Rss

Des larmes pour Téodégonda (2014)

                  Dès que Téodégonda en avait le loisir, elle parcourait à cheval sa Septimanie, sa crinière rouquine flottant comme une mer d’écume sur les rameaux de vigne, ses bottes de peau couvrant ses genoux et sa tunique de lin bleue azur ouverte sur un esprit libre et un buste constellé d’étoiles. Elle aimait sa terre comme on aime un enfant. Elle était à l’écoute de ses moindres sourcillements, elle la comprenait et lui parlait, elle la caressait, elle l’embrassait, elle la cajolait, elle la respirait ; elle lui vouait un amour fusionnel !

     En ce mois de février de l’année 506, Téodégonda-Amalasunta venait de fêter ses vingt-neuf hivers. Voilà quatre années que la princesse ostrogothe Téodégonda était mariée à Alaric II, son cousin, roi des wisigoths. Elle était la fille de Théodoric II, oncle d’Alaric II, qui avait été le roi des wisigoths de 453 à 466 et qui avait fini égorgé par son propre frère Euric, père d’Alaric II, qui lui reprochait de s’être trop romanisé. Vous savez ce que sont les affaires de famille, passons. Euric, surnommé « le Mars gothique de la Garonne », en raison de son terrible coup d’épée nommée Tervinc, avait donc naturellement succédé à son frère Théodoric II, puis passé, si je puis dire, le flambeau à son fil Alaric II, en 484, s’éteignant, lui, de mort naturelle.

   Alaric II, chrétien de confession arienne, appartenant à la dynastie royale gothique et sacrée des Balthes (qui signifie : des audacieux), régnait sur un territoire s’étendant maintenant de la Loire à Gibraltar et de l’Atlantique aux Alpes du sud.

   Alaric II avait un fils, Gésalic, et une fille, Eustère, de sa première union avec Theudicote. Avec Téodégonda, ils avaient un fils, Amalaric Ier, qui deviendrait roi des wisigoths en Espagne, de 511 à 531. Amalaric épouserait, en 517, Clotilde, fille de Clovis, roi des Francs, afin d’arrêter les raids Francs dans le nord de son royaume… vous savez toujours ce que sont les affaires de famille, passons. Voici pour les présentations.

    Téodégonda et Alaric partageaient leur temps entre Toulouse, dont Alaric avait fait depuis peu la capitale wisigothe, Aire-sur-Adour, où Euric avait installé sa résidence royale (une ville très importante quant à sa situation géographique au pied des Pyrénées), et le château accroché au flanc de cette montagne dite aujourd’hui : Montagne d’Alaric, dans la Narbonnaise.

    Ce château avait probablement été bâti durant le règne du wisigoth Athaulf, beau-frère du roi Alaric Ier, décédé, auquel il avait succédé à la fin de l’année 410, après le sac de Rome. Ayant renoncé à gagner l’Afrique romaine conformément aux projets de son prédécesseur, Athaulf et ses troupes avaient préféré gagner le nord de l’Italie, étaient entrés en Gaule en 412, avaient enlevé la Provence, et en 413 l’Aquitaine. Il semblerait donc que le château fut sorti des chênes verts, des arbousiers… et du dos des sangliers à ce moment-là… sangliers que l’on ne chassait pas au 6ème siècle, car le Sus scofa était alors considéré comme un animal sacré.

    Gardé par une grosse garnison et protégé par de bonnes murailles, si le lieu était sûr, il demeurait une place forte et n’avait ni le charme ni le raffinement des habitations d’Arles, de Toulouse ou d’Aire-sur-Adour ! Les sols des maisons des aristocrates de Septimanie et de Novempopulanie étaient décorés de fines mosaïques aux motifs géométriques, ou représentaient, souvent, ces arbres de vie chers aux goths. Ici, les habitations de pierre et de bois étaient adossées à la muraille, et la paille et les lauses remplaçaient allègrement les tuiles ocre rouge de la plaine.
Le confort y était rudimentaire, le vin y coulait plus que l’eau, et, tour à tour, le froid, la chaleur et le vent s’y disputaient la meilleure part du gâteau !

     Pourtant, c’est bien là que Téodégonda aimait passer le plus clair de son temps ; c’est là qu’elle se sentait libre, c’est là qu’elle se sentait femme !

     Tout autour d’elle, c’était un cénacle de barbus et de chevelus vêtus de cuir, portant des hautes bottes de poulain et des manteaux se relevant sur les côtés, laissant voir leurs genoux nus, qui braillaient leur accent gothique, et qui, vautrés sur des ballots de paille, accompagnés de leurs cithares chantaient jusqu’à l’aube leurs légendes héroïques ! Souvent, la célèbre « colère gothique » montant au nez de quelques guerriers avinés, il arrivait qu’éclate une bagarre, sous les rires et les huées de l’assistance. Avec leurs femmes, que Jordanès n’hésitait pas à appeler « Amazones », et dont les cris assourdissaient les poètes raffinés qui se voulaient « romains », ces wisigoths ne vivaient que pour la guerre !

    Partout ils possédaient des terres fertiles mais ignoraient les joies de l’agriculture. Sous leur domination, bien des labours devenaient des pâtures ou des friches. Juste quelques maigres troupeaux de chèvres paissaient aux abords du château. Les vignes, sur les coteaux, et les légumes, le chanvre, l’orge, l’avoine, le seigle et les gros troupeaux de brebis dans la plaine entre Tricessinum (Trèbes), Liviana (Capendu) et Fontéius (Fontiès), c’était l’affaire des gallo-romains qui en avaient la connaissance et l’expérience ! Les wisigoths, indifférents même aux plaisirs des banquets romains et de leurs villae qu’ils trouvaient bien campagnardes, c’était le dressage des chevaux, la chasse au faucon et à l’arc, et l’étude des astres, des étoiles et des constellations du ciel ! (qu’ils affectionnaient tout particulièrement). Le reste du temps, ils arboraient fièrement leurs flamboyants écus, astiquaient les phalères des mors de leurs chevaux, leurs haches, leurs lourdes épées, leurs casques, leurs cuirasses et leurs boucliers. Les Vesi (aristocrates) combattaient à cheval, les saïons maniaient l’arc… et c’était à peu près tout.

    Téodégonda, bien que princesse ostrogothe et femme du roi Alaric, n’aimait pas la compagnie des aristocrates auprès desquelles et desquels elle s’ennuyait profondément. Aux raffinements vestimentaires et mondains elle préférait l’odeur du lard qui graissait les ferrailles clinquantes des soldats, les chansons de rustres et les longues chevauchées dans les vignes et les champs de sa Septimanie.

    Comme les autres wisigothes des villes, comme les autres femmes du château, Téodégonda glissait entre ses longs cheveux roux un large peigne en os décoré à côté de longues épingles perlées d’argent. Les femmes wisigothes, coquettes, aimaient porter de nombreux éléments de parures, dont les grandes fibules taillées dans de l’argent bruni et portées haut sur le torse, les petites fibules aviformes ou circulaires de métal cloisonné entre des grenats, les plaques et décors de ceinture, les colliers, les pendeloques et les bracelets offrant un large éventail de formes et de décors.

    Les femmes savaient aussi utiliser les secrets de la magie ; Téodégonda surtout !

   Dans la plaine, sur les terres de Fontéius, alors peuplée d’anciens volques tectosages devenus gallo-romains, à une lieue et demi du château le roi Euric avait fait bâtir une tour de guet, où, de son temps, quelques soldats de la grande armée wisigothe étaient en faction.
Maintenant la tour était désertée et demeurait le lieu de promenade privilégié de Téodégonda qui préférait, de loin, les longues plaintes du vent d’ouest à celles de ses voisines du château. Femme du roi, elle circulait à peu près comme bon lui semblait sur les terres maintenant en paix de son époux.

  Téodégonda pratiquait l’arianisme, dont le point central concernait les positions respectives des concepts de « Dieu le père » et « son fils Jésus ». La pensée de l’arianisme affirmait que si Dieu était divin, son Fils, lui, était d’abord humain, mais un humain disposant d’une part de divinité. Quoi qu’il en fût, elle se rendait souvent à cette tour de Fontéius, où elle y vénérait ses dieux et y pratiquait sa magie.

    Aussi, lorsqu’en ce mois de février 506 son mari et une partie de la garnison durent quitter le château pour se rendre à Aire-sur-Adour, Téodégonda, invoquant les faiblesses momentanées de son fils Amalaric, âgé de quatre ans, préféra ses murailles grises et épaisses aux réceptions colorées, aux musiques, aux discussions et aux agapes de la Novempopulanie. Elle préféra sa tunique courte de peau aux tuniques longues des dames de la cour, et ses courses à cheval à travers le pays aux civilités obligatoires dues à son rang.

    Alaric quittait le château pour quelques jours, les retrouvailles n’en seraient que plus réjouissantes.

   Les hommes se rendaient à Aire-sur-Adour où le roi devait promulguer son abrégé de droit romain, appelé « lex romana visigothorum », plus connu sous l’appellation « Bréviaire d’Alaric ». En promulguant cet ouvrage, le roi authentifiait l’oeuvre des jurisconsultes gallo-romains qui y avaient rassemblé les lois romaines les plus importantes. Ce texte apportait à la civilisation européenne l’héritage fondamental de Rome : la notion d’État, la distinction entre droit public et droit privé, les statuts sociaux, la régulation des transactions commerciales, les rapports avec l’Église, bref, tout ce qui constituait un monde où la violence barbare était jugulée par le droit normatif. Ainsi s’explique que cet ensemble de lois ait été accepté ensuite par le royaume des Francs, puis par l’Europe carolingienne, puis enfin par les juristes modernes… et c’est du Bréviaire d’Alaric que nous tenons le principe fondamental : « Nul n’est censé ignorer la loi » !
Le roi wisigoth ne se contentait pas de laisser en application le droit théodosien, mais il le modifiait. C’est dans cet esprit que le Bréviaire avait été d’abord composé par des juristes, à Aire. Il avait été ensuite approuvé par les notables gallo-romains, ecclésiastiques et laïques, et allait être maintenant promulgué par le roi. Pour ce faire, des prêtres, des nobles laïcs, des Novempopulaniens choisis et leurs évêques avaient été conviés. Ils allaient approuver la confection du Bréviaire.

   Téodégonda, que la politique n’intéressait que de loin, accompagna la troupe sur le chemin de Carcaso (Carcassonne) au-delà de Fontéius et rentra au grand galop au château. Dès lors, les jours qui suivirent furent pratiquement identiques : partager les obligations quotidiennes avec les autres femmes du château, passer beaucoup de temps avec son fils Amalaric, et, comme ce mois de février de l’an 506 était particulièrement doux, se livrer à d’interminables chevauchées à travers les vignes et les chênes verts.

     Dix-sept jours s’étaient écoulés depuis le départ des hommes. Le soleil brillait plus que jamais et le vent d’ouest poussait son habituelle chansonnette. Quelques nuages moutonneux descendaient en file indienne de Tolosa (Toulouse) et rejoignaient hâtivement les eaux de la Mare Nostrum.

     Téodégonda aussi brillait plus que jamais. Elle avait été avertie que la troupe arriverait dans l’après-midi et elle était extrêmement heureuse de retrouver son époux. Elle irait évidemment à sa rencontre et le verrait de loin, lui, le roi, toujours devant ses hommes, triomphateur sur son fier cheval noir ! Lui aussi guetterait le bout du chemin pour l’apercevoir… car il savait qu’elle viendrait à sa rencontre, et devait attendre ce moment avec une grande impatience !

     Pour l’instant la jument alezane de Téodégonda fendait l’air. Sur son dos, la crinière d’une wisigothe rouquine flottait comme une mer d’écume sur les rameaux de vigne nus. Ses bottes de peau lui couvraient le genou et sa tunique de lin bleue azur était ouverte sur son esprit libre et son buste constellé d’étoiles. Téodégonda avalait goulument l’instant présent. Tout n’était que bonheur lorsqu’elle était à cheval ; tout n’était que joie lorsqu’elle se rendait à sa tour de Fontéius !

    Des hommes taillaient les vignes et des femmes accroupies ramassaient les sarments pour le feu. Les rouquettes en fleur parfumaient l’air et des peuplades de pissenlits ornaient la terre de magnifiques soleils. Des nuées d’escargots montaient à la cime des fenouils et la terre pouffait sous les assauts des sabots ferrés. Derrière le rideau de fumée blanche de ceps de vigne qui se consumaient, à l’abri des regards un coucou chantait. Sous la danse verticale de leur tête naïve et roulant sur un tapis de boulettes musquées, des brebis rentraient au bercail. Le berger tenait un panier duquel dépassaient les oreilles d’un lièvre et des tiges de romarin. Ses braies quadrillées de jaune et de rouge dessinaient sur son passage une pétillante géométrie.

     Maintenant, proche de la tour, la jument était attachée au tronc d’un gros laurier, et de l’intérieur de la bâtisse s’échappaient des murmures de voix, d’étranges cliquetis et de courts gémissements ; Téodégonda officiait. Là-haut, sur le flanc de la montagne, le château apparaissait comme une tâche blanchâtre au milieu des roches calcaires et des chênes verts. La montagne au dos rond semblait attendre l’arrivée des soldats et les femmes et les grives piaffaient d’impatience.

    La troupe avait passé Fontéius et s’apprêtait maintenant à traverser le ruisseau de la « Bretonne » à gué. Depuis plus d’une lieue Alaric scrutait en vain le bout du chemin, s’inquiétant de ne pas y voir sa bien-aimée venir à sa rencontre. Alors qu’il était depuis quelques minutes en vue de son château, il décida de prendre deux cavaliers avec lui et pressant leur monture ils partirent devant.

    Au château, l’accueil fut chaleureux, mais Téodégonda n’était pas de la fête. Personne ne s’en était inquiété car tous la croyaient chevauchant aux côtés de son royal époux depuis un bon moment.

    Alaric repartit sur le champ et alla, en colère, vers la tour de Fontéius où il pensait la trouver. La nuit tombait, la tour était vide et close. Mais non loin de là, il vit, en repartant, la jument alezane qui broutait quelques touffes de thym et Téodégonda allongée sur le sol, sans vie. Il sauta du cheval en pleurant, et au dire de l’histoire, ce fut la seule fois qu’Alaric pleura de toute sa vie ! Les larmes d’amour qu’Alaric versa furent si bouleversantes que l’anecdote traversa les siècles. Aujourd’hui, à l’endroit même où Alaric pleura, il est une vigne appartenant au vignoble du château de Fontiès-d’Aude, qui produit un délicieux vin de merlot que les propriétaires ont eu la délicatesse de nommer : « Les Larmes d’Alaric » !

    Ses deux compères s’approchèrent quand Téodégonda bougea. Alaric l’embrassa. Ses longs cheveux roux éparpillés dans la verdure de la folle avoine, Téodégonda était plus belle que jamais. Ils la ramenèrent au château et ce ne fut pour elle que l’histoire de quelques jours de rétablissement. Son épaule et son coude gauche étaient démis, mais sa blessure à la tête était plus inquiétante. Elle avait en fait perdu connaissance et elle fut au château l’objet de toutes les attentions.

    Quelques semaines après, les Francs de Clovis menaçant le royaume wisigoth de Septimanie, Alaric dut partir pour Tolosa ; la jument alezane et Téodégonda étaient du voyage.

     Sur la montagne d’Alaric le soleil du mois de mars se faisait de plus en plus puissant et la végétation commençait à se réveiller peu à peu. Les premiers cistes commençaient à ouvrir leurs ombrelles rosées et les premières asperges quillaient la tête des asparagus sauvages. Les grives chantaient à tue-tête… comme les soldats demeurés au château. Roi ou pas roi, le cénacle des barbus et des chevelus vêtus de cuir, portant des hautes bottes de poulain et des manteaux se relevant sur les côtés, laissant voir leurs genoux nus, braillaient leur accent gothique, et, vautrés sur des ballots de paille, accompagnés de leurs cithares chantaient jusqu’à l’aube leurs légendes héroïques ! Les femmes riaient et la lune roulait dans un ciel toujours en paix ; pour l’instant.

      L’an 507 sonnerait le glas de la fin de l’occupation wisigothe en Septimanie, et au flanc de la montagne d’Alaric, en un autre combat pour la vie, les broussailles partiraient à l’assaut des murailles abandonnées.

Laisser un commentaire