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Une époque formidable (2022)

         Chaque participant à l’Atelier d’Ecriture 2021/2022, au sein de l’Amicale Laïque de Fontiès-d’Aude, devant clôturer sa saison par un texte narratif, voici le mien… 

 

       Hier, nous étions le vingt-six septembre trois-mille-huit-cent-trente et je fêtais mes cent-cinquante-six ans. Et par la même occasion je fêtais également ma première reprogrammation, ou, si vous préférez, ma première prolongation de vie.

  Comme me le faisaient remarquer les quelques membres de la famille et amis présents je suis bien évidemment un jeunot puisque nous avons droit à trois reprogrammations… ce qui nous amène aux alentours de quatre-cent-cinquante ans en fin de vie. Au-delà notre corps et notre esprit deviennent incompatibles à toutes corrections et sont détruits.

  C’est fou comme les traditions perdurent, on fêtait déjà nos premières reprogrammations à l’aube des années trois-mille ! Quant aux hommes de l’an mille ils fêtaient les seize ans des filles en leur tressant des colliers de fleurs et les dix-sept ans des garçons en leur offrant ou une épée ou un soc de charrue ! Du temps des pharaons on ne commémorait les anniversaire que si vous étiez de la famille ou du proche entourage du boss, les autres étaient des esclaves, et chez eux pas de réjouissances ! En revanche, chez les humains de l’an deux-mille, qui ne dépassaient guère les quatre-vingt-quinze ans, on marquait les anniversaires en soufflant sur le nombre de bougies correspondant ; quelle idée ! Chaque époque a ses coutumes et c’est trop marrant de savoir comment les humains fonctionnaient !

  Ah, la tradition des cadeaux perdure également, tout comme la gélule AP que dans des temps reculés on nommait : « l’apéro » ! Hier, j’ai donc déballé les miens. La famille m’a offert un composant « Alpha », qui sert, après absorption, à se mettre plus longtemps en veille, si on le souhaite, que le temps prévu dans notre programmation initiale ! Les amis m’ont fait un cadeau rétro. Ils ont imprimé, comme on le faisait dans les années deux-mille, un essai philosophique écrit par un auteur ancien, José Garrigou. J’aime énormément lire les auteurs anciens et ce fut un plaisir particulier que de recevoir ce cadeau.

  J’ai lu que dans les années deux-mille, pour les anniversaires, les humains adoraient s’offrir de beaux livres, mais également des bouteilles d’alcool, un baptême de l’air, une descente de rivière en rafting ou un saut en parachute, pour « s’éclater » comme ils disaient alors !

  Aujourd’hui nous n’avons plus de livres. En ce qui concerne la lecture, notre conscience connectée demande directement à la bibliothèque universelle un ouvrage et celui-ci apparaît aussitôt au décodeur de notre œil bionique. Plus de pages à tourner et notre œil est capable de décrypter un ouvrage de cinq-cents pages en une minute. Notre conscience connectée le garde indéfiniment en mémoire, du coup notre culture en est aussitôt augmentée. Aussi nos arguments les plus pointus sont immédiatement analysés au cours de nos discussions et nous connaissons des débats particulièrement animés.

  Ensuite, plus de baptêmes de l’air, de descentes de rivière en rafting ni de sauts en parachute pour nous ; voilà bien des amusements d’un autre temps ! Quant aux moyens de locomotion, des bicyclettes, des trains, des avions et des bateaux nous en avons toujours, mais seulement en exposition dans les musées dédiés à nos origines. Pour nous déplacer nous nous téléportons quand nous le souhaitons et où nous le voulons. Notre cerveau connecté demande une destination à la BID (la Banque Interstellaire de Données) et après avoir été lue par notre œil bionique s’ouvre devant nous l’axe de téléportation choisi. Nous passons l’huis sidéral et nous apparaissons plus ou moins rapidement à l’endroit programmé.

  Depuis les temps antiques l’être humain se déplaçait à dos de chameau, de cheval, d’âne ou de mulet, et nous en possédons aussi quelques spécimens dans nos zoos aux côtés des licornes velues et des gazelles cosmiques. Ainsi nous savons comment ils étaient fait et nous en préservons la race !

 Pardonnez mes bavardages, je reviens à mes cadeaux. L’essai philosophique que mes amis m’ont offert s’intitule : « Les Camarades de la Frondaison Nouvelle », au travers duquel José Garrigou donne sa vision du monde d’alors. Il écrivait également des poésies et des nouvelles où il déclinait sa région des Corbières, sous-région de l’Occitanie, me semble-t-il, à la sauce verte « vignes et pinèdes », à la sauce multicolore « vie de ses contemporains », auxquels il vouait beaucoup d’admiration, et à la sauce rouge « politique contestataire »… tout ceci grassouillet de peintures progressistes, cela va de soi. J’aime boire les métaphores de sa poésie mais je préfère me perdre dans les accents « pieds dans le plat » de son essai philosophique, où il dépeint parfaitement, comme s’il les côtoyait, nos couches scélérates d’aujourd’hui. Mon œil bionique ne mettra que quelques secondes pour assimiler cet essai et en percevoir les moindres subtilités.

  Ensuite j’irai me restaurer car mon créneau alimentaire approche à grands pas. C’est amusant, lorsque l’auteur dépeint ses repas « paysans » de l’an deux-mille, je suis horrifié de constater combien ces gens-là passaient de temps à table, et je suis effaré de prendre note de tout ce qu’ils ingurgitaient ! Ils mangeaient beaucoup de viande : je le cite : des magrets, qui semblaient être une partie charnue des canards d’autrefois, des volailles, des bœufs et des moutons ! Ils faisaient même du saucisson d’âne, du pâté de ragondin, une espèce de gros rat, et cuisinaient le cochon à toutes les sauces ! De vrais hommes préhistoriques, des sauvages ! Personne aujourd’hui de censé ne songerait à croquer ces animaux ; des animaux ! Ils mangeaient des animaux ! Attendez, savez-vous qu’ils ripaillaient aussi avec ce qu’ils appelaient des abats et ils en étaient friands ! Il s’agissait de cœur, de foie, de poumon, de cervelle et de rognons ; étaient-ils capables de se manger eux-mêmes ; allez savoir ? Bon sang, ce devait être horrible ! De plus, ces gens-là mangeaient tellement qu’ils finissaient obligatoirement dans leurs toilettes humides pour éliminer tout ce qu’ils avaient englouti ! Quelle perte de temps et quel gaspillage ! D’autres possédaient même des toilettes sèches ; l’histoire ne dit pas s’ils grattaient ensuite avec la patte pour recouvrir leurs déchets, comme le faisaient naturellement leurs chats. Bien entendu notre technologie de complexion n’avait pas encore frappé à leur porte !

  Aujourd’hui, en quatre secondes, nous nous nourrissons d’une gélule de « gouaxfine » pour régénérer notre corps, d’une autre de « tétraglase » pour régénérer notre cerveau et c’est tout ; c’est bien suffisant ! Il est vrai que nos artistes, nos créateurs d’art, de science ou d’avenir ont le droit de prendre en plus une gélule de « crébladine » pour que leur inspiration soit plus dense et instantanée. Certes, ils doivent en faire la demande préalable à « Atlascom », le bureau compétent en la matière.

  Quand je pense qu’au vingtième siècle des poètes comme Rimbaud, Baudelaire ou Gautier se retrouvaient dans un salon de l’hôtel Pimodan, sur l’Ile Saint-Louis, à Paris, et ingurgitaient du haschich ! Seulement après leur venait le « délirium littéraire » ! C’est terrible ! Il y a bien longtemps que la drogue n’existe plus chez nous, mais comme pour la viande ou les abats personne ne songerait ici à en consommer ! Dans les textes anciens il est dit que José Garrigou prenait aussi une substance fertiligène pour son esprit, de la « Carthagène », en quantité non négligeable, une sorte de liqueur de vin après laquelle il fumait une espèce d’herbe naturelle dont le nom n’est cité dans aucun document le relatant. Je n’ai pas pu la retrouver dans mon herbier de l’an deux-mille.

  Pardonnez-moi, voici qu’à mon œil bionique gauche une amie me demande d’entrer en communication. Je lui réponds juste quelques instants.

  Voilà, excusez-moi, Psylvia souhaite que je la rejoigne dans quelques minutes pour une partie de gélules AP, vous vous souvenez, ce que l’on appelait jadis « un apéro » ! Il est vrai que j’aime bien prendre une gélule AP de temps à autres. Elle vit « accolée » à Lizzard et Luc, sur le Vertical 8 de l’Axe Ouest, ce qui correspond à l’ancienne ville de San-Francisco, en Californie, du temps où les continents, les pays et les villes existaient encore. Moi je vis sur l’ « Horizontale 4 de l’Axe Médian », ce qui correspond à l’ancienne ville de Toulouse, en France.

  Lorsque mon cerveau connecté aura demandé la destination à la Banque Interstellaire de Données, il me faudra environ neuf minutes avant de pouvoir l’embrasser bouche-à-bouche, car c’est ainsi que nous nous souhaitons la bienvenue. Et comme il n’y a plus d’êtres sexués, nous embrassons de la même manière ceux que l’on appelait autrefois les hommes et les femmes. Les enfants n’existent pas chez nous. Nous sommes créés accomplis.

  Chez Lizzard, Luc et Psylvia on accompagne les gélules AP de gélules de « canacana », de poudre de « chimpase » et même d’embruns de « coulica »… pensez-donc que je ne vais pas refuser ! Certes ce sont des produits de luxe mais Luc connaît quelqu’un au laboratoire qui les fabrique et peut se les procurer facilement. Ce n’est pas un problème de prix, comme l’on disait à l’époque du vieux système économique mondial, car l’argent n’existe plus, la société de consommation encore moins et les économies mondiales vacillantes se sont liquéfiées.

  Nous fonctionnons autrement. Aujourd’hui nous sommes au service du bien commun, quinze minutes par jour, pendant lesquelles nous donnons vie à des robots virtuels capables de tout enfanter et de se dissoudre une fois leur usage terminé. En fait chacun construit ce qu’il aime, tout le monde peut en profiter et c’est heureux. La matière est également virtuelle. Seules les planètes sont réelles, comme les gaz qui les composent et qui nous régénèrent. Nous sommes aussi des êtres virtuels… que nous devons seulement régénérer tous les cent-cinquante ans, à peu près. En fin de vie nous nous dissolvons et disparaissons. Il va de soi que nous créons bien peu d’individus nouveaux, et seulement en remplacement des corps et des esprits trop endommagés et donc non reprogrammables.

  Depuis le début de mon récit, lorsque j’évoque la notion de temps je vous parle de minutes ; c’est un terme que j’ai emprunté à l’ancien temps. Aujourd’hui nous ne parlons qu’en fractions relatives d’année lumière. Nous avons instaurés cette base de données lorsque nous avons été capables de voyager seul dans l’espace intergalactique, aux alentours des années deux-mille-huit-cent-vingt de l’ancien calendrier. Quant à l’équipement individuel de transport, il se résume seulement au « Voile V70 Titanus » qui remplace l’imposant scaphandre du temps où les premiers hommes ont commencé à apprivoiser l’espace. Notre corps se joue aujourd’hui de l’atmosphère, de la stratosphère et jusqu’aux confins de la thermosphère qui grimpe à cinq-cents kilomètres. Quant à l’exosphère, qui pointe au-delà, notre technologie de pointe ne nous permet pas encore de nous y balader librement. Par contre, pour aller prendre un peu de bon temps sur Planétarium, qui est la cité du plaisir, et qui se situe à soixante kilomètres au-dessus de nous, nous pouvons y aller, comme disaient les humains « en bras de chemise » si nous le souhaitons. Idem pour aller sentir le sublime parfum des fleurs sur les rives de la voie lactée.

  Mais assez palabré ! Le temps d’avertir mes proches et « je pars prendre l’apéro » à San-Francisco comme auraient dit les anciens. Je sais que vers la fin du vingtième siècle, les « français » qui s’y rendaient allaient voir une célèbre maison bleue figurant dans une chanson d’un certain Le Forestier. Je vous l’ai dit, les maisons n’existent plus aujourd’hui car notre intimité se résume à un tuyau de dix mètres carrés, tout confort ! N’ayant ni meubles, ni télé, ni radio, ni canapé, il est suffisamment grand pour y vivre heureux et en paix ! Quant aux étagères pour y loger les livres et la musique, nous n’en avons guère besoin puisque nos yeux bioniques sont programmés de toute la culture de l’univers et du monde ancien qu’ils restituent instantanément à notre gré. Un toit nous serait également inutile puisqu’il n’y a pas d’intempéries dans le cosmos. Fini ces époques où les agriculteurs redoutaient les grosses pluies, la sècheresse, le gel et la grêle ! Bref, nous vivons une époque formidable !

  Bien, l’heure de notre apéro approche ! Suivons la procédure : mon cerveau connecté demande le « Vertical 8 de l’Axe Ouest » à la BID (la Banque Interstellaire de Données), l’axe de téléportation s’ouvre devant moi, je passe l’huis sidéral et je pars ! On se retrouve là-bas ?

  Juste neuf minutes se sont écoulées ; vous êtes là, aussi ! Mais leur tuyau est vide ? Il est adossé à la colline, on n’y frappe pas, ceux qui vivent-là ont jeté la clé. Lyzzard et Luc, Psylvia où êtes-vous ?

  Entrons.

  Les voici, badins, qui reviennent du labo avec les gélules ! Que de plaquettes ! Nous aurons, je le crois, demain, de la friture dans les composants ! Quant à la prochaine partie de gélules AP je la programmerai dans quelques fractions relatives d’année lumière, à mon tuyau, et bien entendu vous serez des nôtres !

  Ah, nous vivons vraiment une époque formidable !

Et bises sur la bouche !