d’où ils embarqueraient pour l’Orient.
A Estagel les enfants à bout de forces ne purent aller plus loin, d’ailleurs un premier camp les attendait où il leur fut distribué de l’eau, des barres de céréales, du pâté en boîte et des gâteaux secs. Une soixantaine d’entre eux firent halte là. Derrière les grillages du camp les rayons du soleil couchant rougissaient le versant ouest où les chênes-lièges et les pins baignaient dans un calme artificiel. Latour-de-France et Rasiguères verraient bientôt le soleil être avalé par les montagnes d’Ax-les-Thermes où les valises s’entassaient toujours sur les places, prêtes pour une affligeante migration. Ceux qui venaient de plus loin restèrent quelques jours au camp, le temps de se « refaire », deux ou trois jours, avant qu’on ne les en expulse !
Anatole, Eloïse, les enfants et des copains de route arrivèrent à Rivesaltes le lendemain soir à la tombée de la nuit où la police leur dit qu’ils pourraient embarquer le surlendemain matin de Port-Vendres. Il fallait marcher, toujours. On leur précisa aussi qu’à Perpignan seuls les migrants qui pourraient monnayer leur passage trouveraient des transports en commun qui leur feraient gagner du temps, pour les autres c’était encore pédibus jambus, par le bord de mer.
Comme le vent soufflait fort ils s’abritèrent pour dormir dans un champ de roseaux à l’entrée de Pia. Ce champ était en bordure de la Llavanera, cette rivière qui arrosait en des temps plus cléments les nombreux vergers et jardins potagers de ses habitants. Aujourd’hui les terres qui bordaient la Llavanera n’étaient que désolation. Les légumes et les fruits qui poussaient encore de graines sauvages étaient réquisitionnés par les sbires de François-André-Joseph Balthazar et ornaient les tables des dignitaires de l’état local, à Perpignan.
Cette nuit-là la lune éclairait comme en plein jour et le vent amenait depuis la mer des parfums d’iode et de liberté. Bientôt le bateau qui les conduirait vers des rivages cléments se dessinerait à l’horizon, ils grimperaient… et demain serait un jour heureux ! Mais comment cueillir le positif dans une nuit blanche émaillée de cris d’hommes, de prières de femmes et de pleurs d’enfants ? Les champs, les talus, les ruisseaux étaient noirs de migrants ! Les roseaux semblaient plantés comme des croix au bord de leurs chemins et les mouettes n’étaient que des oiseaux de mauvais augure !
En longeant la mer chacun trébuchait à des souvenirs chancelants. Le sable n’avait plus la texture du sable, l’eau ne ressemblait en rien à celle que tous avaient connu aux temps heureux, les parasols ne mouchetaient plus l’horizon, plus de rires ne s’échappaient des tours des châteaux de sable, le farniente n’existait plus, les raquettes de Frescobol s’étaient tues et tous avançaient en titubant comme les marchands de chouchous, de chichis et de beignets qu’ils interpellaient autrefois sur les plages.
Ils doublèrent enfin la bite, les anchois, le château royal et le fort Saint-Elme de Collioure. Au bout d’un harassant chemin Port-Vendres montrait le bout de son nez. Sur le quai Pierre Forgas, le quai François Joly et le Pla du port des nuées de migrants attendaient leur chance. L’arrivée des bateaux n’était pas régulière et le prix des places était exorbitant. On pouvait par contre embarquer plus modestement sur de grands zodiaques depuis l’Anse de la Mauresque et l’Ansa Santa Catarina. C’est de l’Anse de la Mauresque qu’Anatole, Eloïse et les enfants décidèrent de quitter ce pays de misère. Non qu’ils le décidèrent vraiment, mais on le leur conseilla ; on connaissait là-bas quelqu’un de compréhensif !
Lorsqu’avec une quarantaine d’autres ils arrivèrent au bord de l’eau, un énorme zodiaque rouge, sur lequel quatre hommes armés se tenaient debout, sortit de derrière les rochers. A la hâte ces hommes, physiquement originaires de l’autre côté de la mer, fixèrent les conditions d’embarquement, du reste extrêmement faciles à comprendre. Chacun devait donner ses économies… et ses papiers d’identité afin qu’ils puissent être mis à jour avant de fouler la terre de leur prochain pays. C’était à prendre ou à laisser. Il fallait aller au bout. De toute façon faire demi-tour était impossible maintenant. Tous s’exécutèrent. Ils jetèrent les sacs par-dessus les boudins gonflés et sautèrent dans l’embarcation. Je ne sais pas comment était la mer, mais il fallut que chacun se stabilise en passant les premières vagues et s’ils n’avaient pas le pied marin, c’était la même chose. Le zodiaque mit les gaz.
Derrière eux, Port-Vendres n’étant en reste avec la situation actuelle du pays, le spectacle qu’ils regardaient s’éloigner était affligeant. Les porte-conteneurs étaient vides et les cargos de fret fruitier étaient à quai comme les chalutiers et tous les autres bateaux de France d’ailleurs. Les filins, sur les mâts des voiliers, jetaient des cris métalliques aux mouettes abasourdies. Les filets de pêche étaient entassés dans le port où ils espéraient des jours meilleurs. L’église Notre Dame de Bonne Nouvelle, le teint rosé, les regardait s’enfuir, impuissante. Malgré un large soleil qui bandait bigrement ses rayons sur les tuiles rouges de la ville, le vignoble et les Albères, la Côte Vermeille était grise, aussi grise qu’une crevette, aussi grise que leur âme, plus grise encore que leurs fol cheveux, aussi grise que les pensées qui envahissaient maintenant leur esprit.
Distraits de temps à autres par les pitreries de quelques dauphins, entassés sur une toile tout juste épaisse comme une peau de vache, dans les éclaboussures de l’eau froide et les morsures de l’abandon, sans eau, sans la moindre nourriture et sans le moindre navire humanitaire pour les prendre en charge ils mirent une journée entière pour arriver en Sardaigne, à Porto Torres. A quelques milles marins de la ville on les fit descendre et embarquer sur un vieux rafiot où des matelots hargneux leur parlaient agressivement. Déjà une bonne douzaine d’entre eux était malades : de mal de mer, de déshydratation, de peur ! Là, deux grosses marmites de riz collant les attendaient. Comme il n’y en avait pas pour tout le monde seuls les femmes et les enfants mangèrent cette fois-ci. Alors les migrants commencèrent à comprendre. Que leur avait-on dit au pays ; des mensonges ! A qui profitaient ces baisers de Judas ? Peu importe, et la question n’était à l’ordre du jour.
Des heures et des heures ils longèrent la côte. Lorsqu’ils doublèrent le Cap Spartivento, au sud de la Sardaigne, du fond de leur cale humide et tremblante ils ne virent ni les lueurs du phare ni les pins et les genévriers qui colonisaient la roche, ni n’en sentirent les essences ! Harassés et démoralisés ils ne savaient même plus s’il faisait jour ou nuit, tandis que là-haut, sur le pont, un incessant chapelet de bruits de bottes tarabustait sans fin. Etaient-elles celles de geôliers !
Tripoli ne voulut laisser accoster le rafiot mais les autorités firent livrer à bord de la nourriture et des médicaments pour tous. Le ventre allait certes mieux mais l’esprit était empreint de doutes. Maintenant qu’on leur avait volé leurs économies les mèneraient-on vraiment en Syrie, seraient-ils abandonnés sur une plage loin de tout, ou pire, les couleraient-on avec le rafiot ? Toutes les hypothèses étaient permises alors ils évitèrent de parler, ne se fixèrent même plus du regard et gardèrent leurs forces pour plus tard.
En quelques jours rien ne devait avoir vraiment changé chez eux, entre Arques et Bugarach ! Anatole, Eloïse et les garçons pensaient à leur pays sans cesse. Tout ce qu’ils avaient quitté leur semblait beau maintenant. Peut-être que les brumes matinales qui montaient depuis Maury et se dissipaient sur le coup des dix heures sur la cime des arbres de l’abbaye Sainte-Marie de Rieunette, comme eux s’en étaient allées ailleurs ! Peut-être que la pluie tombait drue sur la combe Clarisse… et peut-être que les sangliers des bois de Fourtou, du coup, en avaient profité pour « trapéger 2 » le fond de la mare ? Les cahiers et les livres d’école des enfants leur manquaient ; qui l’eut cru ? Héloïse se foutait pas mal des courgettes farcies à la sauce je ne sais plus quoi ; elle n’aurait peut-être jamais l’occasion de les goûter ! Anatole qui avait aussi lu L’étourdi, entre deux veillées, tenait de Molière qu’en peu de temps parfois on fait bien du chemin… et il en avait mouliné du chemin dans sa tête en peu de temps ! L’odeur de la pluie sur les graviers de l’allée leur manquait. L’odeur des vaches, du poulailler et de la porcherie leur manquait. Les aïeux qu’ils n’allaient jamais voir au cimetière leur manquaient aussi. Leur misère quotidienne leur manquait. L’air marin leur était néfaste. Ils avaient faim et soif. Comment faire sans sanitaires sur le bateau ?
Ils longèrent les côtes jusqu’à Benghazi où ils purent faire le plein de gasoil. A Tobrouk ils débarquèrent neuf d’entre eux pour lesquels le voyage était malheureusement terminé. La vie leur avait fait ce cadeau de les lâcher car plus les jours passaient plus les conditions de transport étaient inhumaines. Très peu d’eau, très peu de nourriture, aucune empathie de la part des geôliers et une incommodante odeur de gasoil qui ne quittait plus les impossibles cliquetis du moteur comme le plafond de la cale où ils étaient confinés. A ce que quelques-uns comprirent, l’équipage était syrien et bien décidé de rentrer chez lui au plus vite. Etait-ce une bonne nouvelle, mettraient-ils enfin le pied sur cette terre du bout du monde ?
Ils passèrent loin au large d’Alexandrie où le capitaine ne prit même plus la peine d’accoster pour se défaire des autres victimes de la traversée. Ils en jetèrent quatorze par-dessus. En bas, ils s’étaient blottis les uns contre les autres. Personne ne savait le jour ou l’heure qu’il était. Avec le doute et la peur, le froid, la toux et les sueurs s’étaient emparés de ces pauvres gens innocents. Ils n’avaient même plus la force maintenant de se ragaillardir au vent de quelques souvenirs bénis. Leurs terres étaient mortes et ils allaient en faire de même s’ils ne débarquaient rapidement ! Anatole, Eloïse et les enfants tenaient encore le coup ; les gens des Hautes-Corbières sont de constitution robuste ! Mais pour combien de temps encore ?
La nuit suivante, alors qu’au large de Limassol de grosses vagues jouaient avec le rafiot, le bouléguant comme une coquille de noix, et où le vent hurlait ses chants les plus lugubres, trois d’entre eux, encore, passèrent à leur tour par-dessus le bastingage. Puis, peut-être au lever du jour, la mer lasse de ses ébaudissements redevint d’huile. Le rafiot ralentit puis s’arrêta. Des voix extérieures, des rires et les crissements d’un chariot qui passait tout proche firent sursauter ces corps que la malédiction avait appesantis. Ils étaient arrivés à Tartous, et Tartous les acceptaient.
Oh, malgré la bonne volonté de personnes qui venaient les aider ils ne purent se lever et marcher facilement ; après un telle traversée leurs membres étaient engourdis. Il leur fallut une bonne demi-heure pour quitter le cercueil de la liberté. En sortant ils ne virent ni le bourru qui leur amenait la pitance, ni l’autre, l’agressif, ni leurs compères armés, comme si les membres d’équipage s’étaient fait la belle aussitôt ! Sous un soleil aveuglant, un ciel sans nuage et la protection de femmes attentionnées ils ne marchèrent que quelques centaines de mètres, ce qu’ils firent sans le moindre mot. Un camp les attendait. Il y avait là quatre grandes tentes blanches avec des sanitaires et ce qui ressemblait à deux bureaux. Sous les toiles de tente des lits de camp étaient alignés derrière de longues tables sur lesquelles étaient posées des bouteilles d’eau et des assiettes en plastique. Une femme parlait en français mais ce qu’elle racontait pour l’instant n’avait pas d’importance. L’air était bon comme celui qui descendait de Laroque-de-Fa, l’été, et qu’ils prenaient la bouche ouverte, assis sur le banc, sous le figuier, tout en écoutant chanter les grillons !
Ils avaient compris que sans papiers ils resteraient-là quelques semaines, en attendant que leur situation se régularise. Ils retrouveraient rapidement toutes leurs forces et les enfants pourraient peut-être jouer au ballon avec des copains locaux ! Alors ils chercheraient une location, un travail… et se mettraient en quête de retrouver l’ami Fernand, quelque part dans les parages !
Bien sûr, ils ne savaient pas.
Ils ne savaient pas que Fernand n’était jamais arrivé à Damas ! Ils ne savaient pas qu’ils croupiraient longtemps de camps en camps ! Ils ne savaient pas que les papiers attendus n’arriveraient jamais ! Ils ne savaient pas qu’on demanderait aux plus chanceux de faire des efforts d’intégration, d’apprendre la langue et l’histoire du pays ! Ils ne savaient pas que les autres sortiraient bien souvent sous une pluie de coups de matraque ! Ils ne savaient pas que le travail n’existait pas pour les gens issus de l’immigration ! Ils ne savaient pas qu’ils n’auraient aucuns rapports sociaux avec les autochtones ! Ils ne savaient pas qu’ils étaient entrés dans un monde de violence, de chacun pour soi, d’incompréhension et de discrimination ! Ils ne savaient pas qu’une grande partie de la population serait indifférente à leur sort ! Ils ne savaient pas que seules quelques associations caritatives impuissantes leur viendraient en aide ! Ils ne se souvenaient plus que tout est politique et que le petit trime partout pour enrichir le grand ! Où pouvaient-ils aller sans argent, sans vêtements adaptés et sans papiers ?
Adieu la petite somme d’argent qu’on donne à l’arrivée ! Adieu les couleurs et les parfums insoupçonnables de la route de la soie ! Adieu la robe traditionnelle rouge carmen, ou la gandoura superbement brodée dont Eloïse s’était éprise ! Adieu les carrés de savon bruns à l’huile de baie de laurier, estampillés Pur Savon d’Alep, jamais ils n’en verraient la fabrication ! Adieu la statue d’Héliodore d’Emèse ! Adieu la ville du jasmin ! Adieu la douceur de vivre incomparable ! Adieu les visites culturelles ; la Mosquée des Omeyyades, le Palais Azim ou le Caravansérail Kahn Assad Pacha n’étaient malheureusement pas fait pour eux ! Adieu la fétté, le kibbeh, ou les koussa mehchi, ces courgettes farcies de viande hachée, de persil, de pignons et cuites dans une sauce au yaourt, ou une autre sauce de verjus ou de tamarin… ils n’auraient que de la soupe aux lentilles, aux pois-chiches ou aux fèves les jours les plus fastes, les autres jours ce serait la vache enragée de la manche qu’ils boufferaient !
Là-bas, François-André-Joseph Balthazar s’incrustait et le printemps ne donnait aucun signe de vie. Les tuiles de la ferme s’étaient un peu déplacées sous les rafales du vent de Chalabre et comme personne ne les avait remises en place la pendule de la cuisine commençait à prendre l’eau par les cheveux. Par contre il pleuvait des cordes sur la combe Clarisse ! Les sangliers des bois de Fourtou avaient bien « trapégé » la mare, mais qu’est-ce que cela pouvait bien faire ? Eloïse avait pris soin de bien nettoyer la toile cirée pour leur retour mais ils ne rentreraient vraisemblablement jamais.
Des mois ils espérèrent. Des mois ils n’évoquèrent ni les terres abandonnées ni les amis perdus en route. Jamais ils ne parlèrent leur langue occitane, et jamais les eaux fraîches du ruisseau de Laït ne vinrent rafraîchir leur esprit aux heures les plus chaudes de la journée.
Puis je perdis leur trace.