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Lundi 13 mai 1968 (2018)

     A la craie blanche, et en lettres parfaitement liées, Madame Bertrand, notre institutrice des classes primaires, avait écrit au tableau :

Lundi treize mai mille neuf cent soixante-huit

  Madame Bertrand avait en charge les élèves du CP au CE2, le CE2 étant ma classe cette année-là, et Monsieur Bertrand parachevait le travail de Madame auprès des CM1 et préparait les CM2 pour l’entrée au collège.

  Comme on nous l’avait appris nous les appelions Monsieur et Madame, nous leur disions bonjour et au revoir avec le plus grand respect qu’il soit, nous ne manquions jamais un jour d’école et nous arrivions le matin à l’inspection des mains sans la moindre souillure ! Nos tabliers étaient impeccables et nous étions bien peignés. Nos cartables, qui avaient déjà connu la même école, la même table, le même banc du temps de nos frères et de nos sœurs ainés, connaissaient la routine, nous étions tranquilles. La scolarité chez Madame et Monsieur était donc au village une mécanique bien huilée qui avait fait ses preuves depuis fort longtemps.

  Nos parents disaient que les Bertrand étaient communistes, aussi, nous trouvions donc normal, par je ne sais quelles déductions enfantines, qu’à côté de la date ne soit également écrit le Saint du jour ; Sainte Rolande, pour ce treize mai.

  Nous travaillions depuis quelques jours la fenêtre ouverte, car le printemps, précoce, se nourrissait depuis deux bonnes semaines du zinzinulement des mésanges et du babillement des piafs qui sautillaient allègrement dans la cour de l’école parmi les miettes de pain de nos goûters.

  Les vignes s’éveillaient paisiblement depuis la mi-avril et le débourrement était déjà bien avancé ; c’est-à-dire que les bourgeons s’ouvraient et que les petites feuilles apparaissaient. Ces termes-là nous étaient bien familiers puisque dans cette école au beau milieu des vignes nous étions tous, ou presque, des enfants de viticulteurs !

  Par les deux grandes fenêtres de la classe entraient les parfums qu’emportait la poussière des labours superficiels. On aurait dit que des nuées de rouquettes flottaient entre le parquet et le plafond, qu’elles se coursaient autour du poêle, désormais éteint, et qu’elles venaient adoucir la douleur des coups de règle que nous recevions sur le bout des doigts, punition qui fut nôtre plus qu’à l’ordinaire. Il entrait aussi les senteurs des deux acacias de la cour et les sublimes arômes des thyrses des marronniers de l’avenue. Bien jeune et déjà possédé par les fragrances d’autres éthers, cela n’ajoutait pas à ma concentration qui sortait à peine de la saison hivernale où elle avait convolé dans les vapeurs enivrantes des boules de charbon en fusion.

  Quelques-uns, à cette époque, commençaient les premiers traitements pour protéger la vigne contre les maladies et les parasites, tandis que d’autres réalisaient l’épamprage, c’est à dire qu’ils enlevaient les bourgeons indésirables, ces bourgeons que la nature fait pousser anarchiquement sur les souches.

  En parlant « d’anarchique », ce mot était entré dans le langage de ma famille et de toutes les autres familles du village et des villages alentour depuis quelques jours, surtout dans la bouche de ma grand-mère qui en faisait un usage intensif. Apparemment des anarchistes rôdaient dans le coin et je n’avais plus qu’à fermer rigoureusement les volets de ma chambre avec l’espagnolette pour être à l’abri de tout risque. Ainsi raisonnaient les mémés des vignes ; elles étaient adorables ! Je ne voyais rien de marquant, pour ma part, qui puisse venir troubler notre quiétude habituelle.

  Cependant, ce lundi treize mai je pressentais bien que quelque chose ne tournait pas rond. Les parfums qu’emportait la poussière des labours superficiels n’entraient pas par les deux grandes fenêtres de la classe, les nuées de rouquettes qui flottaient d’ordinaire entre le parquet et le plafond ne se coursaient plus autour du poêle, et les moineaux, les merles et les mésanges me paraissaient dérangés. Qui plus est, j’avais eu du mal à engloutir le morceau de jambon à la récréation de dix heures, preuve, s’il en est, que quelque chose se passait ! Mais on ne nous dit rien. Nous arrivions maintenant au moment de la lecture et de l’explication de texte.

  Là c’était un moment de bonheur pour les copines à couettes, les copains à pantalon court, Madame, et pour moi qui jubilais chaque jour à pareille heure. Certes nous n’étions pas des foudres de guerre en matière d’apprentissage ; aucun Président de la République n’avait usé ses culottes sur les bancs de notre école communale, aucun grand nom des arts ni aucun prix Nobel, aucune sorte d’homme d’affaires, mais lorsque nous avons abandonné nos études nous étions tous, cependant, des gens heureux, droits, honnêtes, altruistes et vaillants !

 Résoudre des problèmes d’ordre domestique, comme trouver l’heure d’arrivée d’un train qui partait de Paris-Montparnasse et qui rejoignait Carcassonne à cent vingt kilomètres par heure, avec cinq arrêts d’une moyenne de sept minutes dont les deux derniers étaient un tiers plus long que les trois autres… ou déterminer le temps que mettrait une baignoire de cent cinquante litres d’eau pour se vider entièrement par un trou de huit millimètres de diamètre, sachant que cinquante centilitres s’échappaient toutes les vingt secondes n’était pas notre point fort. De toute façon nous n’avions jamais pris le train, et chez nous aucune baignoire ne trônait encore dans nos cabinets de toilette !

  La conjugaison n’exhibait guère nos talents, le sport nous semblait dépourvu d’intérêts, l’histoire et la géographie seules retenaient notre attention… et si nous avions pu éviter la leçon de morale matinale nous aurions certainement pris moins de taloches à l’école !

  Mais quant à la lecture et à l’explication de texte nous étions les champions du monde ! Nous étions des enfants de dehors, aussi pour la perception du langage du ciel, du vent, de la terre, des fleurs, des rivières, de nos semblables, du travail de la vigne, du jardinage, des coquineries… et de la mécanique de nos vélos rouillés nous avions dix sur dix ! Nous étions curieux de tout et tout nous intéressait ! Nous aimions les histoires, nous avions soif de découvertes ! Vous auriez-pu nous donner n’importe quel texte à étudier nous vous l’aurions disserté avec plus de cœur, de clarté et de vérité qu’on ne le faisait alors sur les bancs de la Faculté de Toulouse ou de Montpellier ! Nous pêchions les moindres détails des histoires de Rémi et Colette, de L’enfant et la lecture, des Contes des cent un matins, des Leçons illustrées de Français comme de Fredi, Suzette et le Canard boiteux !

  Oh nous en saisissions parfaitement le qui, le quoi, le où, le quand, le comment, le combien et le pourquoi, aussi, Madame nous initiait déjà, cette année-là, à des textes de CM2 ; rendez-vous compte !

  Ce lundi 13 mai mille neuf cent soixante-huit nous allions travailler sur une autre histoire passionnante : l’âne de Louis XI, écrit par Amable-Guillaume-Prosper Brugière, baron de Barante, dit plus simplement : De Barante.

  Après lecture du texte, nous eûmes tôt fait de répondre aux trois questions : Pourquoi le charbonnier prend-il le roi pour un braconnier ? A quoi le charbonnier devine-t-il qu’il va pleuvoir ?, Quel âne le roi a-t-il échangé ? Nous devions aussi saisir le sens de « astrologue », « concert », « investir » et « vacante », sens que nous connaissions déjà depuis longtemps !

  Ce qui m’inquiétait le plus, durant cet exercice, c’est que depuis mon arrivée à l’école, vers neuf heures, je n’avais pas encore entendu passer de tracteur sur la route et je n’en avais pas croisé un seul dans les rues en venant. Quelle chose étrange ! De toute façon lorsque j’arriverais à la maison pour manger je questionnerais ma mère, qui sait tout, et elle me dirait la vérité.

  Je me rendais bien compte que Madame semblait tracassée car elle allait parler à Monsieur, dans la classe voisine, toutes les dix minutes ; il fallait bien que quelque chose clochât, non ? Madame ne nous aurait rien dit si elle avait appris quoi que ce soit car les instituteurs de ce temps-là faisaient leur travail d’enseignant et ne mêlaient pas les faits divers au programme !

  L’après-midi serait courte car nous devions aller courir au terrain la première partie, et nous passerions la seconde au cercle municipal devant une nouvelle émission de Connaissance du monde qui traiterait de la faune sauvage en Languedoc-Roussillon ; super !

  Evidemment, dès que je mis le pied dans la cuisine où m’accueillait un macaroni gratiné comme seule ma mère était capable de le faire, je m’empressais de la questionner. Mon père n’était pas là, les voisins non plus d’ailleurs, et ma mère qui sait tout ne savait rien ! Sauf que les hommes avaient rejoint les étudiants et les ouvriers qui manifestaient leur mécontentement à Carcassonne ; pas plus et c’est tout !

  Je la voyais aussi inquiète que quand mon père était tombé du cheval en sulfatant un penchant de vigne, il y a quelques années, avant que nous ayons le tracteur à notre tour, et qu’il s’était cassé trois côtes ! Elle se faisait apparemment du souci pour lui, mais que faisait-il et que risquait-il ?

  Le repas s’enchaînait sous quelques sourires de façade et quelques mots réconfortants. L’heure de repartir à l’école sonnait ; trop vite habituellement, aujourd’hui en traînant la patte !

  Nous étions plusieurs à poser des questions à Madame sur le déroulement et la gravité des manifestations et Monsieur répondit posément.

  L’heure et demi passée à courir et à jouer au foot au terrain nous avait fait oublier la colère de Carcassonne, et la vie secrète des animaux du Languedoc-Roussillon, sur la télévision en noir et blanc du cercle municipal, nous en avait mis plein la vue ! Demi-tour vers la maison, et le vélo à fond je vous prie !

  Les hommes arrivèrent de la ville tard dans la soirée ; mes devoirs étaient terminés, ou presque. On les attendait pour mettre les côtes d’agneau et la piboulade sur la braise, mais ça attendrait car dès qu’ils passèrent la porte ils se servirent à boire et se mirent à raconter ce qu’ils avaient vécu, comme on raconte ici depuis la nuit des temps, c’est-à-dire avec gravité et précision.

   A cette époque nous parlions de tout à la maison, de la vigne, de l’argent, du vin, du gouvernement, des cocus du coin, de la course des étoiles, des deux guerres passées, et pas très loin encore, et qui avaient ravi quelques os de notre nom… nous parlions à tous les repas et les enfants étaient de la discussion ! De ce fait j’étais au courant des poules du curé comme de la maigreur du porte-monnaie de ma mère, des dernières décisions du conseil municipal, du prix du souffre et du sulfate, des maladies de la vigne et de la manière dont on décuve après les vendanges ! J’en savais autant que les hommes, enfin, si je puis dire.

  La voisine, ses deux fils et sa fille étaient attablés chez nous. En face, le voisin, mon père et mon oncle, et à l’autre bout de la table ma mère et les aïeux. Je m’étais fait une place de choix entre mon grand-père et ma grand-mère, d’où, si je ne m’endormais pas, j’allais être aux premières loges pour écouter le récit de leur journée. Je ne sais pourquoi, ils commencèrent par la fin.

  Avec des milliers de copains viticulteurs de toute la région, mon père, mon oncle, le voisin et les autres hommes du village avaient passé la journée sur le boulevard Barbès à brandir des pancartes hostiles à De Gaule et son gouvernement. On pouvait lire sur certaines pancartes « vaincre ou mourir », un slogan que l’on avait déjà vu et entendu à l’époque de la révolte des viticulteurs du Midi emmenés par Marcelin Albert, d’Argeliers, après la période de phylloxéra qui avait anéanti le vignoble languedocien en 1907.

  Ensuite ils nous racontèrent dans les moindres détails, certains d’entre eux y étaient, les échauffourées devant la Droguerie Garric, rue Jean Bringer, entre les étudiants et les CRS qui défendaient la préfecture. La vitrine d’angle de René Garric avait été défoncée et une bombe lacrymogène avait explosé à l’intérieur !

  Pour tous nos aïeux c’était une nouvelle guerre qui commençait, une guerre civile où des anarchistes allaient s’en prendre à tout le monde, et ma grand-mère acquiesçait. Je redoublerai désormais de vigilance et n’oublierai pas de verrouiller l’espagnolette des volets de ma chambre à l’avenir !

  Les lycéens s’étaient organisés et tenaient des réunions au théâtre municipal. Ils soutenaient le monde ouvrier contre le diktat du patronat ; au travers de cent désirs ils voulaient que soit réformée l’Education Nationale et ils prenaient parti pour les viticulteurs affamés par le gouvernement ! Les viticulteurs soutenaient les étudiants et les ouvriers, et les ouvriers soutenaient les viticulteurs et les étudiants !

  Pour ce que je comprenais de l’affaire tout le monde soutenait tout le monde… mais que voulaient-ils exactement et les choses avançaient-elles ?

  Ce qui semblait beaucoup plus grave aux yeux des femmes de la maison, et de la voisine, c’est que ce mouvement paralysait tout Carcassonne ! Il n’y avait plus d’électricité, plus de train, plus d’école (là ce n’était pas bien grave à mes yeux), plus de Poste, on allait bientôt manquer de pain et d’essence ! On se ruait tant sur les denrées de base que les rayons de l’Etoile du Midi étaient totalement vides ; vous connaissez le pragmatisme légendaire des maîtresses de maison !

  Alors les hommes reprirent leur récit.

  Les maires en tête, mécontents, arboraient leur écharpe bleu blanc rouge comme un bouclier face au gouvernement ennemi ; plus de trois mille manifestants hurlaient dans les rues ! Après un meeting sous les halles, les étudiants, les politiques, les syndicalistes et les ouvriers faisaient face aux CRS… ce fut incontestablement la journée la plus chaude d’après-guerre à Carcassonne !

  C’était sur la place Davilla que la manifestation s’était disloquée à 19h20. C’est alors que sur la même place s’organisait une manifestation favorable au Général De Gaulle. Les anciens combattants de la France libre venaient déposer une gerbe au monument aux morts et chanter la Marseillaise. Les audois n’étant pas des voyous il n’y avait pas eu de heurts. La rage et l’entraide au cœur chacun était rentré souper. Cela ne fait-il pas beaucoup pour la seule journée du lundi treize mai mille neuf cent soixante-huit ?

  A propos de souper je puis vous assurer que je n’avais pas perdu une miette des faits et que toutes ces péripéties, et l’heure tardive, sans doute, m’avaient donné grand faim ! On mettait enfin les côtes d’agneau et la piboulade sur la braise. La salade trempait dans de l’eau vinaigrée depuis plus de trois heures ; s’il y avait eu une limace ses cornes auraient été ramollies depuis longtemps ! Je crois qu’il était là le premier jour de ma vie où je buvais un peu de vin ; il fallait bien arroser le courage des braves, non ?

  J’allais me coucher, demain les hommes repartiraient au combat et moi j’irais à l’école ! Ho, j’en aurais des choses à raconter à Monsieur et Madame… bien qu’ils ne nous auraient rien dit s’ils avaient appris quoi que ce soit car les instituteurs de ce temps-là faisaient leur travail d’enseignant et ne mêlaient pas les faits divers au programme !

  Je pensais bien que les dires de ma grand-mère au sujet des anarchistes étaient exagérés, alors je prenais le risque de dormir la fenêtre ouverte pour profiter de la clarté de la lune et de l’odeur sucrée des rouquettes qui se coursaient entre la table de nuit, l’armoire et le tabouret. Les gauchistes étaient trop fatigués ce soir pour venir m’embêter, je laissais l’espagnolette, à l’extérieur, profiter de la douceur de la nuit.

  Demain serait un autre jour !