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La reconquête (2013)

             Il est là, je le vois, je l’entends, je le sens ; je le hèle !

     S’il en est qui perdent leur emploi, leurs bonnes grâces ou l’estime de quelqu’un, leur réputation, un ami, un bras ou une jambe, la vue, qui perdent connaissance, qui perdent la raison, qui perdent le sommeil, l’appétit, la mémoire, la gaieté, qui perdent courage, l’usage de tous leurs sens, qui perdent leur chapeau, leur chemin, leur honneur ou leur regrettée belle-mère… ce que je perdis me fit grandement défaut !

       S’il est tant de choses que l’on puisse perdre inhérentes à la vie, celle-ci fut une de trop à mon goût et je n’eus de cesse, depuis, que de courir à sa recherche ; coûte que coûte !

      Sans lui, l’existence m’était devenue invivable ! Tant, que j’en avais fini par perdre mon emploi, les bonnes grâces et l’estime de mes amis, ma réputation ; ni bras, ni jambe, ni vue, Dieu merci… perdre connaissance, la raison, le sommeil, l’appétit, la mémoire, la gaieté, perdre mon courage, l’usage de tous mes sens, perdre mon chapeau, mon chemin, mon honneur, mais, par bonheur, conservé intacte, de la tête aux pieds, mon agréable belle-mère !

       Je n’étais plus moi-même, ce solide gaillard à la barbe de neige prêt et émerveillé en toutes circonstances, fut-ce la fourchette à la main, le rire au coin de la lèvre, entouré d’amis intimes, de musique et de passions !

     Je me devais de réagir, le vide était trop grand, mon monde devenait trop étriqué. Je manquais d’air en quelque sorte. J’allais comme un zombie, raide et froid comme un sépulcre, d’un pas mécanique, totalement désordonné et totalement insensible à tout ce que j’idolâtrais jusque là ; un mort vivant !

  Bien des proches, des copains, des camarades, des connaissances, toutes sortes de relations se relayaient jour et nuit auprès de ma mue ; je les entendais sans les voir ou les écoutais sans les comprendre, incapable de m’agripper à leurs bouées, de discerner le bon du mauvais, d’empoigner ma chance, de harponner les soleils levants ; je suffoquais !

     De cette mêlée de bruits, de mots, de coloris, de drapeaux, d’éclats de volonté, d’assistance, de tonalités, de visage… comme un apaisement, émergeât une voix connue en laquelle j’avais toute confiance !

      « Pars, me dit-elle, ailleurs ; c’est ailleurs que tu trouveras ce que tu as perdu de si cher ; pars ! »

      Alors je me suis levé, je me suis vêtu, j’ai pris mes bottes et la musette dans laquelle j’ai jeté un quignon aux olives noires de Montredon, une bouteille de sang de la vigne de Labastide-en-val, un oignon de Citou, quelques brugnons de Cépie et je suis parti ; errant comme un chien perdu ; totalement perdu.

      En longeant les tours de Carcassonne, le vent soufflait si fort que je dus marcher plié, les yeux presque fermés pour ne pas ressentir le sable levé par les chevaux des croisés et les mensonges de Dame Carcas. Par delà le pont vieux, l’horizon gobait le soleil sous un ciel orangé, et dessous, tout autour des ajoncs, les canes intimaient aux colverts de bien vouloir rejoindre le nid dans les plus brefs délais. Un clochard, dans l’ancienne bastide gueulait à la lune, si tant il la voyait encore, et quelques jeunes, en goguette, riaient de la cocasserie du moment. Un avion était là, de l’autre côté du grillage, en partance pour quelque “british-nation“, tous feux allumés, dans un ronronnement d’engrenages huilés. Même à cette heure tardive, tous semblaient être sur la brèche ! Au bruit des réacteurs poussés au maximum, je me retournais et regardais l’oiseau métallique s’envoler et disparaître à l’encoignure du décor.

      Carcassonne ne semblait posséder mon trésor perdu ; je repris le chemin.

     J’allais alors marcher, courir, sauter, grimper, glisser, nager, voler longtemps ; très longtemps !

    Tandis que les rigoles de tuiles ocres des tours romaines de Carcassonne, déversaient éternellement au fossé les larmes froides d’un peuple progressiste rudoyé, je passais quelques jours à éponger les sueurs pétulantes de mon âme et de mon front. Mon chemin me conduisait à travers le désert où je pensais retrouver, dans le calme apparent, mon bien perdu. Bien sûr que mes paysages étaient éclatants de beauté, grandioses, éloquents, imposants, fantastiques, solennels, sublimes, royaux, bien sûr que je vivais l’instant présent comme un cadeau du ciel, bien sûr… mais sous le chèche et le takakat je me sentais agacé, pressé, je bouillonnais d’impatience, j’étais désireux de retrouver la paix, imminemment.

    Le soleil, le vent, la pluie, le sable, la chaleur et le froid ne déparaient en rien les grandeurs de ma route ; ma quête était bordée d’un faste insaisissable auquel je ne picorais que les baies de l’urgence. L’heure n’était qu’à l’essentiel ; il est des saisons de la vie où le foisonnement ne se cantonne qu’à boire, dormir et penser !

    Sur des traces de fennecs, je suivais les crêtes des ergs qui serpentaient à l’infini. Quelques souris, quelques agamas, quelques acanthodactylus sortaient la tête de quelques rares herbes, hautes et effilées, curieux de me voir filer mon chemin en cette terre hostile.

    Les regs n’étant d’ailleurs de nature plus hospitalière, la traversée n’en fut plus joyeuse, mais j’eus le grand plaisir d’apercevoir cependant quelques troupeaux de gazelles Dorcas. Deux ou trois addax dormaient contre les rochers, levant nonchalamment la tête au cliquetis de mes gamelles. Je dérangeais naturellement les goundis qui se pressaient d’une pierre à l’autre et les fourmis pot-de-miel semblaient entamer une semaine de cent soixante huit-heures. La vipère à corne guettait le touareg au détour des vagues de sable bleu… quand deux caravanes emmenaient touaregs, dromadaires et grandes malles vers de chatoyants marchés de saison.

      Je ne vous parlerai pas des hommes que j’ai pu croiser au gré de mes pérégrinations, car tous les hommes sont les mêmes, pales ou colorés, du Pole Nord à l’Antarctique ; d’ailleurs, je tentais là de fuir l’homme autant que possible, car dans cette quête obstinée l’homme ne pouvait malheureusement pas grand chose pour moi ; il ne possédait pas “ma chose“ perdue. C’est de la nature que surgirait mon bien ; juste de la nature ; c’était une évidence !  Seulement, je ne savais pas de quelle nature !

      Ni mon âge, ni le temps dont je disposais, ni ce que je trouverais pour sustenter mon âme et mon corps, ni l’endroit, rien ne semblait être un problème ! J’allais, et c’était tout ce dont j’avais besoin pour l’instant !

    Quelques gangas grillés plus tard, c’est sous les “tchic“ mélodieux du traquet à tête blanche, que l’on appelle localement le Moula-moula, que je quittais les ocres roux de l’Afrique.

     L’Afrique ne semblait posséder mon trésor perdu ; je repris le chemin.

     Ici, le vent dictait sa loi et malheur à qui aurait voulu passer outre ! Il régnait sur les stipas sans complaisance ; impuissant, je subissais ses foudres ! J’allais courbé, quand je pouvais aller ! Néanmoins je me sentais de mieux en mieux. Je ne savais pas pourquoi, mais j’éprouvais l’agréable sensation d’être dans “le bon sens“. Rien ne luisait encore du côté de la chance, mais les grands espaces et les incessantes mélodies des longues rafales commençaient à réconcilier mes râles et mes aspirations.

      Pas d’arbre, pas d’ombre, pas d’âme pour se mettre à l’ombre, pas de chaleur qui force à se mettre à l’ombre non plus. Pas de froid ; même pas de douceur… que du vent et du vent, de l’herbe rase à perte de vue… du vent encore et toujours de l’herbe rase. Seulement des grappes d’épillets… et des grappes d’épillets… et du vent… et de l’herbe rase. De-ci de-là quelques familles d’érémurus, sorte de magnifiques lys de la steppe, osaient quiller le torse et la tête pour défier le vent, partageant leur rébellion avec des escadrons de chardons rase-mottes et d’orangeâtres légions de pavots.

      Il est bien évident que ceux “des nôtres“ qui auraient pu perdre leur emploi, leurs bonnes grâces ou l’estime de quelqu’un, leur réputation, un ami, un bras ou une jambe, la vue, perdre connaissance, perdre la raison, le sommeil, l’appétit, la mémoire, la gaieté, perdre leur courage, l’usage de tous leurs sens, perdre leur chapeau, leur chemin, leur honneur ou leur regrettée belle-mère… ne seraient venus chercher ici leur dû ! Ma quête était autrement essentielle ; ce paysage sans-cœur saurait peut-être me le rendre !

      Jamais, au détour du chemin, je ne vis passer, au petit trot, la carriole du jeune Igor, son oncle, le marchand Ivan Kousmitchov et le père Christophe Siriiski (“La steppe“ Tchekhov) et ne ressentis non plus la solitude du jeune homme.

      La goutte de l’espoir au nez, à la barbe du vent, le soleil qui chaulait délicieusement les cieux, espionné de loin par une famille de renards rouges, je poursuivais sans cesse, voyant dans le cri rauque des grues de Sibérie les lueurs dorées d’un aboutissement certain ; d’un aboutissement prochain. Je ne manquais plus d’air en quelque sorte. Je n’allais plus comme un zombie, raide et froid comme un sépulcre, d’un pas mécanique, totalement désordonné et totalement insensible à tout ce que j’idolâtrais jusque là ; je n’étais plus un mort vivant ! Si le voyage ne m’avait toujours pas permis de trouver mon compte, de recouvrer mon droit, peu à peu la reconstruction de mon être m’emplissait de joie ; un jour je rentrerais, heureux !

     Qu’avais-je fui ? Les bruits d’une trop vieille civilisation, des couleurs et des senteurs usées, en lesquelles je ne me reconnaissais plus, l’habitude, la routine, l’obligation au quotidien, des voix trop longtemps aimées, les manières de penser, de cuisiner, de vivre, les miens et les autres, tout ; tout ! Je ressentais pour tout un énorme dégoût ; pour les gens et les choses, pour les soi-disant devoirs et l’hypocrisie séculaires, pour le regard incessant de l’autre, pour la raillerie, la vexation, l’incompréhension générale à l’excentricité. Je saturais, je sclérosais !

   Oh combien la solitude est bénéfique, l’éloignement, la séparation, le changement, le renouveau ! Bien sûr qu’un jour je rentrerais, mais je rentrerais libre éternellement ; éternellement heureux, de peu, de l’essentiel, du minimum vital, du vrai ; libéré de toutes chaines !

      La steppe ne semblait posséder mon trésor perdu ; je repris le chemin.

      Je pris la mer, je pris le vent, je pris le voile ; Neptune divinité iodée ! Je hissais les voiles d’un rafiot en partance pour le pays aux mille trésors ; le mien m’attendait là, c’était saisissant de vérité !

      Mais l’épisode devait être fort éprouvant. D’abord, le chant des vagues sur les brisants, aussi mélancolique que les rubaiyat d’Omar Khayyâm, me hélait comme pour un dernier voyage. Puis la férocité d’un ciel de tempête ajoutait à ma perception du décor sa poudre d’angoisse. Sous les pétarades du tonnerre, j’entrevoyais, dans la lueur des éclairs, se mêler en une danse macabre, pêle-mêle, les feuillets de “La tombe des lucioles“( Akiyuki Nosaka) et ceux de “La révolte des pendus » (B.Traven) ! Tous gémissaient dans un éther en furie et leurs larmes ne tardèrent à lessiver le pont de mon vieux rafiot ; il fallait attendre ; je partirais le lendemain.

    Le soleil était timide le lendemain, mais Taranis avait enfin décidé de lâcher du lest. Il s’était probablement assoupi, nous décidions de lever l’ancre. Les quais du port ruisselaient autant que les écueils, les mouettes riaient autant que les hommes d’équipage, les hommes d’équipage fumaient autant que les cheminées de l‘usine à poissons, les poissons frottaient leur nageoire dorsale contre les pierres du quai et n’ayant guère le pied marin, j’appréhendais la traversée.

    Sans être particulièrement soucieux, cette houle d’anxiété qui neutralise mes sens avant chaque départ en mer officiait benoîtement, si bien, que je ne pourrais vous décrire avec exactitude l’effervescence qui régnait sur le port. Je me souviens de l’odeur âcre des filets enroulés de part et d’autre de l’appontement et des cirés luisants qui paraient à la manœuvre sous les cliquettements incisifs de l’heure nouvelle. J’entendis que de braves instruments répondant aux noms barbares de houlographe et marégraphe étaient plutôt prometteurs ce matin ; si mon cœur ne criait victoire, mes yeux se coloraient néanmoins d’une pointe d’optimisme.

     Voici neuf semaines que j’avais entendu rouscailler les canes colverts sous le pont vieux de Carcassonne ; neuf semaines que le clochard gueulait à la lune ! Les miens me manquaient et je désirais à nouveau palper les bruits de la trop vieille civilisation, ses couleurs et ses senteurs usées, les voix trop longtemps aimées, les manières de penser, de cuisiner et de vivre. Je n’étais encore comblé, je roulerais ma bosse, je traînerais mes os, j’écorcherais ma peau sur les abrasifs de l’éloignement, je poursuivrais ma quête tant que je n’aurais pas trouvé ce manque intime ; il est là, je le vois, je l’entends, je le sens ; je le hèle ; il est proche ; nous faisions corps autrefois !

    Une giclée d’eau fouettant hardiment mon visage, vint couper fraichement le flot de mes pensées. L’étrave de notre rafiot jouait avec quelques dauphins et la proue acquiesçait d’un mouvement vertical de la tête. Pas de dunette sur notre modeste bateau ; c’est dans les relents poissonneux de notre franc-tillac que j’admirais le paysage ; enfin les bleus environnant : celui du ciel, celui de la mer, celui de mes songes, celui qui brillait dans le regard des hommes d’équipage et celui du toit de la cahute de pilotage.

     La mer n’était pour moi qu’un lieu de passage, un glissement vivifiant vers ma terre promise. Dans l’orchestration des éléments et les arias des bougres, je ne gagnerais pas plus mon désir sur cette mer que sur la Mare Tranquillitatis !

       L’océan ne semblait posséder mon trésor perdu ; je repris le chemin.

      Là où je débarquais les montagnes gouvernaient le paysage. Pas d’homme, ou très peu ; pas de quoi instaurer quelques ministères en tout cas… puisque la poignée de pacifistes locaux s’entendaient à merveille, s’harmonisaient comme les cinq doigts de la main ! Je n’avais, auparavant, jamais senti que l’aboutissement de mes recherches pouvait être aussi proche. Je ne restais donc qu’une journée dans le hameau, le temps de m’informer sur les chemins praticables et de vaquer à quelques intendances.

   Dès le lendemain matin, à l’aube, tandis que les zygènes diaphanes repliaient leurs ailes pour se reposer un brin, je pris le sentier bordé de chuquirahuas et d’orchidées. J’avais le cœur à l’ouvrage et je menais bon train. Souvent, l’eau, tombant en cascades monumentales, jodlait un pot-pourri d’airs sauvages aux parfums des cimes. Les cimes, je finirais bien par les atteindre, peut-être… si je ne trouvais ma “chose“ plus tôt !

      Le torrent serpentait dans la prairie ou foisonnait une multitude d’insectes et de rongeurs. La pente se raidissait à présent, je multipliais les pauses.

     Le ciel était d’un bleu marine, d’une pureté à vous couper le souffle ; le Paradis devait être proche ; assurément ! La virginité recouvrait l’endroit d’une candeur sublime. Mon corps, mon cœur, mon âme et mon esprit s’imprégnant de cet état de fait, semblaient maintenant traversés par quelque énergie profonde. Bien sûr, je n’étais encore au bout de mes recherches, mais mon odyssée paraissait avoir, finalement, un cheminement logique. Mon poste à galène cérébral m’envoyait enfin des signaux clairement déchiffrables ; cinq sur cinq ! Si je n’étais à l’acmé de ma quête, j’étais néanmoins détendu et heureux.

    Le layon était bordé d’arbres majestueux, truffé de fougères arborescentes et constellé d’une clameur animale. Des chauves-souris frugivores jouaient à cochon pendu de part et d’autre du passage et je crus apercevoir un loup rouge dans une percée de la roche.

     Sous le sifflement des marmottes, je devais encore marcher quelques heures dans les grandes étendues herbeuses, croisant au passage de rares pins à crochets et quelques grappes d’arbrisseaux à myrtilles.

       Ma respiration se faisait de plus en plus lente au fur et à mesure que j’approchais du glacier, mon pas était plus pataud, mais la température moyenne adoucissait la fin de la montée. Mis à part les cris stridents de deux rapaces qui fulminaient tout autour du sommet, la quiétude de l’endroit était propice à la contemplation.

      J’étais prêt depuis quelques jours à recevoir l’offrande, aussi je n’eus pas besoin de beaucoup de temps pour atteindre le nirvana. Les rapaces quittèrent les lieux, quand des cristaux de neige apparût le Silence, que j’avais enfin retrouvé, au bout du monde !

    J’étais à nouveau en accord avec la musicalité de ma vie, j’entendais plus que jamais les voix de mon être. J’étais en paix avec moi-même ; pour toujours.

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