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Tant que j’aurai du pain, du vin et de l’amour (livre 2) 2008

à Paulette,

une artiste de la vie ;


Mise en bouche

 

          « Qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d’où il est tiré, et l’infini où il est englouti… »

                                                             Blaise PASCAL (Pensées)

——

      Cette fois-ci nous allons solidifier la coque, renforcer les voiles, ajuster le compas, car le rêve, l’envie, le besoin, le coup de gueule et le sentiment nous amènent à prendre le large.

 Nous partirons de chez Paulette, à Gimont, le bateau ivre, et sur le pont des poètes, des artistes en tout genre, des vignerons, la famille et les amis de tous horizons.

 Si vous êtes d’accord je tiendrai la barre tandis que de la hune, en haut du mât, Apollinaire nous indiquera les voies les moins polluées.

 Notre douce folie d’aventurier nous guidera vers Labastide où nous ferons escale. Près de Narbonne nous saluerons en passant les chevaliers cathares et nous dégusterons au cœur de ce vignoble béni quelques crus exceptionnels. De Constantinople, la Corne d’Or nous ouvrira les portes du grand large et nous sillonnerons la mer Egée, la mer Ionienne et l’Adriatique. De Venise nous reviendrons en France où la campagne électorale battra son plein. Nous irons faire un tour dans les étoiles, puis, comme à l’accoutumée, je vous présenterai quelques femmes colorées.

 Certes, en un aussi long voyage tout ne pourra être parfait, aussi la colère pointera parfois le bout de son nez !

 Nous savons que prendre la rime est un moyen de voyager beaucoup plus gratifiant que l’avion ou le bateau, que les sensations y sont particulièrement intenses, que l’on y croise régulièrement toutes les divinités de la création, que l’horaire est élastique… alors permettez-moi de me retirer sur la pointe des pieds afin de laisser libre cours à votre imagination !

 Nous savons aussi que demain le ciel sera toujours plus bleu et le soleil toujours plus chaud ; c’est ce que l’on dénomme par « avoir l’envie, la pêche, la foi, le peps ! » c’est – y croire – pour faire de demain un monde meilleur !

 Tant que les sémaphores baliseront le chemin, tant que les courants, d’une irréversible furie ne décideront de nous engloutir, alors oui, nous tiendrons le cap de l’amitié, de la tolérance, de l’amour et de la fraternité !

——

« … que l’homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté ; qu’il éloigne sa vue des objets bas qui l’environnent. Qu’il regarde cette éclatante lumière, mise comme une lampe éternelle pour éclairer l’univers ; que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit et qu’il s’étonne de ce que ce vaste tour lui-même n’est qu’une pointe très délicate à l’égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament, embrassent. C’est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part.

… que l’homme étant revenu à soi, considère ce qu’il est au prix de ce qu’il est ; qu’il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature ; et que, de ce petit cachot où il se trouve logé, j’entends l’univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même à son juste prix. »

                                                           Blaise PASCAL (Pensées)

J.G


Table des Poèmes –

 

  1. La dame aux mille senteurs.
  2. « Sans -soucis » aux Chants-Sonnets.
  3. L’invraisemblance.
  4. La mort du fou.
  5. Réflexion.
  6. La rivière habitée.
  7. L’offrande.
  8. Journaliste de l’âme.
  9. Le disparu.
  10. Trois cathares nostalgiques.
  11. Le maître de chai.
  12. Marchand de soies.
  13. Soirée télé.
  14. Les gens de petits pouvoirs.
  15. Peluches d’idées.
  16. Les trois ânes.
  17. Etat sidéral.
  18. Le monde appartenait aux femmes.
  19. Lucie de la rue des Saules.
  20. Les villégiatures de poupée.
  21. La dégringolade.
  22. Elle allait par son cher raccourci.
  23. Les cinq dernières minutes.
  24. Les luttes intestines.
  25. Les voies de l’éternité.
  26. Une rose au printemps.
  27. Demain.
  28. Silence.

1.  La dame aux mille senteurs

 

Elle rit sur la balancelle

entre les roses et le lilas,

elle succombe aux blancs asphodèles,

aux poèmes, aux films d’autrefois !

 

Les yeux dans les nues elle voyage !

l’Amérique, elle la sait par cœur ;

elle dort la porte de sa cage

ouverte sur les champs de fleurs !

 

Elle tutoie dans l’intimité

Marilyne, le King et James Dean

et vous déclame pour s’amuser

le Dormeur du Val ou le Spleen !

 

Rostropovitch l’emmène au bal,

Debussy l’embrasse dans le cou,

Wagner à fond, et le journal

pour la critique et les froufrous !

 

Elle aime quand le taureau s’affaisse

dans la poussière et les bravos ;

elle garde au cœur la foule en liesse

lorsque toréait Manolo !

 

Puis elle s’attriste à la mésange

qui tombe au sortir de son nid,

au chat noir qui guette les anges,

le rossignol et la souris !

 

Elle ronge les bâtons de lune

comme les réglisses d’antan,

je crois bien qu’elle ait fait fortune

en gardant à vie ses quinze ans !

 

Elle hume l’odeur de la pluie

sur le jasmin et les graviers

et passe le plus clair de ses nuits

dans les cieux à se promener !

 

Elle lit, elle dessine, elle boit

la rosée aux feuilles des tilleuls ;

toujours le poste à pleine voix

et la bonté au coin de l’œil !

 

Elle cuisine avec éclat,

sa table est un enchantement

– festival baroque de plats –

sublimes bouquets de présents !

 

Vous la décrire telle qu’elle est,

telle qu’elle pense et comme elle va,

assise au coin de la cheminée

perdue dans les flammes et le bois

 

m’oblige ;

 

ainsi va la rime de cœur

à l’encre bleue du témoignage ;

cette dame a mille senteurs,

j’avais envie qu’on les partage !


2.  « Sans-soucis » aux Chants-Sonnets

 

Peu m’en chaut que juillet sème les larmes de mai,

que la pluie souveraine chante quand il lui plaît,

que sous un large châle de laine bigarrée,

sur la plage un estivant pleure son teint halé !

 

Peu m’en chaut que l’on s’enivre d’un doux vin chaud,

qu’aujourd’hui les saisons s’emmêlent les pinceaux,

peu m’en chaut si l’hiver nous double cap et cul,

si l’automne et le printemps font l’état cocu !

 

Peu m’en chaut que l’édredon baise le drap fin

si sous la plume l’amour me donne la main,

peu m’en chaut de voir passer les nuages gris

si je vous ouïs, Poètes, les premiers vendredis 1 !

 

Si je vous ouïs, poètes, « sans-soucis » mensuels,

vous qui m’ouvrez si grandes les portes du ciel,

peu m’en chaut que Verlaine, Hugo donnent le La ;

poètes je vous ouïs et mon soleil est là !

 

Peu m’en chaut que l’orage ravine à gros bouillons

si vos guitares louent Brassens, François Villon…

que nous soyons vingt et cent ou bien des milliers,

habillés de musique pour l’éternité !

 

Peu m’en chaut que l’on trône en cette salle immense

tant que Louise Labé me caresse la panse !

peu m’en chaut que par delà tuiles et carreaux

Delteil et Breton se sucent encore les os !

 

Peu m’en chaut que l’on foule au gré de la forêt

les stomates de buis, les bogues de châtaigniers,

si la fleur qui recueille nos espoirs les plus fous

a le parfum de l’âme et non la dent du houx !

 

Peu m’en chaut qu’au mois d’août la mer soit en furies…

alors je vous lirai, poètes, jour et nuit ;

si le temps gris faisait naître en moi quelque peine,

à vos vers j’adjoindrais un flot de Carthagène !

 

Peu m’en chaut que tout vire à la rouille ici-bas,

votre amitié, Poètes, elle, ne bronche pas ;

j’aime vos yeux brillants, votre haleine divine

et me rassasie aux plats de votre cuisine !

 

Peu m’en chaut si la pluie tombe toujours sur Nantes,

les toits de Labastide n’ont qu’une seule pente ;

peu m’en chaut le lieu de nos prochains rendez-vous,

place du Capitole, rue de la grange au loup….

 

tant que nous serons là, debout, entremêlés,

peu m’en chaut le froid, la grêle, le gel, les ondées ;

allons enfants, marchons, marchons, qu’une encre pure

abreuve les sillons de nos saisons futures !

 

les premiers vendredis : tous les premiers vendredis du mois une scène ouverte se tient à l’association « Les Chants sonnets » de Blagnac.

3.  L’invraisemblance

 

Les pressoirs ont tout juste fini de sécher

qu’il faut déjà se préparer à vendanger ;

si le temps passe vite ! à qui le dites-vous !

je proclamerais même qu’on vit comme des fous !

 

si tant est que les fous, dans leur raisonnement,

se fient toujours, grand Dieu, à l’indice des temps !

 

Tenez, hier je passais sur le pont Mirabeau,

un homme en complet vert, guêtres grises et chapeau

m’aborda gentiment, me salua bien bas

me prenant pour un vieux poète d’ici bas ;

un vieil illuminé dont je n’ai rien à faire

répondant, je le crois, au nom d’Apollinaire !

 

N’ayant aucune envie d’être pris pour un autre,

un vulgaire inconnu – fut-il même un apôtre –

je dis au gentleman : « Mon brave, il n’en est rien,

je suis viticulteur non loin de Saint-Germain ! »

 

« De Saint-Germain des prés ? Bon sang, j’en étais sûr,

ce ne sont vos raisins mais vos vers qui sont mûrs !

Monsieur, vous êtes poète, à n’en nul douter !

peut-être, je le conçois, poète réincarné !

cueillez en votre vigne des rimes à sonnet,

mettez-vous au lutrin, vous devez travailler !

puisque nous connaissons un excédent de vin,

offrez-nous cet « Alcools  » dont nous avons besoin ! »

 

« Ma foi, lui répondis-je, je crois qu’ « Alcools » est pris,

je titrerai mes rimes du doux nom d’ « Eau de Vie » !

à condition qu’elles fleurissent dans la rangée,

entre les ceps, la terre, le bon air et l’engrais !

 

Poète, croyez-vous, est-ce pour plaire aux femmes ?

et pourquoi pas, à y être, composer « Calligrammes »

 

Alcools : G.APOLLINAIRE. 1913.
Calligrammes : G.APOLLINAIRE. 1918.

4.   La mort du fou

 

Il ne put demeurer chez lui

passant de longues heures à crier,

mêlant aux papillons de vie

l’écume d’un esprit troublé.

 

Il ne put demeurer chez lui

où son monde devenait fantasque.

Il appartenait à la nuit

dont il portait maintenant le masque.

 

Seules deux étoiles oscillaient,

maigres flammes dans le fond de ses yeux

que couvraient deux sourcils noirs, épais,

et le terrible abandon de Dieu.

 

Il ne put demeurer chez lui

où la folie avait carte blanche

pour faire des confettis de lundi

et taillader en lambeaux dimanche.

 

Des formes dansaient sur les murs,

des voix léchaient les carreaux,

des couleurs asphyxiaient l’azur…

des lueurs étranges aux flambeaux.

 

Il ne put demeurer chez lui

passant de longues heures à mourir…

alors, d’Enfer ou de Paradis

ils sont venus pour en finir.

 

A la pointe du jour ils l’ont pris.

Les chiens errants furent témoins

qu’ils vinrent en robe d’organdi

et qu’ils furent à ses petits soins.


5.  Réflexion

 

Vous étiez là, sur la photo,

en cercle autour de la fontaine ;

peut-être avais-je le cœur gros,

allez savoir, un peu de peine…

 

assurément l’âme gonflée,

le pouls à trois cents pulsations ;

peut-être de la timidité

à vous offrir, nue, ma région !

 

ici, les gens sont si farouches,

si purs, si drôles, si sereins ;

Labastide a l’amour en bouche,

l’amitié au creux des deux mains !

 

et vous étiez en rond, doux anges,

comme les filles des récréations

du temps où j’avais une orange

à Noël et de blancs chaussons !

 

Couverts de simplicité,

enrubannés de joie de vivre

vous respiriez d’un même nez

et du même air vous étiez ivres !

 

les retardataires arrivaient,

les platanes chuchotaient, curieux,

et Charles et Jeanne souriaient

de l’autre côté du pont vieux.

 

J’avais dix ans dimanche dernier

et nous étions tous du même âge !

l’école est fermée à jamais,

il n’y a plus d’enfant au village…

 

pourtant, là tout était semblable,

j’entendais leurs voix résonner

et leurs pas suivaient leurs syllabes

et la rivière chantonnait !

 

je me demande si je suis mort,

parti avec ceux que j’aimais,

ou si peut-être, encore plus fort,

l’un pour l’autre, tous sont restés…

 

ce qui prouverait que l’esprit

ne sombre pas avec le corps ;

si tout alors est poésie,

pour sûr, je ne crains plus la mort !


6.  La rivière habitée

 

La rivière chantait un de ses airs d’automne ;

vous les connaissez tous, ils ont les bottes aux pieds !

ne faites surtout pas celui qui s’en étonne,

vous les avez chantés le foulard sur le nez !

 

vous connaissez par cœur le murmure des eaux

quand les peupliers arborent leurs bérets de brume

et que les hommes, sous de kakis oripeaux,

s’en vont la ligne en main et l’haleine qui fume !

 

Labastide, à deux pas, étalait ses senteurs.

Ses volutes de chêne bleuissaient l’azur,

ses parfums de saison nous réchauffaient le cœur,

les âtre, rougeoyant, grillaient leurs quignons durs !

 

Nous avions traversé les vignes flamboyantes

où les grappillons à goût de prune et de miel

avaient, en nos palais, en grappes odorantes

réconcilié la terre, la saison et le ciel.

 

Là, nous longions, heureux, la canne à pêche au doigt,

la « garbuste » remplie de nos instants magiques,

le regard malicieux, tout de fièvre et de foi,

un sentier persillé de mille crottes de biques.

 

Comme chaque fin de semaine, j’emboîtais

dans ses larges empreintes mes bottes de gamin ;

voyant ses longues traces dans la boue je riais,

puis j’allongeais le pas et gobais le chemin.

 

La rivière habitée murmurait à dix pieds,

toute une populace y grouillait hardiment !

des familles entières de passereaux piaillaient

et les libellules se coursaient en vibrant.

 

Des sauterelles en mal de vivre se jetaient

dans la gueule des truites, l’écume des remous ;

deux ou trois poignées d’araignées d’eau zigzaguaient

et de longs lézards gris dormaient sur les cailloux.

 

Quand tous se furent bien habitués à nous

– prédateurs tapis jusqu’à l’écharpe de laine –

le crin pouvait alors, sans plomb et sans à-coup

accompagner le ver jusqu’à sa mort prochaine.

 

Lui, ferrait aussitôt l’animal frétillant !

il était le plus fort et j’étais son disciple ;

je l’admirais de toutes mes larmes d’enfant,

puis un jour, j’ai pleuré l’homme aux talents multiples.

 

Il me manque aujourd’hui, et lorsque à la saison

je vois les cannes à pêche et les boîtes de vers

prêts à prendre le vent sur le pas des perrons,

c’est en fait comme si c’était déjà l’hiver ;

 

j’ai froid ; plus simplement, j’ai le cœur à l’envers !


7.  L’offrande

 

Je reviendrai de nuit, je ne verrai personne,

je déambulerai au gré des souvenirs,

invisible, tel à l’heure du grand partir,

le pied tremblant, peut-être, mais l’âme qui bouillonne…

 

j’irai à la maison, où se tiendront debout

les couleurs familières et les rêves éteints,

la douceur coutumière de l’âtre de satin,

nos pulsions les plus folles, mes amours les plus fous.

 

Je sentirais partout la chaleur qui fut mienne

et j’entendrai les voix de ceux qui me sont chers ;

les clapotis de l’eau sous le ponton de fer

mêleront à leurs cris le chant de mes sirènes.

 

Une feuille de vigne me sucrera le bec,

un sursaut bienheureux me salera les yeux ;

cette fois je brandirai le poing vers les cieux

et mes plaintes craqueront comme du bois sec !

 

Lorsque la lune déclinera sur le faîte,

que j’aurai bien pleuré, que les chats dormiront,

avant que ne s’éveillent les premiers vignerons,

sur le banc d’autrefois je poserai la tête,

 

je prierai les mains jointes, et, fier, je gommerai

ces forces intestines qui détruisent l’esprit,

faisant que l’homme, en somme, ne vaut plus qu’un radis ;

alors, bon gré, mal gré, au jour je m’offrirai !


8.  Journaliste de l’âme

 

Ce ne sont plus les mêmes… et les derniers s’en vont…

et le poste ramène de nouvelles chansons ;

le village lui-même ne change pas vraiment,

pas plus que le vignoble, la garrigue ou le temps !

 

Le raisin, le thym, le vent marin pour demain,

le costume noir qu’on garde à porté de main,

le corbillard qui passe pour la énième fois…

tous des viticulteurs, un curé quelquefois,

 

un petit d’accident, un grand de maladie,

c’est la vie qui, pardi, nous joue la comédie !

et les gens d’ici qui avancent sans le sou,

ne mouillant la soupière que d’une soupe au chou ;

 

il est là, mon pays ! Autrefois j’écrivais

des ballades joyeuses, foule de sonnets bien gais,

ma plume glissait seule tant j’y mettais du cœur,

elle ne boit aujourd’hui que l’encre de nos pleurs !

 

Je m’y sens bien, pourtant, quoiqu’un peu étranger

dans mes meubles, mes fleurs, l’odeur du temps passé ;

les odeurs de vinasse qui courraient dans les rues

et la couleur du marc aujourd’hui ne sont plus !

 

c’est comme si la ville nous avait avalés ;

je ne trouve plus de goût à l’eau du robinet,

pourtant, de ma fenêtre je vois danser la vie

quand la rouquette lèche le pampre fleuri,

 

j’entends bien le perdreau caqueter dans les blés,

je m’émerveille encore du croissant argenté

de la lune qui veille, quillée sur le tilleul,

mais je pense aux amis revêtus du linceul,

 

à tous ceux dont la terre apportait la chaleur,

à ceux qui ronronnaient au bruit de leur tracteur

qui peinait, lorsque à l’arrière un vieux tombereau

jouissait, l’estomac repu de noirs cinsaults !

 

Certes, il est là le devoir de chaque poète

de puiser chez les hommes, chez les plantes et les bêtes

– journaliste de l’âme – ce qui fait s’émouvoir,

qui fait rire ou hurler, qui entretient l’espoir !

 

Si parfois le vers s’étire la larme à l’œil,

si la rime se pare des vêtements de deuil,

si l’inspiration luit sous la lame de la faux,

comprenez qu’il n’est là plus maître de ses mots !

 

posez une fleur, en allant au cimetière,

sur le recoin pierreux de sa pauvre fenêtre,

faites entrer un sourire par son huis éventré ;

sans poète, le monde n’oserait plus tourner !

 

sans poète, sans abeille, sans mésange ni Bon Dieu…

qui accompagnerait les âmes vers les cieux ?


9.  Le disparu

 

Là, tout sentait l’anchois,

la basse terre, le ciel,

la cuillère de bois,

la confiture, le miel,

les tamaris en fleurs,

la petite maison,

les crêpes de chandeleur

et le bâtard au son,

la chaloupe ventrue,

les filets à la traîne,

l’huile de foie de morue

et les yeux des sirènes,

le phare rougissant,

l’écume et les galets,

le phare verdissant

et les cieux étoilés,

la friture dans la caisse,

la caisse sur la brouette,

le gros chat sur la caisse,

le miroir aux mouettes,

la casquette bleutée,

le caban décousu,

la bouffarde chargée

de tabac au merlu.

 

Là, tout sentait l’anchois

de la houle au soleil,

même Dieu et le Roi

car tout sentait pareil

et tous étaient égaux

devant l’immensité !

hommes, anchois et bateaux

côte à côte luttaient !

 

Là, tout sentait l’anchois,

je m’y suis arrêté ;

ne croyez surtout pas

que l’odeur m’a gêné !

 

Là, tous étaient si bons,

là, tout était si beau

que je bats pavillon

blanc en ces douces eaux.

 

Dites qu’en eaux profondes

un matin j’ai sombré ;

dites à tout le monde

que je suis mort noyé ;

oubliez que jadis

je buvais votre vin…

et dites à mon fils

que c’était le destin !


10.  Trois cathares nostalgiques

 

Même si c’est quelqu’un d’au-dessus de la Loire

qui leur a donné vie au sortir de Narbonne,

loin de cette idée folle “qu’il est meilleur de boire

à notre barricôt plutôt qu’à leurs bonbonnes“…

 

les chevaliers cathares, au bord de l’autoroute,

tout en cassant la croûte et dégustant leur vin

sifflent un air de mémoire, que les enfants écoutent !

malgré leurs rides ils me semblent avoir bon teint !

 

Sont-ce Benoît de Termes, Roger de Cabaret,

quelques grands de Toulouse, Pierre II, Trencavel,

Dame Guiraude ou Bélibaste assassinés ?

Qui de la quatre voies lève ses armes au ciel ?

 

Peu importe, on s’en fout, ici tous ne font qu’un

– ils sont là, comme ailleurs un monument aux morts ! –

peu importe, on s’en fout, ici tout ne fait qu’un,

demande à Marcelin d’Argeliers si j’ai tort !

 

Les chevaliers cathares au regard apaisé,

de leurs robes de pierre dérangent, assurément ;

Monfort cauchemarde sous son heaume éventré

et le Midi caracole en tête au tournant !

 

Les chevaliers cathares, au sortir de Narbonne,

aiment à contempler les flamants sur l’étang,

prennent à pleins poumons le vent de Carcassonne

et se complaisent à voir les nuées d’estivants !

 

Ne les critique pas, ce sont des nostalgiques !

si leur terre est impure, ils s’en battent aujourd’hui ;

droits sur le bas côté, raides comme trois flics

ils me sont sympathiques sans sifflet ni képi !

 

Les chevaliers cathares de l’A-61

vous rappellent qu’ici, jadis, naquit la paix ;

on cultivait l’entraide et l’amour de chacun…

puis la haine est venue ; le monde est imparfait !


11.  Le maître de chai

 

Humez et découvrez les arômes de mûre !

goûtez, la framboise a posé ses pattes dessus !

trouvez les rondeurs de la noble pourriture…

dites-moi si ce nectar a vieilli en fût ?

 

La subtilité de la fraise des bois en bouche,

qui câline les joues et charme le palais,

n’a d’égal, je le crois, qu’une déesse en couche !

appréciez donc le calme qui règne dans le chai !

 

Avec trois petits doigts vous brandissez le verre,

le vin s’enorgueillit et se prend à valser ;

sa robe est si moirée que vous sentez la terre

moelleuse au pied du cep, qui baise vos souliers !

 

Humez à nouveau puis faites la différence ;

le tanin, n’a-t-il pas quitté les fruits des bois

pour avaler l’humus et toutes les fragrances

de châtaignes fendues, de figues et de noix ?

 

Faites rouler en bouche l’élixir empourpré ;

n’avalez surtout pas ! … cherchez à déceler

combien le mustimètre compterait de couplets

à ce chant romantique ; avez-vous une idée ?

 

Ecoutez à présent l’accordéon, derrière,

et voyez comme la guitare est enjouée !

les souches plantent leurs godillots dans la terre

tandis que vous plantez en vos verres le nez !

 

Vous êtes à l’instant même disciples de Bacchus ;

voyez comme ce breuvage emmène vite aux cieux !

là, je décèle au coin de vos lèvres un rictus

qui vient en dire long sur le plaisir des dieux !

 

Sentez la fin octobre, la vigne dénudée

et la bise qui cueille les feuilles une à une…

voyez-vous luire la lame des ciseaux à tailler ?

Avalez et gobez le blond rayon de lune !

 

Amis,

vous venez d’accomplir un acte médical !

votre corps est en joie puisque votre âme vibre !

vous pouvez désormais, sans peur, ouvrir le bal

et danser à tue-tête, vous êtes enfin libres…

 

vous n’avez plus de chaîne, juste un peu de tanin

à la commissure des lèvres, mais d’un revers

de manche je vous assure qu’il n’y paraîtra rien !

 

et de grâce, amis,

quand vous prendrez congé, ne filez de travers !


  12.  Marchand de soies

 

       C’est à sept heures précises, l’heure où mouettes et cormorans picorent au soleil levant les épices de l’existence et les nectars du jour nouveau, que nous prenions la mer. Une lueur blanchâtre, seule et matinale, perçait les cieux. Nous quittions la rive Ouest du Bosphore “le passage du bœuf“, ou détroit de Constantinople. Mon livre de bord titrait : Vendredi 2 février 1563 ; selon notre calendrier Julien.

  Nous nous éloignions du quai où les nôtres abandonnaient aux eaux salées de la mer de Propontide des larmes de miel. Maîtresse infâme et vénérée, la mer nous volait à nouveau. Seules, à cette heure sans teint, nos femmes entoilées de sommeil et de froid peuplaient les pavés larmoyants du port. Constantinople rêvait. Elles, pleuraient.

  Plus tard, lorsque le ciel jouirait d’un soleil radieux et que la fièvre quotidienne des bruits et des couleurs dévalerait quatre à quatre les ruelles étroites de la cité, il ne leur serait aisé de s’y frayer un passage. Sur les quais, les enfants hurleurs et les hommes pressés, les tonneaux de vin et les bêtes, les charrettes de paille et les comptoirs de bois, les caisses de poissons et les filets de pêche, les fruits et les rires, les tissus et les chants, le commerce et l’amitié recouvriraient les rigoles et les pavés ardents. De la vieille ville, une vapeur immaculée monterait vers les cieux.

  Sur les os de Byzance, Constantinople était heureuse et prospère. Depuis cent ans que les Turcs Ottomans en avaient fait leur capitale, elle ne cessait de s’épanouir. Turcs et Grecs, Juifs et Arméniens, tous contribuaient à sa suprématie, main dans la main. Ici, tout dépassait l’entendement. Capitale politique, religieuse et intellectuelle de tout l’empire byzantin, Constantinople chantait la guerre et l’amour, exultait et s’énorgueillait. Constantinople bouillait au rythme épicé des longs récits mythologiques. Les hommes et les dieux avec lesquels elle trinquait, se livraient à des danses effrénées et s’offraient à d’infernales séductions, n’y faisant qu’un. La vie s’écoulait dure et agréable et les eaux de la Corne d’Or, que Poséidon préservait des colères d’antan, faisaient l’objet de bien des vénérations. Des eaux chaudes ; ces eaux d’un bleu puissant depuis lesquelles nous jetions un dernier regard au rivage ; un clin d’œil complice à nos bâtisses orphelines.

  Dès lors, ma demeure, celle de mes compagnons de voyage, allait tour à tour prendre les noms de mer Egée, mer Ionienne et Adriatique. Un plancher mouvant sur lequel nous allions espérer demain, Poséidon nous tenant la main droite et la gauche vouée aux caprices d’Eole. La corne d’Or nous ouvrait les portes du grand large.

  Après une vingtaine de jours passés sur la terre ferme à conter aux enfants les histoires de la mer morte, d’où nous venions, les grands galops dans

  les hautes herbes d’Asie, à assurer l’entretien minutieux de notre galère marchande, à nous livrer aux préparatifs de ce énième départ, le soleil, le vent et les eaux de la mer de Propontide nous avalaient goulûment ; nous happaient à grands cris.

 Nous étions tout juste à deux milles marins que Constantinople nous oubliait déjà. Chacun retournait à ses pavés, tête haute et la lumière des phares veillait sur tous. La Corne d’Or disparaissait sous les brumes matinales. A présent, l’horizon, florissant, s’éveillait à nos papilles.

  De la poupe à la proue chacun officiait à son poste. La carène glissait en ses eaux chaudes coutumières. Sur le mât de misaine, cacatois, perroquets et huniers s’arrondissaient comme des ventres de femmes en délicatesses. A l’avant, les focs gonflaient leur estomac. A l’arrière, la barre roulait de bâbord et de tribord et le Nord magnétique pendait au compas. L’enthousiasme au cœur de chaque marin, j’aimais chaque départ. Sur le pont, chaque chant, chaque regard, chaque mot précis enveloppait d’ardeur, de courage et de félicité les bois et les cordages, les seaux et les voilures ; la galère filait, heureuse et légère. Cela faisait dix ans que nous parcourions les mers ensemble, dix ans que chaque geste maintes fois répété huilait l’espace et le temps, dix ans qu’Apollon burinait nos visages ; une vie que nous ne pouvions poursuivre sans cela.

  Notre cale regorgeait de tissus d’Orient, de poudre d’artifice, de poteries, de colonnes, de porcelaine, de fruits exotiques, d’outils et de bois moulurés que nous destinions à Vittoré Labia, incontestablement le marchand le plus influent de toute la Vénétie.

 Nous éprouvons, quatre fois par an, une joie particulièrement intense à l’idée de nous rendre à Venise, déesse de pierre à robe d’eau, au cœur de laquelle chaque marin rêve de jeter l’ancre une fois dans sa vie. Quelle fierté d’y voir flotter librement pavillons et grands pavois ! … la plus jolie, la plus enivrante, la plus troublante des villes qu’il me soit donné de connaître dans cette vie ! … et puis n’est-elle, par ses couleurs, par ses parfums et son aura semblable à Constantinople, sa demi-sœur ?

 Pour l’instant, la mer. Notre voyage s’écoulait sans problème majeur. Poséidon faisait preuve de clémence et chaque jour nouvellement éclos nous livrait la respiration zélée d’un Eole compréhensif. Notre galère était forte, fiable et maniable. Nos escales, peu nombreuses, ne nous procuraient que peu de repos. Débarquer quelques marchandises, embarquer de nouvelles caisses, dormir un peu, croiser le verre et le jeu à temps perdu et parer à la manœuvre, toujours ces inéluctables carcans !

  Nos escales se nommaient Salonique, où je ne manque jamais d’aller prier Sainte Sophie, protectrice de notre famille, notre commerce et notre galère, Athènes, Tirana et puis Ancôme où nous accostions en ce samedi 17 février 1563, au terme de seize jours de navigation.

  Là, débarquer de la faïence et embarquer des peaux et de larges pièces de cuir devait nous occuper jusqu’à ces heures suffisamment tardives où les uns trouveraient encore le courage de pousser la porte de “La Marinière“, tandis que les autres regagneraient leur couchette au galop. “La Marinière“ est l’une de ces tavernes qui nourrit sur la ville d’enthousiastes perspectives ; vous y êtes accueillis poitrines et bras ouverts et la bière y est sans faux-col !

  Huit heures, dimanche 18, alors que la mi-février estompait peu à peu la noirceur de ces cieux, nous manœuvrions pour la millième fois. Travail méthodique et rodé, cela ne devait nous prendre que peu de temps. La mer nous avalait comme d’ordinaire et notre dernière étape nous conduisait à Venise. Outre les relevés et les paramètres maritimes obligatoires, mon livre de bord regorgeait d’anecdotes. De l’encre parfumée, dont les belles des “Mille et une nuits“ coloraient leurs parchemins, ce carnet dépeignait l’âme et l’esprit de mes compagnons de voyage ; un album vivant, personnel, que nul n’aurait osé effleurer.

  Les courants de l’Adriatique, toujours plus vifs que ceux de la mer Egée ou de la mer de Marmara et l’esprit rebelle des eaux de surface, nous ballottaient brusquement. Les vents, ce dimanche, redoublaient d’intensité. L’eau passait par-dessus le pont mais notre galère filait orgueilleusement et tenait le cap au millième. Demain, Venise embrasserait l’horizon et cette seule idée nous ravissait. Ce n’est qu’au plus profond de la nuit qu’Eole et Poséidon décidaient enfin de se réconcilier.

  A partir d’Ancôme, nous ne perdrions plus les côtes de vue. Nous longions les terres d’Italie en direction du Nord-Ouest.

  Pesaro, dont le palais et la forteresse des Sforza surplombait majestueusement la baie, se découpait à quelques milles. Plus loin, Rémini, où la poigne des Malatesta pèse encore sur la ville comme sur une grande partie de la marche d’Ancôme et de la Romagne, qu’ils contrôlaient encore il y a tout juste deux cents ans. Ravenne, où nos aventuriers byzantins ont érigé d’innombrables monuments, dont l’église Saint-Apollinaire, le mausolée de Galla Placidia ; Ravenne où nous laissions le tombeau de Dante, la Divine Comédie, les yeux mirifiques de Béatrice Portinari et la capitale ostrogothe de Théodoric Ier. Chioggia, l’ocre, trônait au-dessus de cent mille oliviers. L’eau de sa baie reflétait tendrement ces tendres dégradés d’ocres et de verts, comme si elle mettait un point d’honneur à offrir le blason de la paix aux marins de passage. Enfin la princesse de pierre à robe d’eau, terme de notre voyage, daignait montrer son visage sommeillant.

  Lorsque  nous jetions l’ancre dans le bassin de Saint-Marc, ce lundi 19 février 1563, les réverbères flambaient encore. Nous avions devant nous deux bonnes heures de sommeil que nous allions croquer jusqu’à la dernière seconde. La fin de nuit ruisselait de bonheur. Les voiles attachées, les cordages arrimés, l’étrave à ses rêves d’eau bleutée, d’embruns et de courses effrénées avec les dauphins, bercés par le roulis léger de l’aube, Morphée, illico, tapissait de ses charmes nos couchettes de bois. Il était sept heures précises et quelques coqs répondaient à l’angélus. Les cloches, en cadence, donnaient le signal du réveil au soleil qui dépliait maladroitement ses rayons dans le ciel, s’étirant comme on le fait un lendemain de fête ; ce qui était d’ailleurs le cas, puisque demain, mardi gras, la tradition voulait que Venise clôture son carnaval. Depuis le 26 décembre, jour officiel de l’ouverture des festivités, la cité se transformait en une scène unique où tout était permis, où les différences sociales disparaissaient derrière les masques, où partout l’on riait et se livrait à de multiples jeux.

  Le jour, qui s’était tout d’abord accroché à la flèche du Campanile, avait sauté d’un bond sur les coupoles de la basilique Saint-Marc, musardé quelques instants sous les arcades du palais des Doges et gagné la fraîcheur des Procuraties. Chaque calle (rue), chaque campi (petite place), chaque quartier s’éveillait sous cette lueur bleue orangée de paradis, dont seule Venise détient le secret. Nous nous engagions lentement dans l’embouchure du Canal Grande, au fond du bassin de Saint-Marc. Nous nous rendions à l’autre bout du Canal, chez Vittoré Labia, ce riche marchand auquel notre cargaison était destinée. Dès lors, la déesse de pierre à robe d’eau nous offrait son étincelante beauté, mètre à mètre, pierre à pierre, vague à vague. Le squero di San Trovaso, où l’on fabriquait les gondoles rapides, légères et furtives, avalant les canaux à grandes bouchées, était en pleine effervescence. Le rythme des marteaux répondait aux cloches emballées. Quelques ouvriers regardaient avec admiration notre galère marchande glisser, conquérante, entre les imposantes demeures bourgeoises. A bâbord comme à tribord, les façades décorées de marbres polychromes, les crénelures des toits, les cheminées évasées, l’ouverture des loggias, le jeu des pleins et des vides, typique du style byzantin et leurs reflets sur le quadrillage des eaux étaient un enchantement.

  L’œil et le cœur, la narine et l’âme, tous les sens s’éveillent à Venise !

 L’église Santa Maria Gloriosa Dei Frari, à laquelle je me rends lors de chaque retour à Venise afin d’y prier la madone pour qu’elle m’assure un commerce fructueux et qu’elle veille sur notre retour à Constantinople, affichait une façade de briques d’une hauteur considérable. Chaque église, chaque palais rivalisait de prestige avec son voisin.

 Alors que les gondoliers et les barques marchandes s’écartaient pour permettre à notre galère de glisser sans embûche, un chantier s’élevait devant nous. Un pont était en construction ; ou plutôt en reconstruction, car on remplaçait le vieux pont de bois du Rialto par un gigantesque édifice de pierres. Il n’en était qu’à ses premiers balbutiements et de part et d’autre du Canal Grande étaient stockés d’énormes amas de pierres blanches, de bois d’échafaudages et d’étais. Cet unique pont devait relier la rive droite du quartier Saint-Marc, à vocation politique, religieuse et culturelle, à la rive gauche plutôt commerçante. Plus tard, je devais en voir les plans présentant une arche unique et puissante, surmontée de douze arcades reliées par une arcade majestueuse au sommet. Le passage principal serait bordé de deux couloirs piétonniers. Je devais apprendre également qu’au détriment de Sansovino, Michel-Ange et Palladio, Antonio Da Ponte en était le maître d’œuvre.

 Nous passions sans encombre. Chantier oblige, les poissonniers, les maraîchers, les bouchers et les primeurs installés d’ordinaire contre les piles de l’ancien pont de bois, s’étalaient maintenant de part et d’autre du Canal, où les imposantes demeures acceptaient de leur laisser une once de place. C’est dans une atmosphère de cris, de rires, de bousculades, de couleurs et de saveurs que nous terminions bientôt notre traversée de la cité vénitienne. Le quai sur lequel nous attendait Vittoré Labia était désormais à portée d’œil.

  Vittoré Labia s’était fait construire une énorme bâtisse, un palais à vrai dire, à l’angle formé par le Rio Cannaregio et le Canal Grande. Son immense entrepôt était pourvu de deux arches hautes et larges qui facilitaient le transport des cargaisons. La famille Labia occupait les deux étages du dessus, dont chacun comportait sept somptueuses portes fenêtres caressant un balcon structuré qui courait sur les deux faces de la bâtisse. Le long du quai, une immense plate-forme permettait de stocker provisoirement les marchandises prêtes à embarquer ou fraîchement débarquées ; le bateau étant dans Venise le principal moyen de transport.

  Vittoré Labia voyageait aussi beaucoup. Outre son statut de marchand, il était homme de culture, et de bourse aisée sa passion pour la peinture et l’astronomie l’emmenait de temps à autre à sillonner quelques mers. Je l’avais rencontré cinq ans plus tôt à Constantinople, où il venait s’enquérir d’un parchemin exceptionnel, ayant été rédigé par Mikolaj Kopernik. J’ignorais naturellement la teneur de ce document, mais la disparition il y a tout juste vingt ans de Kopernik en avait révélé le génie et certains de ses écrits s’arrachaient à prix d’or.

  Maître Labia, réputé difficile en affaires et de caractère surprenant, m’offrait une sincère et amicale sympathie. Je travaillais donc avec lui depuis cinq années, et ma foi, toutes voiles dehors, nos affaires tenaient la barre d’une main assurée. Après notre chaleureux accueil, tandis que nos hommes achevaient de décharger la cargaison et se préparaient à manger, Vittoré me priait, comme à l’accoutumée, de le suivre dans ses appartements où était servi, en mon honneur, quelque succulent repas. Moment toujours agréable et délicat, durant lequel j’étais interrogé par les enfants sur les péripéties de mes voyages. Comme témoignage de ma respectueuse gratitude, j’offrais immanquablement à Madame Labia deux ou trois soies brodées de Damas. Puis, je contais à tous le piment des marchés de Sinope, l’aire des troupeaux de Batoumi, les constructions navales d’Odessa, les chants de Jérusalem et les philosophies des érudits d’Alexandrie ; ce qui nous prenait un temps considérable. Lorsque nous terminions de manger, à cheval entre la Mer Noire et les canaux vénitiens, il était généralement près de quatre heures, quand Maître Labia ne manquait jamais, comme pour ajouter du caramel au dessert, de m’emmener visiter quelques-uns de ses amis.

  Deux m’étaient connus : Jacopo Robusti que l’on appelait “Le Tintoret“, qui comme Vittoré était âgé de cinquante-trois ans et Tiziano Veccelio, dit “Le Titien“, portant allégrement ses soixante-quinze années. Tous deux étaient Maîtres en peinture et disposaient de nombreux élèves. Lorsque Vittoré marquait quelque évènement, ces hommes de renom étaient obligatoirement du repas. Ils s’étaient hélas absentés de Venise quelques jours, mais j’aurai, je l’espère, le plaisir de les saluer lors de mon prochain retour.

  Véronèse était là, mais son travail ne lui permettait pas de partager notre repas. Il nous attendait cependant dans son atelier. J’aimais particulièrement Véronèse, non seulement parce que nous avions tous deux trente-cinq ans, mais parce que notre vision du monde était étrangement similaire ; seulement pigmentée de couleurs différentes. Ses yeux étaient aussi pétillants que ses tableaux. Il mangeait et buvait hardiment mais cultivait la science et l’humour avec légèreté et profondeur. Tout s’expliquait à son âme. Il bordait les cailloux de dentelle et parfois la rime emboîtait le pas à son langage. Paolo Caliari, de son véritable nom, était peintre et poète, dompteur de poudres et de mots. Il n’était de la terre, du ciel ou de la mer, mais des trois à la fois et les trois figuraient sur chacun de ses tableaux en architectures somptueuses. Ses toiles brillaient par leurs mouvements. La richesse de ses coloris, le mouvement de ses scènes aux ampleurs harmonieuses faisaient de Paolo Caliari mon peintre préféré. Le lyrisme, allié à l’audace des innovations techniques, faisaient de Titien celui de Vittoré Labia. La fougue inventive, la virtuosité du raccourci et des éclairages chez Le Tintoret, lorsque nos discussions s’emballaient, bouleversaient cet amical classement, alors ce dernier reprenait la tête de nos préférences. Si l’homme éprouve toujours le besoin de classer les vertus et les défauts de ses semblables en des rangs particuliers, il était, dans ce cas précis, impossible de parvenir à nos fins. Nos trois amis étaient des génies dans leur domaine, voilà tout.

  En tout cas, se rendre à pied chez Véronèse cet après-midi du 19 février, veille de mardi Gras, relevait certainement d’un coup de maître. Le lendemain, Venise clôturerait son carnaval et déjà la cité courait, dansait et s’embrasait. Hommes et femmes s’aimaient, perforés de soleil et de joie. Vénitiens et étrangers, parés de masques et de costumes somptueux rivalisaient d’élégance, de couleurs et de formes dans une atmosphère de tolérance et de liberté parfumées. Les véritables costumes vénitiens, formés du “Bauta“, masque noir ou blanc, légèrement en pointe, recouvrant le visage jusqu’au-dessous du nez, du “Tabarro“, grand manteau noir et du chapeau tricorne, nous offraient aux détours des calles des personnages fascinants. De larges voiles pourpre et or habillaient sur la Piazzetta des petites dames rondouillardes et toute une traîne de femmes fines et hautes, gantées d’hermine et parées d’interminables coiffes pointues glissaient le long de l’église San Zaccaria. D’autres, une fleur à la main, de sous leur chemise violette montraient leurs charmes blancs et potelés, semblant vouloir se livrer au jeu de quelques perverses folies. De superbes nez crochus à lunettes noires, des faces d’oiseaux multiples et de chats malicieux coiffés de lunes ou de soleils dansaient sur les rives de Castello. De fantastiques poltrons jouaient à saute-mouton calle Dei Albanesi (rue des Albanais). De sur le Ponte Dei Greci (le pont de Grèce), des chants aigus montaient vers le ciel. Sur la Riva Degli Schiavoni, des marins attendaient que l’amour tombe du ciel… et dans le ciel, finalement, les anges grisés tournoyaient concupiscents. Sur le parvis de l’église San Giorgio, cinq ou six musiciens régalaient un cercle de faux pirates et de princesses arabes enlevées. Tout sentait le musc, la cannelle et l’encens, de la mitre du doge à la cathédrale Santa Maria Assunta de Torcello, du Canal Della Grazia au Rio Del Tendors. Venise appartenait à un autre monde, celui de l’Olympe à n’en nul douter ; à moins qu’elle ne fut réellement l’antre du Paradis !

  Un parcours difficile, vous disais-je, au cœur d’une déesse de couleurs et de miel, de senteurs et de guimauve, où les fleurets acérés de la vie se nommaient aubépines, roses, embrassades ou bonté.

  Véronèse riait en nous voyant franchir la porte de son atelier, croyant peut-être nous voir surgir parés de quelque accoutrement flamboyant ; il n’en était rien. Il nous chahutait bonnement. Son rire était bon et franc, son visage rempli d’allégresse. Notre venue l’enthousiasmait et pour la circonstance il se dépêchait de dispenser les dernières instructions à la douzaine d’élèves qui le secondait.

J’aurais pu mourir dans cet atelier, rien ne m’aurait été plus agréable au monde ! … la mort vient souvent de parfums enivrants et de contemplation !

  Je ne sais si le Paradis, à cette heure, était pourvu de tant de charme, de tant de couleurs, de tant de senteurs ; à moins qu’à cette heure le Bon Dieu soit ici, à Venise, chez Véronèse ! … et il l’était assurément, esquissé, subjectif ou blanchâtre sur le fond obscur des piétas…et dans le cœur et le sang de l’artiste depuis toujours !

  Sur le mur de droite, en entrant, un immense essai que Véronèse nommait “Les noces de Canna“, resplendissait de clarté. Pour le peu que l’on pouvait en boire ce jour, il représentait une coupe de lumière oblique entre ciel et terre, s’écoulant de la toile pour illuminer les dalles de l’atelier ; une lumière vivante, en quelque sorte, qui par la mort accomplie invitait à la vie.

  La toile sur laquelle travaillaient ses disciples se nommait “La cène“. Entre les six arches monumentales, et longeant une balustrade de pierre ouvrant sur deux autels, une table de fête était dressée. Jésus se tenait au centre, les apôtres de part et d’autre, et vers les extrémités de la table une vingtaine de convives jacassaient, exubérants. Le centre de la toile, où Jésus parlait tête penchée sur la gauche, suscitait la paix ; peu de mouvement. La blancheur de la nappe brodée et le glacis pastel dépouillé du décor livraient une expression de méditation. Même le chien, calme, figurant au premier plan, à demi tourné vers la table, se fondait parfaitement à cette plénitude. Le mouvement s’accentuait vers les extrémités de la table où les convives gesticulaient ; parmi eux, un serveur arrivait plateau tendu à bout de bras.

  Le carrelage hexagonal, orange, noir et blanc, le bandeau d’or du plafond soutenu par deux immenses colonnes aux chapiteaux dentelés, les anges brillants qui tenaient l’ensemble, démontraient une riche et puissante demeure. La ville, en fond, blanche et racée, donnait à l’œuvre une exceptionnelle profondeur et je serais volontiers resté des heures à suer là mon ineffable bonheur. Je devais apprendre, quelques mois après, que suivant l’avis du tribunal de l’inquisition, Véronèse devait changer le nom de sa magnifique représentation qu’il renommerait “Le repas chez Lévi“. Le tribunal de l’inquisition devait retenir que les personnages étaient trop inconvenants pour un sujet religieux, dont le bouffon avec son perroquet, un homme se curant les dents, puis un autre saignant du nez.

  Véronèse avait un grand atelier, beaucoup plus grand que celui du Titien ou du Tintoret, une sorte d’entrepôt réhabilité. Lorsque je foulais l’antre de ces lieux enchanteurs, même la grande Constantinople n’aiguisait plus mon regard, ne caressait plus mon œil et ma narine avec autant de délicatesse. L’eau tiédie des pinceliers, desquels les résidus de couleurs devenaient arc-en-ciel, prenait des reflets de mer Egée à l’automne. Les pinceaux, les couteaux, les palettes de bois et les spatules dansaient sur les fils, les fils dansaient sur les nuages et les nuages dansaient comme dansent les étés rieurs sur les rives de la Mer Noire. Les bacs, gorgés de pigments dégueulaient de gaieté. Les poudres et les pâtes colorées gavées de cyan, de magenta, de vermillon et de cadmium, les terres de Sienne, les ocres jaunes et les ocres roux sommeillaient, repus, sur des lits de planches et de tréteaux. Leurs pas sur les tabliers – pattes de mouches exotiques – ravissaient mes prunelles et les huiles de lin emplissaient mon esprit. Les liants, pâteux, domptaient mon âme. Les siccatifs, volatils, s’égrenaient dans l’azur, et, grisé, j’aurais bien tenté le diable de me mettre à l’ouvrage si Dieu, par bonheur, m’en avait attribué quelques possibilités.

  Les essences circulaient librement dans l’espace et je lévitais assurément dans les airs doucereux de l’extase quand Paolo et Vittoré me demandèrent quelque avis ; je revenais brusquement à la réalité. Quelques bribes naïves s’échappaient de mon âme encore engourdie ; ils riaient de bon cœur. J’aurais de toute évidence prolongé l’instant, mais la galère m’attendait. Tous savaient que nous devions quitter Venise avant la nuit.

  Si mes dieux le voulaient, le retour serait semblable à l’aller, bon et rapide. Là-bas, dans les soies de commerce et le sablier d’amour, Mariana m’attendait près de nos six enfants.

 Adieu gondoles à felze et masques et chansons ; adieux canaux secrets, peintures et Campanile, adieu Canal Grande et lagune, adieu princesse de pierre à robe d’eau ; adieu merveille des merveilles !

  à nous Poséidon, à nous Eole !

 Perroquets, huniers, focs et cacatois avaient le vent en poupe… le sourire au cœur des hommes et la chanson au bec… Constantinople luisait d’impatience ; nous rentrions.


13.  Soirée télé

 

Une tranche de cochonnaille

sur du pain allié croustillant,

un vin primeur pour que tout aille

au fond de la panse en chantant,

 

un oignon, puis du roquefort,

du miel, des châtaignes et du lait

dans lequel, ô coquin de sort,

quelque alcool avait flambusqué…

 

d’un revers de manche élégant

me lisser alors les moustaches,

me curer le nez et les dents

pour avoir meilleure ganache…

 

le papier maïs à portée,

rouler avec application

le tabac de la vache enragée

en maugréant quelques jurons…

 

me caler sur le canapé

les deux pieds sur la table basse,

allumer la vieille télé

et regarder le face à face !

 

Sarco me paraît un peu gauche,

Ségolène, à l’aise, est adroite,

s’ils ne se roulent des galoches

plus qu’ils ne se mettent en boite

 

j’irai au pieu, pestant “faux-culs“

que tout est du pareil au même,

que la pauvre France est foutue,

qu’Arlette est la seule que j’aime !

 

mais ce que je dis compte peu,

la pauvre femme se retire…

les rires et les pleurs sont un jeu,

les vainqueurs sont en plein délire !

 

Eteindre la lampe et rêver

– avant que l’on nous l’interdise –

de nuages, de mers, de forêts

ou de la fonte des banquises !

 

Une couche d’amandes amères

sur les tartines et les croissants,

demain verra ce qu’il peut faire

pour passer au mieux ces cinq ans !


14.  Les gens de petits pouvoirs

 

Elle donnait à son gré des permis de conduire,

sûre d’être impartiale dans ses jugements ;

j’étais à sa merci et voyais son œil luire,

sa méchanceté rutiler sous ses crocs blancs.

 

« …plus vite…moins vite…à droite…à gauche…en haut…en bas…

et patati…et patata… »

 

Le « Bonjour Monsieur » claquant comme un coup de trique,

le regard fuyant de ces gens de peu d’honneur,

fausse totalement sous des cieux angéliques,

j’éprouvais une haine digne de sa grandeur !

 

Elle dût le sentir, la traîtresse, et sourit

concluant avant l’heure de mes capacités

à tenir le guidon et la route, tandis

que d’une voix mélodieuse elle me baladait.

 

« …à droite…à gauche…en haut…en bas…moins vite…plus vite…

et patata et patati… »

 

Je l’affublerais volontiers du petit nom

de “salope“, si je n’éprouvais de pitié

pour cette sorte d’hypocrites, de déjections,

– gens de petits pouvoirs – ces minus au rabais !

 

Elle donnait à son gré des permis de conduire ;

imaginez un peu, dans quelque tribunal,

qu’elle dût se prononcer : acquitter ou occire ?

cette femme à coup sûr glousserait pour le mal !

 

« …en haut…en bas…plus vite…moins vite…à gauche…à droite…

et patati et patata… »

 

Elle donnait à son gré des permis de conduire,

par plaisir j’aspirais à celui de moto ;

d’autres pleuraient, là, de devoir se réinscrire,

pour manger il leur faudrait conduire une auto.


15.  Peluches d’idées

 

Elle avait un ours en peluche,

un gros doudou pour petit cœur,

avant qu’elle ne vire greluche,

quand le loup noir lui faisait peur !

 

Elle a grandi, douce et canaille,

gardant pour le petit ours brun

une affection, vaille que vaille,

on peut le dire, hors du commun !

 

En s’affirmant elle a ôté

les pieds des sandales fleuries

et les doigts des trous de son nez.

Trouvant un modus vivendi

 

elle est entrée en politique

et le petit ours a grandi ;

elle a pris le parti, logique,

de l’air pur, de l’écologie !

 

ce qui est d’ailleurs fort honorable

et petit ours s’est engagé

dans ces idéaux délectables,

ces théories qui font planer…

 

quand on a des idées en tête…

 

Comme ce que femme veut, Dieu veut,

v’la ti pas qu’après une fête

flambée de lard et de vin vieux

 

elle annonça qu’après l’été

– tous crurent à la plaisanterie –

elle lâcherait dans les Pyrénées

quelques ours bruns de Slovénie !

 

« Z’avez pas vu Melba,

je la cherche partout ;

cette satanée ourse

va me rendre fou… »

 

Son pétard à demi fini,

déjà ses ours étaient en route

et chez les bergers d’Arcadie

déjà l’on sonnait la déroute !

 

« La suite serait délectable,

malheureusement je ne peux

vous la dire et c’est regrettable… »

Madame jouait avec le feu !

 

Prenez garde si quelquefois

la framboise des pâturages

vous attirait au cœur des bois,

les nounours n’y vivent en cage !

 

si pour un panier de bolets

vous vous trouviez la bête en face,

sûr, la colique vous viendrait

et l’on vous suivrait à la trace !

 

Pardonnez pour tant d’insistance,

mais je ne saurais cautionner

que nos douces forêts de France

soient d’ours et de loups repeuplés…

 

nos aïeux, à force sueur,

par la fourche et par le bâton

ont eu raison des prédateurs,

faudrait pas, pour quelque élection,

 

mettre à bas sagesse et raison,

faudrait pas, par triste gloriole,

dire que nos vieux étaient des cons ;

on porte pas encore l’auréole,

 

Gaston !


16. Les trois ânes

 

– un –

 

Passé par l’injure et le fer,

le jeune, la volée de bois vert ;

qui comme Jésus flagellé

par des lanières d’olivier

 

doit baisser la tête et marcher,

portant la croix de Saint-André,

chargé d’amour et de beauté,

blanc de naïveté, de paix,

 

gauche sur ses pattes trop raides,

comme si Dieu lui venait en aide

je l’entends presque ricaner

au bout de la corde et du pré !

 

Sous la trique il attend demain,

heureux de son croûton de pain,

lui qui sommeille grelottant

quand la pluie ruisselle sur ses flancs !

 

– deux –

 

L’autre a les oreilles quillées,

attentives aux bruits familiers

comme deux cigales géantes,

guillerettes et grisonnantes.

 

Son œil me semble malicieux

sous le voilage blanc des cieux,

et sur sa robe satinée

le soleil promène ses rais…

 

les avoines folles au garrot,

des bleuets jusqu’en haut du seau,

sous le vent grisant des montagnes

et le son des bâts de cocagne !

 

mais il est seul dans le grand champ ;

lui, n’est qu’un âne d’agrément !

il fait joli dans le décor,

mais il brait la nuit à la mort !

 

– trois –

 

Tu entendras le premier braire

sous les coups, le poids de l’araire

et le second se lamenter ;

certes, à chacun sa destinée !

 

En ouïssant ces ânes braire,

si tu ne sais que penser, que faire,

pense politique, pense religion,

peut-être bien même éducation…

à ton avoine, à ton oseille…

mais comme ces ânes quille l’oreille !

 

s’il n’est de cri perçant le soir,

dort dans les bleus nuit de l’espoir ;

si la tempête gronde en toi,

c’est qu’il est temps de mettre bas !


17.  Etat sidéral

 

Des astres, à toute bride,

coursaient le temps qui passe,

quand d’autres, moins rapides,

amusés, laissaient place.

 

Les uns couvraient trois tours

en une seule année ;

ils couraient pour l’amour

et devaient triompher !

 

D’autres planètes, lentes,

passaient tous les trente ans ;

d’autres encore, cinquante…

et peut-être bien cent !

 

Sans sifflet au départ,

sans ligne d’arrivée,

joyeux, sous le regard

de mère éternité

 

ils effleuraient la terre

au fil de leurs foulées,

accrochant aux patères

leurs foulards de bonté.

 

Des couleurs et du bruit

de cet événement,

lorsque tout fut fini

je fus si dépendant,

 

que quand on me pressa

d’aligner quatre mots,

mon âme se cloua,

mon esprit resta clos !

 

qu’Yvette me pardonne

cet état sidéral ;

va savoir si l’ozone

ne m’aurait pas fait mal !

 

Du grand, du vrai Duffaud ;

sa science est un régal !

au vent des thèmes astraux,

flottait mon thème astral !


18.  le monde appartenait aux femmes 

 

Copernic rêvassait à table,

Jean de La Fontaine à côté ;

l’un des deux déclamait des fables,

l’autre buvait une voie lactée…

 

les mots se mêlaient aux étoiles,

les morales à l’immensité.

C’est alors qu’un vaisseau sans voile

au coin des cieux fit son entrée ;

 

vaisseau sans mousse ni canon,

sans gouvernail et sans tonneau,

agrippant la vague au jupon,

épousant le vide et les flots…

 

quand sur le pont, un homme nu

de vie terrestre souriait

aux anges argentés puis aux nues,

aux mélodies qui l’emportaient.

 

Il gobait chaque girandole

de métaphores et les strophes

– en alliances croquignoles –

perlaient à l’œil du philosophe !

 

Quand Copernic et La Fontaine

mouchèrent leur bout de chandelle,

de ces nébuleuses lointaines

gorgées de gaz et d’étincelles

 

nous parvinrent deux soupirs radieux ;

le poète avait rendu l’âme,

l’astronome les clés à Dieu ;

le monde appartenait aux femmes !


19.   Lucie de la rue des Saules

 

Elle gagnait juste sa monnaie,

dix pièces peut-être à la journée ;

par tous les temps elle chatouillait

sa gratte aux terrasses des cafés.

 

On disait qu’elle n’avait que ça,

sa gouaille, ses refrains, son velours ;

personne ne lui savait de toit,

la place du tertre était sa cour.

 

Je buvais avec les moineaux

les larmes qu’elle tombait en passant ;

nous nous nourrissions de ses maux,

herbes folles des écorchés vivants.

 

Etoilées d’idées farfelues,

les rimes des poètes fantômes

qu’elle semait aux coins de la rue

durcissaient les traits de la môme…

 

mais quand s’entremêlait enfin

la rosée aux pétales de roses,

l’amour luisait en ses quatrains

et j’aimais ce p’tit bout de chose.

 

Les autres la traitaient de putain

depuis qu’au cul du Sacré-Cœur

une nuit de peur et de faim

elle avait bu le déshonneur !

 

Sous sa casquette déchirée

ses mirettes brillaient comme des phares

et courraient de blancs doigts de fée

sur les cordes de sa guitare.

 

Elle battait tôt le lourd pavé,

faut crapahuter sur la butte,

user ses godasses pour becter,

soi et soi toujours à la lutte !

 

Un matin d’automne, rue des saules,

à sept heures elle dormait encor,

posant ma main sur son épaule

je sentis la douceur de sa mort.

 

Elle gagnait là son paradis ;

deux anges peut-être l’entouraient

et lui sifflaient les mélodies

de leurs célestes cabarets.

 

Ils diront qu’elle n’avait que ça,

sa gouaille, ses refrains, son velours,

mais ils lui offriront un toit

d’où elle verra ses rues, sa cour.

 

Je boirai avec les moineaux

le sel qui nous viendra du ciel,

quand tomberont de ses flûteaux

les larmes du rire éternel !


20. Les villégiatures de Poupée

 

Je partage avec toi une croûte de pain,

deux miettes de fromage avec un cul de vin,

la soupe populaire et la couche et le feu,

mais t’emmener en villégiature je ne peux…

tu ne connaîtras ni Venise ni New-York !

 

Un chien maigre à la place d’un bichon, d’un york,

à la belle saison nous verrons du pays

de la place des Grands Hommes jusqu’à l’île Saint-Louis.

 

Je partage le monoxyde de carbone

avec toi et tous les animaux de la faune

qui rugit chaque nuit sous les arches des ponts

entre les vols, les viols et cent mille agressions.

 

Tu ne connaîtras, ni liberté, ni Pérou,

ni le plaisir d’un foulard Dior autour du cou ;

mais t’emmener en villégiature je ne peux…

nous irons de Montmartre à l’Etoile, si tu veux,

de la Concorde à Beaubourg par les chemins creux ;

le chien jouera devant, la musette perdra

quelques goulées de vin à chacun de nos pas.

La Tour Eiffel, Poupée, tu la verras d’en bas

au mois d’août, si les flics ne nous gerbent de là.

 

Je partage avec toi les galères de la vie.

 

Ma « meuf » tu pisses droite, moi je pisse accroupis

sur les cartes qu’un jour nos vieux nous ont données.

Nous n’avons pas eu d’as, d’atout ni de carré ;

pour toi, Poupée, je n’ai qu’une paire de deux…

t’emmener en villégiature je ne peux !

 

Mais un jour, dans une caisse de déchetterie,

par les boulevards nous dirons merde à la vie,

et par les cieux, enfin, nous aurons en partage

le véritable, l’inévitable voyage…

 

nous y verrons des îles où le sable est si bleu,

où l’azur est si blanc que nous irons heureux,

comme avant, souviens t’en, quand nous avions un toit,

comme avant, souviens t’en, quand nous avions la foi !

 

   Allons, prends un morceau de ma croûte de pain,

deux miettes de fromage avec un cul de vin…

pense à l’autre vie quand nous nous donnions la main ;

aie confiance, Poupée, on approche de la fin…

 

confiance, Poupée, sûr que nous mourons demain !


21.  La dégringolade

 

Au sol deux pains de sel pour deux chèvres anémiées ;

au loin luisait l’usine, la terre était gelée.

A Bruxelles, ils avaient fait le tour du sujet,

il n’était plus question de leurs quotas laitiers !

 

Ils ont pris sur le dos baluchons et enfants,

puis ont quitté leurs terres sans pleur, sans bêlement ;

ils ont traîné longtemps leur fardeau d’exilés.

La ville ne les a même pas regardés.

 

Ils ont pris un loyer, puis l’usine a fermé…

pas assez rentable ; ils ont délocalisé.

Les huissiers sont venus, c’était un vendredi,

dans la poêle à poisson rissolait un radis.

 

Ils sont donc repartis sans une aide sociale

– vous connaissez bien sûr les couplets du scandale –

comme ils ne possédaient plus la moindre prairie

au bout d’un an ils ont perçu le R.M.I…

 

fratricide cadeau des rois barges élus,

ils ont erré en marge des places et des rues.

Quand le cancer emporta le chef de famille,

qu’ils eurent prié Vénus et tout ce qui scintille,

 

les autres moururent de chagrin, paraît-il,

à moins d’avoir, repus, trop tiré sur le fil !

 

De tout cela, frères, faites-vous une idée ;

s’il y avait une marche, sûr, nous l’avons ratée !


22.  Elle allait par son cher raccourci

 

Elle s’en allait à l’usine,

à pied, par son cher raccourci ;

au long pas de ses jambes fines

elle cheminait sous la pluie.

 

Là-bas, elle pliait à la chaîne

des tôles de cuivre et de fer blanc ;

elle accolait sans joie, sans peine,

son job à ses songes d’enfant.

 

Elle rêvait d’air pur, d’être utile,

ne pensait à faire que le bien ;

elle voulait d’un toit où les tuiles

serviraient de nid aux serins.

 

Dans l’immeuble qu’elle occupait,

ça ne sentait plus la peinture ;

l’amiante et le plomb suaient

pour rendre ses cieux insalubres…

 

mais elle souriait sans cesse,

tournait grand les yeux vers le ciel

d’où elle recevait la promesse

d’un lendemain plein de soleil.

 

Parfois, de longues larmes amères

brillaient sur le rose de ses joues,

mais elle filait droit et fière

la pierre de vie pendue au cou…

 

jusqu’à ce maudit jour d’avril,

où la mort, par le raccourci,

à mi-chemin tendait les fils

de l’horreur et de la folie.

 

———–

 

Pour lui, l’usine c’est fatiguant,

« çà l’fait pas », c’est pas comme « la teuf »,

trop mal payé, c’est dégradant !

prendre la gratte, taper « le bœuf »,

 

boire de la bière à gogo,

agresser un « vioc » à « l’occase »

sentir le rance et le mégot…

tu peux pas comprendre « être en phase ! »

 

traîner le bitume du quartier,

péter quatre vitres aux bagnoles,

foutre le feu pour rigoler

à des bus, des « gadgies » trop folles,

 

taper le joint aux boîtes aux lettres,

pisser et chier dans l’ascenseur,

démonter portes et fenêtres,

dégueuler la haine de bon cœur,

 

piquer le portable des potes,

se déchirer à quatre « plombes » !

mais la gangrène c’est pas sa faute,

c’est à la société que ça incombe !

 

« les autres », seuls responsables,

n’ont qu’à reconnaître ses tourments

et lui filer, devant, sur la table,

le foie, les asperges et le blanc !

 

Pour lui, l’usine c’est contraignant,

vaut mieux balader le gros chien,

un affreux molosse plein de dents

prêt à tout bouffer sur le chemin…

 

un chien qu’il élève, fier-à-bras,

dans une cage d’un mètre carré,

pour sa défense et les combats

qui renflouent de quelques billets.

 

———–

 

Elle s’en revenait de l’usine,

à pieds, par son cher raccourci,

il a mordu ses jambes fines,

ses cris l’ont mis en appétit ;

 

lui, n’a pas tenté, m’ont-ils dit,

d’empêcher son monstre enragé

plein de sang, de haine, de folie

de broyer, de déchiqueter !

 

Puis une balle a crevé le soir,

le molosse, l’herbe ensanglantée ;

pour elle il était bien trop tard,

l’agent n’était pas à portée !

 

Ni conclusion, ni jugement,

ni pardon… pas de sentiment…

 

c’est vrai, ça le fait pas vraiment !


23.  Les cinq dernières minutes

 

Puisqu’il me reste cinq minutes avant d’aller

braconner quelques rêves sous un épais duvet,

je me risquerais bien à ces rimes du soir…

celles que l’on tricote à la lettre d’espoir,

 

que l’on coud d’encre rose et de blanc sentiment,

qui chantonnent à l’oreille lorsqu’on va s’endormant

et font que l’on s’éveille enjoué et railleur

dans les lueurs d’ici et les parfums d’ailleurs !

 

Quel en sera ce soir le sujet, je ne sais.

L’inspiration va poindre d’un soupir léger

lorsque s’enchaîneront aux pas du vieux clairon

les couleurs et les musiques de la raison !

 

Tiens, voici qu’une histoire vient percer l’oreiller,

mais celle-ci, cousine, je ne peux la livrer !

l’amour, impatient, fait vaciller mes chandelles ;

tu n’auras, ce soir, ni poésie ni nouvelle !

 

Si Dieu le veut, je remettrai donc à demain

mon ouvrage, pour peu qu’il n’ait quitté ma main ;

si par malheur le bougre a quitté mon esprit,

point se sécheresse, de tracas, de souci,

l’inspiration s’en ira boire à d’autres puits !


24.  Les luttes intestines

 

Le silence dormait sur deux rêves heureux,

un air frais de printemps ruisselait sur le drap,

une chauve-souris, sous une lune bleue

méditait à l’affût pendue la tête en bas,

 

le lierre gris dansait les pieds dans le chêneau,

le réveil marmonnait un hoquet apaisé,

le soleil ravissait l’angle droit du tableau

mais l’obscurité maîtresse l’engloutissait.

 

Les images épousaient le plafond mansardé,

le chrono s’arrêtait sur quelque évènement

et passaient nonchalants mes soucis enlacés,

entrecoupés de visages aux rires éclatants.

 

Mon amour voyageait vers des pays lointains

et son souffle brûlant léchait mes insomnies.

Sous la beauté divine d’une nuit de satin

je glissais vers demain, bénissant notre nid.

 

Il suffirait parfois d’un instant de répit,

d’une éclaircie dans les cieux du sommeil profond

pour que la paix surgisse de l’immense fouillis

et retrouve dès l’aube les voies de la raison !

 

Il suffirait, en somme, d’obtenir peu de chose,

quelques soupirs intelligents, si je puis dire,

pour que d’un petit rien tout devienne grandiose,

pour qu’un petit nid se transforme en un empire !

 

C’est ainsi que je glisse vers demain, tête haute,

depuis que m’appartient le règne de la nuit ;

peut-être est-ce cela que clamait Hérodote,

ces luttes intestines qui assaillent l’esprit !


25.  Les voies de l’éternité

 

J’avais pris du fenouil pour farcir les poissons,

épluché des carottes, de l’ail et des oignons ;

dans du Jurançon les daurades marinaient,

dans sa terrine la piperade cloquait.

 

Dans la cocotte un flan titubait d’impatience,

les deux daurades gazouillaient d’impertinence,

le Château Serviès se reposait en carafe,

pour le chèvre, et Rostropovitch suait aux baffles.

 

Les coussins sommeillaient en rond sur le divan,

Rostropovitch flirtait avec le coup de sang,

la hotte, à pleins poumons avalait la fumée,

les daurades allaient cuire et tout serait fin prêt !

 

Les œufs mimosa étincelaient de couleurs.

Pour l’occasion, j’avais décuplé toute ardeur ;

peut-être arriverait-elle d’ici un quart d’heure,

un recueil à la main, une bouteille ou des fleurs ?

 

Je rangeais l’aspirateur et passais l’éponge,

vivais l’un de ces soirs où l’attente vous ronge !

les pétales de rose sur la table embaumaient,

épinglés sur les toasts les anchois larmoyaient.

 

Mes poèmes, alignés, vibraient sur l’étagère,

Paul Fort campait à droite, à gauche Baudelaire,

Karl Marks entre les deux lissait sa barbe blanche,

Louise Labé ricanait les poings sur les hanches.

 

J’avais allumé quatre ou cinq bâtons d’encens,

de quoi éveiller ses papilles et tous ses sens ;

je pendais le tablier à la porte du chai

et quand la messe fut dite j’entendis clocher…

 

j’ouvris et je vis sur le doux pas de ma porte

une déesse de la plus belle des sortes,

une nymphe joviale, une femme en beauté ;

je la pris dans mes bras, tout se mit à tourner…

 

les daurades, les toasts, le fenouil, les oignons,

les coussins du divan, les fleurs, le Jurançon,

Rostropovitch qui tenait l’archer des deux mains

et le four qui chantait ses louanges au divin !

 

Tout tournait, tout ! Depuis, je cuisine sans cesse !

sous le tablier jamais ne fais preuve de paresse,

j’astique les cuivres puis allume les bougies ;

le soir, lorsqu’elle rentre, je prends goût à la vie !

 

Que les saisons s’enchaînent, que je devienne vieux

pour dire aux enfants combien je vécus heureux,

et que le jour où la faux viendra me quérir,

passant la grande porte, je puisse encore jouir

 

de quelques toasts anchoités, de quatre daurades

assoupies dans le fenouil de la marinade…

et que la déesse qui caresse mon corps

– mon horizon, ma voile, ma vague, mon port –

 

que cette déesse qui caresse mon corps

me tienne fort la main jusqu’au bout de la mort !


26.  Une rose au printemps

 

Une rose s’ouvrait au printemps, peu à peu.

 

Revêtue de beauté elle se livrait au jeu

de la renaissance en pays de grand soleil.

Ce fût si noble et doux qu’on ne vivra pareil

instant qu’au Paradis, lorsque les pieds boueux,

la main blanche et la joue sur le genou de Dieu

nous n’aurons qu’à contempler la grandeur des cieux,

gigantesque harmonie du miséricordieux !

 

Si, Ronsard, l’ami, tout était toujours pareil,

si les roses buvaient en cœur chaque soleil,

si la rosée se jouait des bras épineux,

qu’à la rose chaque amante clignât des yeux…

je n’aurais, certes, pris cette plume, tremblant,

car je dépeins la Rose dont je suis l’amant !

 

Il n’est peu, tu le sais, que la force des mots

face au bouton de rose fraîchement éclos ;

la nature a ceci qu’elle vient nous surprendre,

exquise, véritable, chaleureuse et tendre !

 

Merci, mon Dieu, d’en avoir fait le toit bleuté ;

fait de mon jardin la plus douce roseraie !

 

Une rose s’ouvrait au printemps, peu à peu…

et j’aimais le printemps, saison bénie de Dieu !


27.  Demain

 

Par le feu de tes yeux

j’ouvrirai les chemins,

raccourci merveilleux

pour d’éclatants destins !

 

Des coulées de lampions,

des guirlandes de vent,

– pincées d’accordéon –

sous des voiles de Pan,

 

des brins de vague sur

le galbe des écueils

feront tinter l’azur

et scintiller ton œil !

 

Je détruirai toute arme

par le feu de ton âme ;

par le feu de ton charme

je te prierai, Madame !

 

Je louerai le Bon Dieu

comme je boirai ton corps,

j’attiserai mes feux

sans le moindre remord !

 

Par tes braises de vie

j’écrirai des poèmes ;

je noierai mes envies

sous des tonnes de “Je T’aime“ !

 

Demain,

je vivrai purement,

aérien, transparent,

sans éther, sans alcool…

 

sans bec et sans faux-col,

mi-chantre, mi-rossignol !


28.  Silence

 

Un jour je partirai laissant mille poèmes

au cœur desquels j’aurai colorié ce que j’aime

et tout ce que je hais, ce que j’espère aussi ;

de tendres anecdotes qui pigmentent la vie.

 

Quelques uns, je le sais, viendront vous faire rire,

d’autres vous alerter, les derniers vous séduire ;

ceux qui chanteront les louanges de mon pays,

préservez-les, ils sont les larmes de mes nuits !

 

Puis, rangez pêle-mêle le vrac sur l’étagère,

mais ne le brûlez pas car ce sont des prières

adressées au Bon Dieu comme aux anges du ciel ;

n’allez pas prendre mes recueils pour des missels !

 

Ma plume ne ressemble guère à celle d’Hugo

dont la richesse étincelait à chaque mot ;

mes rimes ne sont nées pour traverser le temps

si ce n’est trois mois sus à mon enterrement !

 

Toujours franc du collier, prêt à rentrer en piste,

j’ai fait ce que j’ai pu d’un plaisir égoïste ;

si j’ai charmé quelques-unes de vos soirées

je cueillais là le verbe mais jamais les lauriers…

 

je buvais vos sourires et votre main tendue.

Il a neigé, venté, gelé, puis il a plu,

les amis ont viré avec leurs joies, leurs peines,

seuls mes textes, fidèles, sont demeurés les mêmes.

 

Et passent les saisons, et tournent les ombrages,

je signe Garrigou au bas de chaque page ;

la pendule du salon s’est enfin arrêtée

et si c’était cela “l’heure de vérité“ ?

 

La pendule du salon s’est enfin arrêtée,

et si ce n’était là que “l’immortalité“…

eh ?