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La dernière journée des frères Rouire (2019)

version imaginée par l’auteur et inspirée par les réels assassinats des frères Rouire, le 14 novembre 1717 au bois de Fontiès-d’Aude.

 Source : Guy Peillon (Cartouche et les voleurs de grand chemin)  Editions Jourdan 2018.
 

     à Huguette, qui m’a conté l’histoire,

 

         Malgré les gros nuages noirs et bavards qui montaient lentement de la méditerranée et versaient de temps à autres quelques postillons sur les reliefs d’Ornaisons et ceux de la Montagne d’Alaric, les frères Rouire décidèrent de sceller leurs montures. Certes il ne faisait guère froid pour un mois de novembre, et dans les vignes les hommes de brasse taillaient juste couverts d’une veste de toile légère, d’un pantalon de velours et de sabots ordinaires. Les bonnets et les gants, les chausses en peau et les manteaux de laine attendraient quelques jours. A l’intérieur des maisons les braises rougissaient cependant dans les âtres car elles permettaient aux barbons, aux aïeules et aux jeunes enfants de demeurer perclus au logis dans une atmosphère agréable. Du balcon de l’Alaric, dans les lueurs du soleil levant on voyait s’élever de la plupart des toitures des villages environnants des virgules de fumée qui s’arquaient vers Carcassonne et parfumaient le ciel, en filant, d’essences de vigne, de chêne ou de peuplier. Le vent, épouvantable toute la semaine, avait bien faibli ce dimanche quatorze novembre mille sept-cent dix-sept, jour de la Saint Sidoine, cet aveugle guéri par Jésus au chapitre IX de l’Evangile de Saint Jean. Le jour était donc idéal pour se rendre à Carcassonne où son célèbre marché attirait des gens de toutes les encoignures d’entre Castelnaudary, Mazamet, Limoux et Lézignan.

  Pour se rendre à la ville, Jean-Paul, l’aîné des deux frères Rouire, avait revêtu l’habit. Sur une chemise blanche il portait un gilet bleu lapis-lazuli dont les boutons étaient ornés de tissus jaune safran. Une culotte gris queue de rat, sous laquelle il revêtait des bas de soie terre de sienne, complétait la tenue. Pour offrir un rutilant jabot à l’ensemble une pièce de batiste était cousue des deux côtés de l’ouverture de la chemise. Quant à son manteau, vert kaki, cousu de fils d’argent et orné de diagonales de sequins, Jean-Paul l’avait roulé sur l’arrière de la selle de sa monture.

  Guillaume, le cadet, avait lui aussi revêtu l’habit. Le sien était rouge, et quelque imitation de l’or galonnait l’ensemble. Les pans de l’habit s’évasaient vers l’arrière, ce qui permettait de révéler les broderies du gilet dont le col était doublé de tissu gris tourterelle et les boutons recouverts de poil de chèvre. Son manteau, pareillement rouge, était lui aussi roulé sur le derrière de la selle. Laissant leurs escarpins à boucle de métal aux parquets des soirées, pour aller à Carcassonne les frères Rouire s’étaient chaussés de ces bottes de cuir que l’on réservait à l’équitation et à la chasse.

  En cette période de l’Ancien Régime et du temps des Lumières qui venait au monde pour dépasser l’obscurantisme et promouvoir les connaissances, les chevaux avaient pris du galon… et ceux des frères Rouire n’étaient en reste ! La beauté du harnachement était maintenant aussi importante que le confort, aussi, Jean-Paul et Guillaume avaient richement équipé leurs montures. L’attirail des deux chevaux était identique. Il était composé de selles en cuir de buffle huilé, avec l’assise matelassée, le troussequin surélevé, un pommeau laiton parfaitement astiqué et deux sacoches à fermoir. Des deux côtés des mors brillait une médaille d’argent de trois pouces de diamètre et gravée d’un raisin coiffé de pampre échevelé. Le frontal, la muserolle et le poitrail étaient habillés de sequins argentés. L’enrênement, quant à lui, reflétait la condition sociale de la famille ! Ainsi parés les deux chevaux Barbe pouvaient aller tête haute sur tous chemins.

  Ce qui m’amène à vous parler, si ce n’est de la fortune, mais en tout cas de l’aisance dont jouissait la famille Rouire à Capendu : Isabeau Rigaud, veuve d’Arnaud Rouire, et ses deux fils Jean-Paul et Guillaume.

 Depuis plusieurs générations la famille vivait des fruits de son exploitation viticole acquise en un premier temps par Charles Rouire, et qui avait su la faire prospérer en une incroyable rapidité. En août mille cinq-cents quarante-huit, lorsque Henri II décida de gagner le Piémont italien, dont il était le légitime possesseur puisque son père François Premier, contrairement à ses engagements lors du traité de Madrid, et de la paix des Dames en mille cinq-cent vingt-neuf, n’avait pas rendu ce territoire de l’autre côté des Alpes, Charles Rouire était à ses côtés en tant qu’ami et conseiller du roi. Pourquoi et comment, nous ne le savons guère, des bribes d’histoire ancienne dont la famille Rouire d’Isabeau ne détenait peut-être elle-même les tenants et les aboutissants, d’ailleurs.

  Quoi qu’il en soit l’argent coulait autant que le vin d’une barrique à l’autre ! La spécialité du domaine, les raisins blancs : le picardan et le muscat. Ils étaient alors les produits phares d’un commerce fructueux et faisaient l’objet d’une préparation spéciale. Après avoir trempé dans une lessive de cendre de sarment puis mis à sécher au soleil pendus à des perches, après deux ou trois jours ils étaient portés au grenier sur des claies et y séjournaient quatre à cinq jours. Ils pouvaient alors être mis en cuve.

  Dès le XVIIème siècle la période moderne connut une expansion considérable du vignoble languedocien. Ce fut la ruée vers les communs et les vacants, c’est-à-dire vers la garrigue. Après le terrible gel de mille sept-cent neuf les plantations prirent des proportions énormes, même les jardins furent utilisés ! Partout on planta du « muscat de panse », muscat d’Alexandrie de son véritable nom, tandis que dans les plaines les grands domaines appartenant à la noblesse s’orientaient vers la culture extensive. L’hiver particulièrement rigoureux de mille sept-cent neuf décima la plupart du vignoble français à l’exception d’une grande partie du vignoble languedocien. Le vin méditerranéen se vendit jusqu’à la dernière goutte et d’un prix quelque peu supérieur à l’ordinaire !

  Il va de soi que la construction du Canal du Midi, au XVIIème siècle, dynamisa tout le secteur économique régional. Il permit de faire connaître et vendre les vins régionaux. Le Domaine Rouire prit le tournant avec lucidité et connut une aisance particulièrement assise.

 Les deux frères quittèrent Capendu dès sept heures par le grand chemin qui reliait Narbonne à Toulouse. Le soleil d’hiver montait sans peine vers les nuages gris au travers desquels il se fraierait bien un passage. Déjà le retentissement d’un marteau sur une enclume, le chuintement saccadé d’une scie passe-partout au fond d’un atelier, quelques cris d’enfants, les derniers coquericos lancés de la terre battue des volières et le brinquebalement d’une charrette à la croisée des chemins, le village s’éveillait peu à peu.

  Jean-Paul et Guillaume plaisantaient en regardant la cime de l’Alaric coiffée d’un voile brumeux, espérant ne pas trouver la pluie en chemin. Ils traversèrent Barbaira, longèrent les premières maisons de Floure et s’arrêtèrent à l’orta(1) de Fontiès, où Pierre Gérald, le propriétaire du grand jardin potager, était un ami. Ils coupèrent ensemble le jambon, l’agrémentèrent de pain de seigle, de deux bouteilles de vin rouge des coteaux et d’une grande discussion sur la suppression de « l’impôt du dixième », un impôt temporaire créé en mille sept-cent dix, après la grande famine de mille sept-cent neuf et en pleine guerre de succession d’Espagne. La discussion changea ensuite de sujet et vint, je ne sais pourquoi, à Voltaire emprisonné quelques mois plus tôt, le seize mai, à la Bastille, pour avoir rédigé des pamphlets contre le Régent(2), mais les aiguilles de la vieille montre Peter Henlein(3) de Jean-Paul tournaient plus que de raison. Ils reprirent la route.

  Lorsqu’ils arrivèrent à Carcassonne ils passèrent au pied de la cité médiévale, déclassée militairement depuis qu’en mille six-cent cinquante-neuf le Traité des Pyrénées avait rattaché le Roussillon à la France et déplacé ses frontières plus au sud. La cité avait peu à peu été désertée par les citadins aisés et elle était aujourd’hui habitée par de pauvres ouvriers et de plus pauvres tisserands. Seule la cathédrale Saint-Nazaire, principal édifice religieux de la ville, bouillonnait de vie dans la forteresse. Cependant la ville basse était en pleine expansion. Carcassonne, depuis le moyen-âge, était une ville drapière où de riches marchands-fabricants installaient des manufactures modernes, et les artisans bâtisseurs partout chantaient sur des alignements de pierres et de poutres flambant neuves.

  Par le quartier de la Trivalle ils arrivèrent au pied du Pont Vieux, sur la rive droite de l’Aude, ou ils entrèrent dans la Manufacture Royale de draps. Cet établissement avait été fondé en mille six-cent quatre-vingt-quatorze par Guillaume III Castanier, receveur des tailles, secrétaire du Roi à Montpellier… et leur ami depuis bien des saisons. Guillaume III Castanier avait été un proche de Colbert et avait créé cette manufacture sous son impulsion. Les draps de Carcassonne, plus lourds et plus résistants, détrônaient maintenant les productions anglaises et hollandaises dans les pays du levant et assuraient la prospérité de la ville. Jamais les frères Rouire ne manquaient de venir saluer leur vieil ami, qui, paraît-il, avait été d’une aide précieuse au cours d’un différend qui les opposait à Dom Claude Devic et Dom Joseph Vaissète au sujet d’un ouvrage sur l’histoire de la province de Languedoc(4). Les deux pères bénédictins avaient rédigé cet ouvrage quelques mois auparavant. Les tensions s’étaient apaisées depuis.

  Lorsqu’ils rejoignirent le cœur de la ville basse partout les travaux battaient leur plein. Les drapiers les plus riches faisaient construire ou réaménager leur hôtel particulier dans le luxe le plus ostentatoire qui soit et les bâtisses montaient dans l’air vivifiant de la rivalité. En ce début du XVIIIème siècle l’éclairage et le pavage des rues faisaient de Carcassonne l’une des villes les plus moderne du Languedoc. Sur trois autres fronts on démolissait les portes et les vieux remparts de la ville basse. Par les moyens matériels engagés et le nombre d’ouvriers phénoménal chaque chantier était un spectacle à lui seul ! On chantait, on sifflait sur les alignements de pierres et de poutres, près des immenses tas de sable que l’on extrayait de la rivière Aude et sur les charrettes de pains, de vin et de fromages qui ravitaillaient les hommes. Carcassonne était belle, heureuse et prospère !

 Dès l’entrée de la ville, sur la route de Berriac, Berriac dont la seigneurie appartenait depuis mille six-cent quatre-vingt-seize au Sieur de Conduché, se tenait, trois fois l’an, le grand marché de Carcassonne, une sorte de foire à tout comme il était coutume en ces temps-là. Toute une foule de marchands, de négociants et de chalands s’y pressaient, s’y retrouvaient avec enthousiasme, y faisaient leurs affaires, y nouaient de solides amitiés, y mangeaient et y buvaient bien souvent plus que de raison ! Les frères Rouire y avaient leurs habitudes et leurs amis. Les placeurs faisaient en sorte de regrouper les marchands par corporations afin d’obtenir un fil d’Ariane plus logique et surtout pour que les agents de l’état contrôlent les fraudes et les vols plus aisément. D’un côté la draperie, la lingerie, les soieries, la bonneterie, les toiles, les mousselines, la mercerie et les vendeurs de laine brute, d’un autre le commerce du cuir, la sellerie et les cordages, plus loin les apothicaires avec leurs étalages d’onguents, les marchands d’épices et les parfumeurs, encore plus loin les épiciers, les droguistes et les bazars, et venaient ensuite les quincailliers et les outils agricoles. Parsemés dans le marché fleurissaient de petits étals où l’on faisait cuire de la viande, des légumes et des pâtisseries à manger sur place. Sur les étagères de fortune de ces petits étals s’amoncelaient des miches de pain au levain, les pains au blé étant rares puisque bien trop cher ! Légèrement à l’écart, dans un nuage de poussière fait de clôtures, de musc, de vapeur et de chauds bramements se tenait le marché aux bestiaux. On y vendait des dizaines de chevaux, d’ânes, de mulets, de vaches et des centaines de chèvres et de brebis. Des poules, des pigeons et des lapins se partageaient des amoncellements de cages, ou admiraient l’étrange forêt de bottes, un fil à la patte, depuis le bord des allées.

  Jean-Paul et Guillaume, dont rien ne manquait, ni à la propriété, ni à la maison, ni à la cave, ni au poulailler, dénichèrent cependant quelques perles rares qu’ils se feraient prochainement livrer à Capendu. Puis, avec leurs plus proches amis, Jacques Janot, maître teinturier, Falco de Brenac, propriétaire, Pierre Cornac, propriétaire également, Henri Alzou, maître meunier, et Bertrand Raziguières, maître charpentier, ils décidèrent d’aller une nouvelle fois casser la croûte à l’Hostellerie Finasse, rue Mage(5), pour laquelle on invoquait « l’âme des sauces », « la quintessence des jus » et « l’unique esculence des confitures et des meringues » ! Lucrèce était connue de loin pour cuisiner les écrevisses de Clermont-sur-Lauquet, les champignons de Pradelles-Cabardès, les bécasses des bords de l’Aude, les escargots de Cavanac, le lièvre de Montolieu, le veau de la Malepère, le coq de Pexiora et le flan maison comme personne ! Les jours de foire sa table ne désemplissait pas !

  Le temps s’était arrangé en fin de matinée aussi ce fut sous un bon et bas soleil de saison que les frères Rouire prirent congé de leurs amis vers les quatre heures de l’après-midi. La panse pleine ils enfilèrent leurs montures et prirent au pas le chemin de Narbonne, guillerets. Ils ne devaient tarder car les jours étaient au plus court en ce mois de novembre, et ils souhaitaient faire le moins de chemin possible de nuit. Ils entrèrent dans la réelle obscurité en arrivant à Trèbes. Les ouvriers avaient laissé les vignes en l’état pour aller se chauffer, manger un brin et dormir. Pareilles à des Gorgones certaines souches avaient encore leurs fol cheveux secs, et d’autres, tête rase, commençaient à grelotter. Le temps allait probablement se mettre au froid prochainement et les rangées de ceps connaîtraient leur premier voile de neige d’ici la mi-décembre.

  Appuyés contre la première maison du faubourg quatre hommes discutaient tout en se partageant un morceau de pain, deux oignons, deux pommes et une tranche de lard. Vu leurs baluchons ils semblaient être en baguenaude, et ils partageaient ce repas sous des salves de rires bien nourries. Sur leur passage les frères Rouire échangèrent quelques mots avec eux. Les voyageurs se rendaient en un premier temps à Narbonne d’où ils gagneraient Agde pour s’embarquer pour l’Orient où ils rejoignaient une garnison militaire à laquelle ils étaient affectés. Les frères Rouire, curieux de moultes détails, les prièrent de faire avec eux un bout de chemin, leur insinuant même qu’ils connaissaient un grenier à paille où ils pourraient passer la nuit. Deux de ces hommes, intéressés, montèrent sur un cheval qu’ils détachèrent d’un anneau fixé au mur, et les deux autres suivirent à pied.

  Il faisait déjà nuit lorsqu’ils passèrent l’orta et arrivèrent au bois de Fontiès. Le chemin traversait le bois sur trois-cent mètres. A l’extrémité gauche du bois se trouvait la rivière Aude, et deux-cent mètre après, le nouveau Canal Royal du Languedoc qui reliait Toulouse à la Méditerranée. Ce canal avait été inauguré à Castelnaudary, en grandes pompes, trente-six ans plus tôt, le dix-huit mai mille six-cent-quatre-vingt-un exactement, et faisait la fierté des hommes de la région. Malheureusement le Baron de Bonrepos, Pierre-Paul Riquet, son concepteur, reposait en paix dans la cathédrale Saint-Etienne de Toulouse depuis l’année précédente et n’avait donc levé le verre à la gloire de son œuvre.

  A l’extrémité droite du bois se trouvait le village de Fontiès-d’Aude dont les terres appartenaient au Seigneur de La Roque, non pas un ami des frères Rouire au sens propre du terme, mais un familier avec qui les relations fluctuaient au fil des saisons.

  Le bois portait tout simplement le nom de « Bosc » qui signifie bois en occitan. De là ils longeraient les maisons de Floure, traverseraient Barbaira et seraient vite rendus à Capendu ; trente minutes tout au plus, et, heureusement, sans cette pluie qu’ils redoutaient au matin lors de leur départ.

  Jamais ils ne sortirent du bois, jamais ils ne revirent leurs vignes et leur mère, jamais ils ne revinrent à Capendu.

  Le lendemain, lundi quinze novembre, jour de la Saint Albert, Albertus Magnus de son vrai nom, Frère dominicain et philosophe, le jour naissant allait révéler ici un bien sinistre tableau. Pierre Seuvac, de Fontiès, qui dès les premières lueurs de l’aube avec sa paire de bœufs labourait son champ était loin de se douter qu’un cadavre, celui de Guillaume Rouire qu’il connaissait depuis fort longtemps, gisait à quelques pas de lui dans l’herbe haute entre deux cades. Le vent, léger, avait tourné pendant la nuit et papillonnait sur la terre fraîchement retournée, les thyms et les romarins du penchant de la rive, les pins de la lisière du bois, et traînait dans son sillage les odeurs les plus familières, les plus chaudes et les plus suaves qui soient. Le quotidien quoi. Pierre avait pendu la musette de son déjeuner sur un piquet à quelques pieds du corps mais dans l’obscurité il ne l’avait pas aperçu. Le soc entaillait profondément le sol et le froissement du fer contre la chair de la terre révélait la paisible musique du travail bien fait. Les bœufs mâchouillaient quelques brins de fenouil, Pierre, alors amoureux de Jeanne, la quatrième fille du meunier de Floure, rêvait en suivant le train, et le soleil, imperturbable, grimpait lentement dans le ciel.

  Ce fut le père de Pierre qui trouva le corps vers les sept heures, en rejoignant son fils au champ. Il l’envoya aussitôt au village prévenir le Seigneur de La Roque. Pierre revint une bonne heure plus tard avec le Seigneur et ses vassaux. Les hommes amenèrent le corps au château tandis que les Seuvac poursuivirent leur tâche. Insouciant le soleil ne cessait de prendre de l’altitude, badin le vent poursuivait ses papillonnages, et la musique du soc contre la chair de la terre livrait une musique harmonieuse. Un homme avait été trucidé, mais qu’est-ce qu’un homme au regard de la nature et des corvées obligatoires de la journée ?

 Isabeau Rigaud, veuve d’Arnaud Rouire, mère de Guillaume, fut informée et l’on envoya une bonne poignée d’hommes pour chercher son frère Jean-Paul qui n’était également pas rentré la veille au soir. On fouilla partout, aux quatre coins du bois, mais on ne le trouva pas. La première nuit passa, puis la seconde, puis la troisième dans l’infortune la plus totale, alors on stoppa les recherches. Peut-être était-il parti ; mais où, et avec qui ? Cela n’avait ni queue ni tête ! Isabeau était effondrée.

  Comme prévu le temps se mit rapidement au froid et les souches eurent de bonne heure leur premier capuchon de neige. Certes elle ne dura pas. Les chiens maintenant faisaient courir les bécasses dans les bois, les lièvres dans les champs, les perdrix rouges dans les garrigues et les faisans le long des ruisseaux. Les hommes autorisés avaient chaussé les guêtres et bourré les cartouches à la gueule. Les tirs étaient si soutenus sur les terres du seigneur de La Roque que les colverts faisaient un bon détour pour rejoindre l’étang de Marseillette. D’autres hommes coupaient du bois, d’autres encore rafistolaient quelques toitures. Quant aux travaux agricoles l’heure était venue de semer le froment, l’orge et le blé. Dès le commencement du mois de novembre les fèves avaient été semées et six boisseaux suffisaient à ensemencer un arpent de terre grasse ! Bien entendu dans les exploitations les plus riches on plantait encore et toujours de la vigne. Encore d’autres élaguaient les oliviers ; la taille d’automne consistait à couper les cimes et laisser croître les surgeons en liberté sur les flancs. En cette période les jardiniers semaient l’ail, à quatre doigts les uns des autres, sans trop les enfoncer, puis ils semaient les noyaux de pêche dans des planches façonnées afin de les transplanter dès que les tiges auraient grandies ! Jamais personne ne s’arrêtait, le travail était sans fin et les hommes avaient envie !

  Le vingt-sept, soit douze jours après la découverte du corps de Guillaume, Antoine Valet et Pierre Seudeu chassaient sur les terres basses de Fontiès : la bécasse bien sûr sur la rive de l’Aude, un endroit où l’on ne fait au grand jamais buisson creux, le colvert évidemment, la sarcelle sous un couvert d’aulnes ou de saules, mais aussi la palombe dans les couloirs de passage, sans oublier le lapin, florissant dans les fourrés environnants ! Ils marchaient à quinze pas derrière leurs chiens quand Antoine vit dépasser d’une broussaille un bout d’étoffe ensanglanté. Il s’agissait d’un pan de gilet bleu lapis-lazuli dont un bouton était orné de tissus jaune safran. A l’autre bout de l’étoffe gisait le corps de Jean-Paul Rouire, qu’ils ne connaissaient guère, mais dont la disparition avait fait grand bruit dans la contrée. Ils allèrent aussitôt avertir les autorités et le corps fut lui aussi emmené au château. Il avait été découvert tout juste à soixante pas de l’endroit où gisait son frère Guillaume douze jours auparavant. Les deux hommes, choqués, rentrèrent au village la musette remplie de bêtes à poils et à plumes… et le cœur particulièrement gros.

  Une grosse lune orange traversa le ciel cette nuit-là, le vent se tut et l’on entendit deux loups hurler à moins d’une lieue des postes du château de Fontiès. D’un revers de manche le Seigneur de La Roque enleva la buée sur un carreau, regarda dehors, frissonna aux cris des bêtes, s’assit un moment, pensif, sur le pot vernissé que les domestiques jetteraient à la rue le lendemain matin et se coucha. Capendu était tout près mais Capendu était bien loin. Demain la pleine lune éclairerait les tuiles et les pavés comme en plein jour, ça ferait bramer les mules, cacader les pintades, et remuer les corps des vivants sous les courtepointes.

Qui étaient les meurtriers ? Deux des quatre hommes rencontrés à Trèbes… des bandits de grand chemin, non des futurs militaires… Jacinthe !

 

1 : orta : grand jardin en occitan (potager quant à celui de Fontiès).
 2 : Philippe d’Orléans – la Régence fut de 1715 à 1723.
 3 : C’est à Peter Henlein, horloger allemand, que l’on attribue l’invention de la montre, de très petites horloges auxquelles il soude un anneau sur le côté.
4 : « Histoire Générale de Languedoc » ouvrage sur l’histoire de la province de Languedoc, rédigé et publié durant la première moitié du XVIII siècle par les pères bénédictins dom Claude Devic et dom Joseph Vaissète.
5 : actuelle rue de Verdun.