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Un jour de mai chez Louis et Marguerite (2023)

            Cela faisait belle lurette qu’il n’était pas tombé un tel orage sur Sauzens. Même s’il n’avait que trente mètres à parcourir, la pluie, malicieuse, aurait certainement raison de ses guêtres ! De la ferme du Mas de l’écluse, où il vivait, Louis, l’aïeul de Marie-Noëlle, se rendait à la maison éclusière juste de l’autre côté du Canal. Il y officiait en tant qu’éclusier. François, son père, et Pierre, son grand-père, l’avaient précédé dans cette fonction. Jean-François, Louis, et Sulpice, la descendance, en feraient de même. Lorsque l’on habite à trente mètres de l’écluse, quoi de plus naturel !

En franchissant la passerelle le rideau de pluie était si dense que Louis aperçut tout juste les chevaux sur le chemin de halage. Plus en arrière les trois bateaux du convoi émergeaient du flou à grand peine, à la manière de ce Bateau sur l’Elbe de Caspar Friedrich. Par contre il avait entendu les équipages approcher tant les matelots et les charretiers échangeaient à grosses voix ! Il devait faire passer l’écluse à un convoi de trois barques, ce qui devenait de plus en plus fréquent. Dans les décennies précédentes les barques arrivaient seules, les unes après les autres au rythme d’environ trois-cent par an. Ce convoi emportait quelques trois cents tonnes de céréales vers le port de Sète, bien entendu du blé du Lauraguais ! Et quant aux trois paires de percherons et boulonnais, fumants de labeur, ils tiraient ce trésor au pas ardu d’une dizaine de kilomètres par jour.

Louis avait pour nom de famille Gazaigne, qui désigne en occitan une terre labourée. Gazaigne qui deviendrait Gazagne au début des années mille huit cents. Et il n’y avait pas de fumée sans feu puisque des terres labourées on en avait de bons arpents au Mas de l’écluse ! Louis y faisait son vin et vendait régulièrement quelques bouteilles aux usagers du canal, ce qui rajoutait assurément un peu de beurre dans les épinards. Des vignes, comme son potager d’ailleurs, qu’il travaillait ardemment sa journée d’éclusier terminée. En mille sept cent quatre-vingt-huit, alors âgé de trente ans, il avait épousé Jeanne Grousset de Villesèque qui lui avait donné quatre enfants. Jeanne étant décédée neuf ans plus tard Louis avait pris en secondes noces Marguerite Depaule avec laquelle il avait maintenant six enfants de plus. L’histoire dira que veuf une seconde fois il épousera en mille huit cent vingt-sept Jacquette Pradel, une couturière de Carcassonne avec laquelle il n’aura pas d’enfant.

Louis vivait dans la maison que son père, François, avait faite bâtir en dur sous Louis XV, en mille sept cent soixante-six, en lieu et place du logis des ancêtres. Louis avait alors huit ans et les souvenirs de la construction étaient toujours fort présents en son esprit, car au milieu du dix-huitième siècle les hommes de huit ans avaient aussi leur part de travail… et ce pour longtemps encore !  L’ancêtre qui le premier avait pris possession du lieu s’appelait Sébastien Gazaigne, et lui s’y était installé pendant le règne de Louis XIV, en mille six cent cinquante-neuf, comme l’acquiesce le linteau de l’ancienne écurie. Quant à la remise, qui donnera la cuisine d’aujourd’hui, la descendance qui la fera sortir de terre en mille huit cent quarante-cinq aura pour prénom Jean-François. Ce sera sous la houlette de Louis-Philippe, pendant la monarchie de Juillet. Jean fera bâtir la maison actuelle entre mille huit cent soixante-quinze et mille huit cent quatre-vingt-cinq sous les présidences du légitimiste Mac Mahon et de Jules Grévy, républicain modéré.

Et lorsque le Canal du Midi fut construit, entre mille six cent soixante-six et mille six cent quatre-vingt-un, année de son inauguration, on donna à l’écluse jouxtant les terres de Pierre tout naturellement le nom de Pierre… Gazaigne. Ce ne sera qu’à partir de mille huit cent vingt qu’on parlera de l’écluse de Villesèque, à laquelle on adjoindra la mention « dépendant de la commune de Caux et Sauzens ».

Certes, si d’un coup le temps vous semble avancer bien vite revenons sur le chemin de halage où les percherons et les boulonnais profitaient du passage de l’écluse pour voler quelques chardons au talus et somnoler un brin, debout. Depuis la noyade d’un matelot dans le bassin, en mille sept cent trente-six, la paix avait remplacé les larmes à l’écluse de Gazaigne. Si la mort par noyade n’était pas chose courante dans le canal, cent ans après cependant, en mille huit cent trente-six, elle viendrait quérir au même endroit un fils de la famille Gazagne… mais ainsi vont les saisons, épargnant ou biffant les âmes à leur guise !

Un alcide vent de Cers ayant décidé de chasser subitement les nuages, d’un coup la pluie stoppa son martellement. Deux gouttes seulement tenaient tête à Eole, puis le calme plat suivi d’un soleil radieux. Il est vrai que le temps est encore bien changeant au mois de mai. Dans la maison éclusière, Louis, les matelots et les charretiers purent enfin poser le verre et regagner l’air libre en toute quiétude. Ils devaient maintenant reprendre leurs manœuvres de franchissement de l’écluse. Au ras de l’eau les iris jaunes quillaient à nouveau la tête et les saules pleureurs ne lâchaient plus une larme. Les trois cygnes qui avaient élu là domicile depuis trois ou quatre ans plongeaient le cou entre les algues où ils se délectaient de vers et de petits escargots. La journée reprenait normalement son train de marche.

De l’autre côté du canal, au Mas de l’écluse, la journée n’avait en rien cessé le sien. Marguerite venait d’apporter sa tisane à Louis-Germain, le petit dernier, encore alité après trois jours de forte fièvre. Grace au mélange de saule blanc, de reine des prés, de petite centaurée et de sureau noir que Marguerite dosait savamment, le petit serait vite sur pied. L’hiver, lorsque la fièvre décidait de se tenir au chaud au Mas de l’écluse, Marguerite avait le remède pour la faire fuir au plus vite, et des poutingues naturelles elle en avait pour tous les maux ! L’autre chose qu’elle faisait mieux que personne, c’était le millas. De la farine de maïs, de l’eau, une pincée de sel, et lorsque la pâte épaisse était prête elle la laissait refroidir quelques heures. Quant elle avait du sucre, qui coûtait bien cher, elle en saupoudrait les morceaux et toute la maisonnée était aux anges. Dans le Sud-Ouest on cultivait le maïs depuis cent ans déjà, et je puis vous assurer que lors des crises de disette il était l’alimentation principale de toutes les populations !

Outre les remèdes et la cuisine Marguerite n’avait pas une minute à elle. D’ailleurs pourquoi faire ? Sa maisonnée était toute sa vie ! Elle s’affairait au jardin autant que Louis, entretenait un poulailler de plus de quinze poules, autant de canards qui déambulaient autour de la maison et sur le bassin de l’écluse, soignait une dizaine de lapins, donnait un coup de main à la vigne quand il le fallait et montait du bassin toute l’eau nécessaire à leurs besoins. De quoi occuper une femme d’éclusier… jour et nuit !

Le puits du Mas de l’écluse était situé sur une parcelle de terre en pente vers le canal. Un moulin amenait l’eau du puits au bassin situé plus proche de la maison. Et fixée sur la pierre du bassin une pompe à main terminait de remplir les seaux. Le confort était complet… sauf que le bras de la pompe donne des ampoules aux mains, que l’eau vous entaille les doigts l’hiver, et que les seaux sont lourds à porter en fin de journée ! Enfin, dès qu’il aurait un peu de temps Louis réparerait la grosse fissure de la margelle car il ne faudrait pas qu’elle s’éboule sur le tuyau du moulin ! Le puits, voilà bien un endroit du Mas sur lequel il fallait porter une attention permanente et particulière ! Comme Marguerite aurait été heureuse de voir arriver l’eau de la ville en mille neuf cent soixante ! Et comme ils auraient été heureux d’éteindre leur dernière lampe à huile, en mille neuf cent cinquante-trois, pour désormais juste appuyer sur l’interrupteur !

Le temps passa, Louis et Marguerite partirent pour d’autres cieux. Et cela me fait quelque chose de clore ainsi leur chapitre. L’espace de quelques lignes j’ai partagé avec eux un peu de pluie et de bonheur, suffisamment pour pouvoir m’y attacher, les voir et sentir jusqu’à leurs parfums ; bénie soit l’écriture !

A partir de mille neuf cent la transmission du Mas de l’écluse se fit par les filles. Vinrent Rosa, Emilie et Jeanne emportant dans leurs paniers leurs amours et leurs grisailles.

Par la suite le Mas devait rester inhabité trente-cinq ans… quand en deux mille dix-neuf Marie-Noëlle en hérita et se lança avec Xavier dans un projet de réhabilitation en gîte. Tout fut rapidement mûri et mené, et le domaine viticole relancé. Et si je vous parle d’un gîte quatre étoiles ne perdez pas de vue que de là-haut, parmi les plus brillantes du firmament, Louis et Marguerite auront toujours pour vous un sourire complice.

Une nouvelle vie commence ici aujourd’hui ; quelle soit longue, heureuse et prospère !