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Les lauses de la laie (2013)

                             Depuis la veille au soir le fusil était huilé. Depuis la veille au soir la cartouchière était remplie. Depuis la veille au soir la musette était prête. Depuis la veille au soir la parka fourrée m’attendait. Et sur le portemanteau à quatre têtes vissé à la porte d’entrée, depuis la veille au soir, sommeillaient, pendus, le fusil, la cartouchière, la musette et la parka. Depuis la veille au soir, au pied de la porte, deux godillots cirés aux lacets neufs m’attendaient. Tout était fin prêt.

     Sur la toile cirée de la table de la cuisine, où rêvassaient, imprimés, des bouquets de tomates, de magnifiques aubergines et quelques poivrons verts particulièrement trapus, j’avais étendu les pages du Midi-Libre, notre journal quotidien local, et posé au hasard de l’information mon fusil démembré. J’avais pris soin de bien nettoyer les canons avec la brosse en alu règlementaire qui coulisse au bout de sa tringle et je les avais huilés consciencieusement pour éviter l’oxydation. Comme il se doit, j’avais également nettoyé la bascule, les détentes, les percuteurs, l’extérieur des canons, toutes les parties métalliques avec une huile spéciale pour arme ! Avec une huile pour bois, j’avais également nettoyé la crosse, en insistant sur les parties guillochées, et le fut ; ce qui rendait mon fusil brillant… donc, naturellement, plus efficace !

       Quant à la cartouchière, qui me venait d’un aïeul ventru, j’avais dû commencer par faire deux trous de plus à la ceinture, pour éviter de ressembler à notre sympathique Tartarin de Tarascon. Comme j’allais à la chasse au sanglier, j’avais naturellement inséré dans les tubes quelques balles Brenneke, que nous connaissions depuis longtemps dans la région, pour être une balle précise et fiable. J’étais artillé comme un poilu du premier jour et je me sentais fort !

      Par contre, je n’avais pas mis la patte à la musette, mais l’aïeule qui me l’avait préparée pensait assurément que je partais en campagne plusieurs jours ! Rien ne manquait ; un bon demi-saucisson, enveloppé dans son linge immaculé, jouxtait entre les flans de cuir, la saucisse grillée, l’omelette aux croûtons, le pain de campagne, deux tomates, un oignon, des gâteaux secs, quelques bonbons et malgré les seize ans de ma première battue, le quart de rouge dans sa gourde émaillée. Si j’avais eu dans le paquetage l’antésite et le paquet de gauloises… je me serais assurément retrouvé à Verdun !

    Ceci-dit, nous étions en mille neuf-cent-soixante-seize et j’avais passé avec succès les épreuves théoriques de l’examen de chasse (il n’y avait pas encore d’épreuve pratique), obligatoire à partir de cette année-là ; je possédais donc “le titre permanent“ et c’était bien là l’essentiel !

     Si le rendez-vous avec les autres chasseurs était à sept heures, inutile de vous dire qu’à six heures pétantes j’étais sur pieds… le temps de déjeuner et de m’assurer que rien ne manquait à ma panoplie. Je n’étais jamais descendu à la cuisine le premier, mes aïeux détenaient ce privilège depuis fort longtemps. Les volets étaient clos, j’allais les ouvrir pour la première fois. Je ne venais ici que pour les vacances et je me levais d’ordinaire beaucoup plus tard. Je traversais la pièce où les meubles me regardaient passer, à la fois hébétés de me croiser de si bonne heure et extrêmement fiers, car du buffet au broc à eau, tous savaient que j’allais à ma première battue…  là-bas, et sans exagération aucune, même les meubles sont empreints de la culture universelle de la chasse au sanglier !

     Des pattes de sangliers sont clouées aux portes des caves, des têtes de sangliers trônent à côté des pendules, chaque nuit les hommes rêves qu’ils chassent le sanglier, les femmes rêvent qu’elles cuisinent du sanglier, les autres rêvent qu’ils mangent du sanglier… et dans les chenils, les fins limiers rêvent qu’ils pourchassent les sangliers ; ainsi soit-il, la messe est dite !

      Je n’étais pourtant pas le premier dans la rue, et déjà, sous les jappements d’impatience des chiens excités, leur fusil en bandoulière, quelques duveteux de l’ancienne guerre déjeunaient assis sur les rebords de la fontaine municipale.

     Le col roulé jusqu’au nez, la casquette à oreilles de lapin bien ficelée sous le menton, la veste épaisse kaki, le pantalon à larges poches et les souliers montants, sous des rires de retrouvailles et d’amitié, l’ambiance était des plus sérieuses ; on partait à la chasse. Tous semblaient heureux que je me joigne au groupe, au « Rallye Lacamp », car tel était le nom exact de cette formation de chasse au gros gibier; je saluais mes amis et faisais la connaissance de certains chasseurs venus des villages voisins.

       Les “spécialistes“ en localisation du gibier étaient à leur affaire, aussi quinze minutes plus tard il fut décidé de l’endroit où nous allions sévir. Nous étions une vingtaine en tout et pour tout, mais nous étions fermement décidés de boucler aux sangliers toutes les portes de la montagne, et Dieu sait que la montagne est grande !

     Parfois le chasseur est ambitieux, nous laisserions évidemment quelques fenêtres ouvertes ; aux cochons de les trouver. Seulement ils devraient composer avec nos chiens et pour l’affaire, nous étions, si je puis dire, bien équipés : cinq de bleus de Gascogne, quatre grands chiens d’Artois, trois Saint-huberts, quatre griffons bleu, cinq Bruno du Juras et une poignée de beagles-harrier. Nous étions alors la formation la plus élaborée du coin, j’avais seize ans, je baignais totalement dans cette culture et j’en éprouvais une grande satisfaction.

      Blaise Pascal disait : « On aime mieux la chasse que la prise ». L’un d’entre nous, qui en pinçait autant pour la première comme pour la seconde moitié de la pensée de Blaise, impatient de rejoindre les bois, maugréait en diphtongues glissées et consonnes occlusives que si nous devions passer la matinée à palabrer il “s’en retournait“ au lit, illico ! Nous riions de bon cœur. Le saucisson des duveteux de l’ancienne guerre raccourci, nous montions enfin dans les voitures.

       Pour moi, c’était un grand jour.

     Les voitures garées en bout de route, nous devions marcher une vingtaine de minutes pour regagner nos postes.

    Déjà, les hommes n’étaient plus les mêmes. Un voile grave recouvrait leurs visages. Ils allaient le pas lent, posé, raisonnable, appliqué. Quelque chose d’indéfinissable, mais de beau, de solennel les conduisait par la sente. Ils étaient investis d’une mission qu’ils devaient mener à bien. Soudain, je me sentis comme eux. Nous étions dans un état second où se mêlaient harmonieusement en nos corps comme en nos âmes toutes les douceurs de la création. La forêt nous possédait ; les hommes étaient chez eux, j’étais chez moi ; les hommes redevenaient enfants tandis que je devenais un homme ; joyeuses mutations, nous jouissions de toutes libertés !

    Alors je ressentis intensément ce qui animait ces hommes, je respirais pleinement l’air exhalé de leur “extérieur“, je compris que ces hommes de la terre n’étaient pas les sanguinaires que d’autres se complaisent à décrier. Ces hommes là, profondément respectueux de la nature s’émerveillaient du sifflement d’un merle, d’une jonquille au pied d’un chêne et des perles de rosée sur une toile d’araignée. Dès les premiers pas sur les lauses de la laie je compris le véritable sens du mot « frères » et je sus que leurs haleines fumantes me guideraient jusqu’au tombeau !

     « C’est ainsi, on ne tire pas sur son passé (dixit Daniel Cordier). Selon qu’on est le fils d’un garde barrière ou d’une duchesse, quand on se penche sur l’histoire qu’on a vécue, on entend siffler des trains ou sonner des cors de chasse ! »

      En guise de cor de chasse nous portions une corne en bandoulière, nos duchesses nous tricotaient près de la cheminée des pullovers que nous trouions avec les cendres incandescentes de nos cigarettes roulées, mais nous étions incontestablement les rois de la pampa !

      Le pas gaillard, les “vieux“ marchaient devant ; malgré mes seize ans je peinais à les suivre !

      Tordus et noueux comme des corps de sorcières, de part et d’autre du sentier les buis se dressaient, denses, et formaient une voute sous laquelle l’odeur du sanglier se faisait de plus en plus pressante. L’eau ruisselait sur les pierres et les rendaient glissantes. Le temps n’était plus à la discussion, nous buvions l’air frais à pleins naseaux. Pour l’enfant que j’étais, les parfums insistant du sous-bois invitaient à la songerie. L‘exhalaison de l’humus, les senteurs de champignons, les émanations des mousses, les arômes de la vie en pleine effervescence, le fait d’être là, pour la première fois, chasseur de gros gibier parmi mes frères des bois, tout était joie, tout était bonté, tout était délicatesse.

    Après avoir passé le bois de chênes et traversé une magnifique châtaigneraie, nous arrivions enfin sur des anciennes prairies. Afin de couvrir ces espaces dégagés, quelques chasseurs munis de carabines commençaient à prendre leur poste. Nous nous étalions peu à peu sur la lisière d’un autre bois de chênes qui couvrait le versant opposé ; à chacun son poste, à chacun ses espoirs, à chacun ses songes, à chacun son plaisir.

     Pour mon premier poste, je gardais un passage important. Si les chiens  débusquaient les sangliers sous les chênes et qu’ils prennent la direction de la châtaigneraie, alors, irrémédiablement ils passeraient à mes pieds ; j’étais prêt !

     La brume matinale tardait à se dissiper et si cette toile blanche m’empêchait de déceler le lointain, elle laissait glisser en ma direction la musicalité de la chasse. Car la chasse au gros gibier est un concert majestueux !

     D’abord, la cantilène des chiens, leurs strophes courtes ponctuées de refrains joyeux ; je frissonnais de bonheur à la seule pensée de les imaginer le cœur palpitant, les yeux brillants, la truffe ivre de musc, haletants dans les coursives de leur paradis canin. Ensuite, la ballade du vent léger dans la cime des arbres… et la voix des piqueurs tout juste perceptible, encourageant leur meute… et les calembredaines de mon coeur qui commençait à battre forte subito ! J’étais à l’orchestre et dans la mélodie de la traque, la fanfare des grelots se faisait de plus en plus limpide, de plus en plus précise ; la harde venait dans ma direction. Si mon corps ne s’ébranlait guère mon cœur battait de plus en plus fort. Un bref silence s’en suivit. Un coup de fusil, proche, me fit tressaillir, le galop des cochons et des chiens faisaient à présent vibrer la terre sous mes godillots, je mettais en joue, deux autres coups retentirent à ma droite, un plus loin, un autre à nouveau puis un autre silence ; pesant. Soudain, proche de moi, un autre galop plus léger, mais un pas lourd, dans la même seconde deux grognements, la bête rousse traversait le chemin forestier à cinq mètres, j’ajustais, je tirais et je touchais.

      Je vous prie de croire, d’abord, que les battements de cœur mettent du temps à se calmer, ensuite, qu’à l’instant où l’on vient de tirer son premier sanglier, le calme qui s’ensuit est étrange, fantasque ! Les sueurs de l‘engouement font place à la paix. Vous avez l’impression que dans le calme de l’après balle la forêt reprend instantanément ses occupations comme si vous n’aviez jamais été là, comme si le sanglier courait encore ! La chasse continue, mais elle semble si loin pour vous ! La bête est là, étendue. La bête est belle. Vous ne cessez de l’admirer. Vous n’êtes pas fier de l’avoir tuée, vous ne culpabilisez pas non plus, vous êtes seulement heureux qu’elle soit passée à votre poste ; c’est tout. Si la chasse s’éloigne vous mangez, vous écoutez l’aria d’un chien perdu, vous vous gargarisez du chant rapide et de la course d’un geai, vous croquez encore le paysage des yeux, et puis, dans un ciel maintenant totalement dégagé vous finissez par entendre la corne qui siffle la fin de la chasse. Les copains viennent vous voir, heureux pour vous, veulent savoir le comment, épiloguent sur le pourquoi, admirent la bête, puis on la traîne jusqu’aux voitures.

    Entre les jappements d’excitation des chiens, les rires des chasseurs, la fatigue des piqueurs et les fascinantes musicalités de la journée, à l’arrière de nos fourgonnettes, cinq cochons regagnaient le village ce jour là.

     Mon aïeul venait aux nouvelles, éprouvant pour moi une grande fierté et mon aïeule venait s’enquérir si rien n’avait manqué dans la musette. Chacun semblait être à sa place, le monde tournait rond.

     Pendant la découpe des sangliers, les duveteux de l’ancienne guerre terminaient leur fiole de fine en refaisant le monde. J’aidais à la rétribution des morceaux ; j’étais extrêmement impliqué. J’avais déjà vu comment les chasseurs procédaient au partage des parts… mais là, j’étais des leurs !

      A la nuit tombée, quand les chiens finirent par regagner leur chenil, emmenant à mes aïeux, dans un sac en plastique, mon morceau de sanglier, harassé, mais fier d’avoir vécu cette journée mémorable, je rentrais. Ma première battue avait été heureuse. Le fusil en bandoulière, mon quart de rouge englouti et des images plein l’esprit, je ne savais pas encore que tuer par plaisir n’est pas jouer et que savoir les sangliers heureux sous les chênes et les châtaigniers suffirait amplement à mon bonheur d’adulte.

      J’avais alors seize ans et cette culture était mienne.

   Dès mes premiers pas sur les lauses de la laie je compris le véritable sens du mot « frères » et je sus que leurs haleines fumantes me guideraient jusqu’au tombeau !

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