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Ainsi ce fut, et rien de plus (2019)

          Lili s’est échappée du ciel où la faucheuse l’avait amenée voici deux hivers, un jeudi à sept heures moins le quart du soir, avant d’avoir planté sa dernière dent dans son morceau de pain de seigle tartiné de Roquefort et tranché au talhalesca 1, cela va de soi.

  Deux verres de café, bien au chaud dans la verseuse en cuivre, se prélassaient alors dans les arômes d’un arabica éthiopien du Monsieur Intermarché de l’angle de la route de Rustiques et du boulevard du Minervois, arabica qui parfumait coquinement la cuisine. Minette ne s’était aperçue de cette malheureuse visite puisqu’elle ronronnait sur son coussin en attendant les Informations Régionales, et Castor, le chien de la maison, était sourd et aveugle depuis fort longtemps. Seul Fifi, le canari, de sa cage avait dû seriner la Moissonneuse de farouches élucubrations métalliques dont elle avait dû évidemment faire fi puisqu’il était toujours là, plus gras, plus jaune et plus bavard que jamais ! La buée ruisselait alors sur les carreaux car le poêle de Lili ronflait son soûl et que le froid cernait la maison depuis une bonne dizaine de jours. Les bûches dormaient entassées sous l’escalier, avec, sur l’échine, le petit bois, quelques feuilles de Midi-Libre pliées en quatre et de longues allumettes. Au-dessus du poêle, sur trois tiges d’aluminium fixées sur le tuyau deux torchons passaient leur journée à sécher à côté d’une belle tresse d’ail rose de Lautrec et de trois fils de champignons pour les sauces. Sous la table, entre les tomettes disjointes deux poules y trouvaient leur dessert toute l’année ; chez Lili c’était un peu l’arche de Noé.

  La camarde s’était emmenée Lili sous le bras, enfin, je suppose, sans lutte aucune puisque son verre de vin rouge était encore rasibus sur le coin de la table et sa serviette délicatement posée à droite de l’assiette de soupe. Une tranche de pain, amputée de la valeur d’une dent, et quelques pelures de saucisse de foie attestaient que Lili avait quand même pris une collation avant le grand voyage. Une pomme et deux carrés de chocolat attendaient leur tour sur les fleurs de la toile cirée et ils pouvaient attendre longtemps. La veste de laine et le châle de Lili n’étaient plus là ; dans son inclémence la camarde avait été, si l’on puis dire, prévoyante !

  C’est bien sûr Anatole, notre facteur, qui avait constaté sa disparition le lendemain matin en lui livrant le colis de la couverture chauffante qu’elle avait commandée par téléphone à cette grande enseigne de vente par correspondance de vêtements à la mode pour les plus de quatre-vingt ans. Anatole reprit son vélo et à fond de pédalier alla crier la nouvelle à Jeannette, la secrétaire de Mairie. Et ils en avaient été tous deux, comme nous tous, fortement peinés.

  Lili n’ayant aucune descendance la maison avait été rangée, nettoyée, fermée et attendait patiemment que la Mairie l’acquiert pour en faire la Salle des Aînés ou y loger temporairement quelque employé communal. Minette, Castor et Fifi coulaient des jours heureux chez Antonin, l’agréable voisin qu’ils avaient l’habitude de côtoyer.

  Mais depuis trois nuits Minette ne cessait de piauler, Castor de clabauder, Fifi faisait montre d’un lyrisme écorché, et il en était de même pour les autres animaux de compagnie et le bétail environnant. De toute évidence il se passait ici quelque chose de pas très catholique ! De plus, au travers des volets disjoints on voyait dans la maison de Lili l’ampoule de la cuisine s’allumer par intermittence. Il fallait aller voir si personne ne s’y était introduit par effraction !

  Mais ni Antonin, ni Lucien, ni Firmin… ni Anatole, ni Pamphile ne se porta volontaire… alors ils décidèrent d’y aller ensemble, et, s’il vous plaît, le fusil à la main, car, la chasse au sanglier étant ici une institution, tous les hommes de la contrée possédaient un calibre douze !

  Certes, ils avaient tous fait l’armée, mais à balle à blanc, c’était là des opérations sans risque ! Et si quelqu’un était armé à l’intérieur, avec de vraies balles… comme les leurs… il leur fallait être silencieux et prudents. Alors Antonin et Lucien passèrent par derrière pour sécuriser la porte du jardin et les fenêtres des deux chambrettes. Et sur le devant, Firmin et Anatole couvrirent Pamphile qui ouvrit la porte d’un mouvement sec de pied de biche et d’un grand coup de godillot. En quelques secondes ils furent tous les cinq dans la cuisine, heureux de n’y rencontrer personne mais apeurés par cette ampoule qui s’affolait maintenant. Soudain la porte claqua derrière eux, une voix roque longea les murs puis se tut après trois tours de pièce. Ils entendirent marcher sur le toit et le vent se leva brusquement à l’intérieur de la pièce. Ils furent frigorifiés de peur. Une grosse clé vint verrouiller la porte et alors que le soir était clair et doux sous la voûte céleste, de l’eau coula entre les tuiles comme pendant ces gros orages qui viennent en juin ! Ils crurent qu’il en était fini pour eux et lorsqu’ils s’apprêtèrent à se signer toutes ces manifestations cessèrent net.

  Alors Lili apparût, assise au bout de la table, sur la chaise de paille qui fut encore la sienne il n’y avait pas si longtemps. Certes la revenante avait voulu s’amuser un peu de ses anciens amis et je pense qu’elle doit en rire encore. D’un geste elle les invita à prendre place autour de la table et fit une bonne flambée dans l’âtre, comme autrefois. Le poêle demeura sans vie tout comme la cage de Fifi… et les hommes blafards autour de la table. Alors, de sa voix douce, qu’ils reconnurent, elle les rassura. Oh oui, c’était bien elle, la copine Lili… et elle s’en retournait du ciel ! En trois secondes ils l’assaillirent de questions. Elle sourit puis les invita à se calmer et à l’écouter.

  D’abord elle ne s’était pas échappée du ciel car elle n’y était pas prisonnière, et l’endroit n’a ni geôle ni abîme, ni porte ni clôture, ni fossé ni Cerbère !

  Lorsque la faucheuse était venue la chercher, Lili avait trouvé une entité ni femme ni homme, ni jeune ni vieille, indéfinissable… mais plaisante, semblable à ces poétesses d’autrefois habitées d’un lyrisme farfelu et insolite. Une entité pleine de ces rondeurs qui habillaient les hôtesses de charme que connurent jadis certaines adresses courues de Carcassonne et d’ailleurs. Une entité totalement à l’opposé de ces images où on la représente sous la forme de squelette ou capée et encapuchonnée comme un loulou de banlieue ! Elle l’avait écoutée, son discourt était séduisant alors elle l’avait suivie sans frein. Peut-être que ses arguments d’été permanent et de retrouvailles heureuses avaient pesé dans la balance ? Lili n’avait même pas pensé à finir son maigre repas ; de toute façon il n’était là que de la nourriture matérielle !

 Elle ne se souvenait pas d’avoir emprunté ce fameux tunnel débouchant sur une lumière blanche dont tout le monde parle. Elle avait donné la main à sa nouvelle amie, fermé les yeux, et en une fraction de seconde elle tutoyait déjà de lointains paysages ! Pour le retour elle avait fortement pensé à son ancienne maison, fermé les yeux et elle était arrivée aussitôt.

  En fait, tout ce que l’on veut nous faire croire ici-bas de la grande histoire, leur expliqua-t-elle n’est pas exact. Cela vient du fait qu’aucun de nos prêcheurs n’a franchi la barrière et qu’ils ne s’en tiennent donc, en toute honnêteté pour beaucoup, qu’aux textes sacrés. Tout n’est pas faux non plus. Le Paradis et l’Enfer n’existent pas. Il n’y a pas plus de gens qui rôtissent tout nus que de gens vêtus d’un voile blanc qui déambulent dans des champs de marguerites à perte de vue pour la simple raison qu’il n’y a ni corps ni paysages matériels là-haut, comme il est de notre entendement sur terre. Tout est esprit, et, si je puis le matérialiser ainsi l’esprit est comme un gaz, un éther, un courant d’air, invisible et empreint d’un parfum intime et naturel, celui du corps dans sa forme physique et mouvante sur la terre.

  Puisqu’il n’y a ni champs ni oiseau, ni banc de pierre ni tapis herbeux, ni église ni rôtisserie, ni geôle ni abîme, ni porte ni clôture, ni fossé ni Cerbère, ni gite ni couvert les esprits n’ont aucune limite et l’espace tout entier leur appartient. Ils peuvent être sédentaires ou voyageurs. Ils vont et viennent par les invisibles chemins de leur choix, seuls ou accompagnés. Ils communiquent par des sons plus riches encore que le langage humain et ont tous la même et conviviale affinité les uns envers les autres. Le peuple des esprits vit en harmonie car le mal n’existe pas dans son entendement. Cependant comme dans toute société il est quelques singes, quelques nautoniers qui veillent à ce que quelques règles de base soient respectées, ce qui, parfois, instaure quelques zizanies passagères. L’implication dans la vie des terriens ou d’autres sociétés, par exemple, ou encore les visites sur la planète bleue font partie de ces réglementations !

  Qu’ils eussent été sur terre de confession ou de couleur différente, de milieu social différent, qu’ils eussent été voyous, génies, altruistes ou égoïstes, brillants ou sans talent, riches ou pauvres, malades ou en bonne santé, quelle que fut la fonction qu’ils occupèrent, leur milieu professionnel, là-haut tous les esprits sont et vivent d’une manière identique. La notion de frère prend véritablement tout son sens ! La notion de souffrance et celle de plaisir n’existent plus. La notion d’égalité prend également tout son sens !

  Il paraît que les esprits du Père, du Fils, du Saint-Esprit, de tous les personnages de la Bible et des Évangiles se meuvent aussi parmi les autres mais Lili ne les avait pas encore aperçus. Il est vrai que l’espace est grand ! Cependant elle avait réellement retrouvé les siens. Avec sa fille et son mari ils étaient à nouveau réunis mais n’y voyez pas une famille reformée ; je vous l’ai dit, il s’agit d’une fratrie élargie à la totalité des esprits ! C’est drôle mais on pourrait même parler de fonctionnement « communiste » ! Et tant que l’on pense à eux jamais les esprits ne s’éteignent, ensuite ils entrent en sommeil et redeviennent actifs dès que l’on repense à eux ; ainsi fonctionne l’éternité !

  A la suite de ces sommaires explications Lili disparut, d’un coup. Antonin, Lucien, Firmin, Anatole et Pamphile restèrent cois. Ils s’apprêtaient à l’interroger de nouveau, à argumenter, mais ils demeurèrent cinq autour de la table et jamais Lili ne réapparut. Ils n’en surent plus. Alors ils quittèrent la maison, fermèrent la porte dont la clé était sur la serrure et rentrèrent chez eux groggy.

  Pourquoi Lili était revenue, et aussi brièvement, pourquoi était-elle repartie subitement, voilà certainement des questions demeurées en suspens !

  C’est tout ce qu’ils voulurent bien me raconter, c’est tout ce que je puis vous dire !

  Un an après, jour pour jour, la maison de Lili était rasée pour en faire un petit jardin d’enfants. Comme quoi tout se transforme et rien ne disparaît !

 Sommes-nous plus avancés ? Médite si tu le veux, et adieu.                                                                                       

   

1 : couteau à trancher en occitan.