Pour le concours de nouvelle Marcel PAGNOL 2023, l’incipit servant de base au texte était: « Papa était chercheur d’eau, celui-là est chercheur d’or. Il n’aura peut-être pas plus de chance, mais en tout cas il cherche quelque chose. » (extrait de Manon des sources)
Qu’auriez-vous écrit ? Voici ma nouvelle…
« Papa était chercheur d’eau, celui-là est chercheur d’or. Il n’aura peut-être pas plus de chance, mais en tout cas il cherche quelque chose. » Et c’est bien là une question de survie ! Chercher encore, chercher toujours ou mourir ! Etre ou ne pas être en paix ! A l’image d’un Hamlet tourmenté, luttant intérieurement pour savoir s’il doit, et de quelle manière, venger le meurtre de son père, Aubin, de Marseille, cherche à tout prix à parler à sa femme partie pour l’au-delà !
C’est un couple vêtu de noir qui est venu chercher la femme d’Aubin, à Noël, alors qu’ils étaient tous à table. En cette maisonnée tout respirait le bonheur. Les guirlandes et les ballons s’enlaçaient fièrement sous les plafonds. Les tableaux, du hall à la porte des chambres, étaient parés de chapelets de boules multicolores qu’ils portaient en guise de boas. Des fumets sucrés-salés filaient à l’anglaise de la cuisine et les rires qui fusaient croquaient chaque seconde goulument. Fidèlement à la tradition la table familiale était recouverte de trois nappes dont les coins étaient décalés pour que les convives puissent en apprécier le juste nombre. La nappe de dessus, brodée de grotesques rosacées en relief, était ornée de trois chandeliers d’argent. Entre ces chandeliers fleurissaient les treize desserts de Provence. Certes, je ne vous les citerai pas tous, mais je ne peux résister à évoquer le gibassié, une pure merveille, tout comme le nougat noir et la pâte de coing. Tous les convives avaient passé le chapon sans encombre. Le céleri en branche, rôti, accompagné d’une anchoïade, était également englouti. De même que les escargots, l’aïoli et l’omelette fourrée de truffes. Je ne vous parle pas des anecdotes dont quelques-unes étaient plus grosses encore que la sardine qui bouche de temps à autres le port de Marseille après quelque occasion bien arrosée ! Au bout de la table, communément à tous les repas de fêtes et des dimanches, l’assiette du pauvre était dressée. Elle attendait patiemment l’invité de dernière minute. A l’extérieur, en prévision du trente-et-un décembre à minuit, une boule de gui était suspendue à la treille. Ils s’y embrasseraient dessous, en riant, pour s’assurer prospérité et longue vie.
Aubin, Norine et leurs invités revenaient de l’Eglise des Chartreux, dans le 4ème arrondissement, seulement à quelques centaines de mètres de leur domicile, où ils avaient entendu la messe de minuit. Avec leurs voisins de banc ils avaient chanté le Minuit Chrétien, pleins de joie et de fraternité. Dès leur entrée dans la salle à manger ils s’étaient empressés de déposer le « petit Jésus » dans la crèche et avaient préparé le vin chaud. Leur crèche était certes plus modeste que celle de l’église Saint Sébastien d’Allauch mais au demeurant elle ne manquait de rien. C’est lorsqu’ils commencèrent à tremper les fesses du raisin blanc dans le caramel chaud que le couple vêtu de noir entra.
Il entra sans frapper car ces gens-là sont sans vergogne et grinçants. Lui, n’avait ni taille, ni forme ni visage, il se caractérisait seulement par un souffle glacé. Elle, drapée de noir, portait une faux sur l’épaule. Seuls apparaissaient ses doigts décharnés par-dessous sa cape relevée, et son rire roque fit frémir jusqu’aux coins décalés des trois nappes. Le médecin Fannel ne put que constater le décès et l’attribuer à une « mort subite d’origine cardiaque ». On apprit, six jours plus tard, que l’homme en noir sans taille, sans forme et sans visage se nommait « Covid ». Etait-ce pour lui que ce soir-là, en bout de table l’assiette du pauvre était dressée ? « Le destin souffle sans soufflet de forge » nous dit un proverbe africain !
Vous comprendrez aisément que bien que les amis d’Aubin soient particulièrement attentionnés envers lui, une méchante période déroulait des graviers sous ses pas. Une partie de la famille, toute proche, l’entourait également de ses bras généreux et réconfortants. Ses deux enfants étaient repartis gagner leur vie à plusieurs centaines de kilomètres et lui manquaient énormément. Ses collègues du port autonome faisaient également de leur mieux, mais quelque chose perturbait Aubin. Avant que sa Norine ne rende son dernier soupir il y avait eu cette phrase qu’elle avait voulu prononcer sans pouvoir y parvenir clairement. Seul était sorti de sa bouche, à trois reprises le mot « marron ». Un râle lent et gluant avait englouti ces trois « marron » alors que sa main se crispait sur celle d’Aubin : « marron ! marron ! marron ! ». Le râle les avait emportés au pays du silence et Aubin ne cessait d’y penser. Qu’avaient-ils de marron dans leur vie ? Qu’avait-elle voulue lui dire ? Etait-ce important ? Etait-elle partie en paix ? Il voulait et il devait savoir à tout prix.
Le mistral, qui a l’habitude d’entrer chez Aubin par la fenêtre de la cuisine et de sortir à l’opposé par celle de la salle de bains, tentait de le distraire en lui apportant son lot quotidien de bruits et d’odeurs. Les hautes grues du chantier voisin dansaient de plus belle autour des camions, les sirènes du port meuglaient à tout va, les motos pétaradaient plus encore sur le boulevard du Maréchal Juin, les merles du Parc Longchamp s’égosillaient pour lui, mais rien n’y faisait. Aubin devait absolument entrer en contact avec Norine et il ne cessait de chercher quelle serait la porte d’accès à ce prochain échange. Ni les quelques brins de voix de Pierrette Bruno, ni les quelques notes de guitare de Cyril Tarquiny que le mistral faisait entrer clandestinement dans son salon n’arrivaient à détourner Aubin de sa quête. Epuisé, le mistral allât se coucher au bout de quelques jours.
On avait conseillé à Aubin, qui s’était confié de sa quête à un couple d’amis, de se tourner peut-être vers ces gens qui parlent avec les morts : les médiums. Mais Aubin ne saurait franchir le pas car il voyait en eux une bonne part de marchandage et avait entendu parler de quelques charlatans célèbres en ville. Bien entendu parmi ces gens-là il devait y avoir d’honnêtes professionnels, mais il ne connaissait guère ce milieu et n’avait aucune envie d’y mettre les pieds. De toutes façons plus les jours passaient plus il sentait la présence de Norine en lui, ce qui était prometteur d’une ouverture prochaine. Il ressentait une douce chaleur, certes indéfinissable, mais bien là, ancrée au creux de son estomac. Bien sûr il lui parlait régulièrement mais ne recevait pour l’instant aucune réponse en retour. Forcément ce jour viendrait bientôt, et alors, « marron ! marron ! marron ! » il saurait !
Marseille n’était plus, depuis le départ de Norine, qu’une chape de plomb sur les épaules d’Aubin. Un poids plus lourd de jour en jour. Alors, en ce début de printemps, il décida de s’octroyer quelques vacances et prit le chemin des souvenirs heureux. Et les souvenirs heureux avec sa bien-aimée ils les avaient cueillis ensemble parmi les cistes violacés, les cades et les cyprès des collines. Là-haut, c’est sûr qu’ils se parleraient ! Il décida de faire ce périple à pied comme s’il s’agissait d’un pèlerinage. Pèlerinage qu’il commença au cimetière Saint-Pierre, en déposant sur la tombe de Norine un magnifique bouquet de roses et de lys dont les couleurs étaient liées par un voile d’asparagus. Le même asparagus, d’ailleurs, que celui qui lie les asperges sauvages aux cuisses calcaires du Garlaban.
Du cimetière il partit par les quartiers de La Pomme, Les Caillols, Les Trois Lucs et direction Allauch. Il allait le cœur léger comme qui va chercher des lactaires délicieux du côté de Saint-Zacharie, car, il en était certain, sa Norine marchait dans ses pas, ou vice-versa. Ils se parleraient forcément là-haut, vers le Taoumé ou Pichauris ! Il salua, en passant, un crieur de journaux, métier devenu rare, même à Marseille, et qui vendait, de plus, de ces pierres carrées de savon à l’huile d’olive ! Plus haut il tomba sous une pluie de jurons qui sautaient à la hâte le mur d’une cour: « fada va ! », « il est complètement calu celui-là ! », « parle-moi meilleur », « arrête de faire le mariole ou je te mets un taqué ! », « oh fatche de con tu devrais essayer ! ». De toute évidence « ça partait en biberine » au sein de ce couple ! Proche du parc de La Mirabelle il passa devant un homme statue et resta au moins six ou sept minutes à essayer de déjouer le moindre frémissement, un battement de cil, mais rien, zéro, des nèfles ! L’homme était très fort.
Aubin, qui avait un brin de temps devant lui, se prit à musarder de droite et de gauche. Il passa même une bonne demi-heure à regarder une partie de boules, où, de loin il avait reconnu Antonin, un sympathique collègue du port autonome. Antonin est facilement reconnaissable car il est bâti comme les cigales de septembre, gorgé de nectar (pour lui l’eau verte de Marseille), les bras finots, comme leurs ailes, et de gros yeux sur le devant de la tête. En repartant il entra dans une boulangerie acheter deux chocolatines pour le lendemain matin, qu’il mangea sur le champ. Je ne vous l’avais pas précisé mais Aubin avait pris le sac à dos garni et le duvet, prévoyant que son pèlerinage durerait au moins trois ou quatre jours. Il se faufila jusqu’en haut de Marseille parmi des ponctuations de digitales qui dégoulinaient des murets et des rosiers qui quillaient la tête par-dessus les tôles rouillées des cabanes. Le mistral faisait flotter les manches des chemises, les jambes des pantalons et les serviettes de table suspendues sur des fils de nylon en travers des rues étroites. Des chiens aboyaient au passant ; la vie quoi. Et Aubin en avait besoin plus que jamais ! Aussi appréciait-il grandement cet antre du Paradis. Marseille est Marseille, et Marseille est unique et exceptionnelle… malgré la chape de plomb que le mistral n’arrivait à dissiper sur le crâne d’Aubin.
Quatre heures après avoir quitté le cimetière Saint-Pierre il arriva au moulin d’Allauch. Voici une première halte que je qualifierai peut-être de première « station ». Comme s’amusent à le faire li pichot (les enfants) il demeura un bon moment à contempler sa ville cherchant à y retrouver des endroits chers. Puis se tournant vers la Bonne Mère il l’invoqua pour qu’elle lui ouvre la porte de la communication avec Norine. Mais la Bonne Mère devait faire la poussière ou le lit et elle ne l’entendit point. Il en profita pour se reposer et entamer quelques provisions esquichées (entassées) dans le ventre de son sac.
A présent plein nord, direction le Garlaban, et de bon pas ! Et voici notre Aubin, tout droit sur la piste qui longe Tête Ronde. Quelques enjambées encore et ce furent les épineux du petit vallon qui l’escortèrent. L’air était bon. Il sifflotait même, comme quand Norine marchait à ses côtés ! Aubin attaquait le sommet de Grande Tête Rouge lorsqu’il s’écarta un peu du chemin pour revoir les deux magnifiques sources bâties du laurier. Ils s’y étaient assis tous les deux voici quelques saisons. C’était un jour comme aujourd’hui où le mistral, solidaire des chemineaux de la Gare Saint-Charles, était lui aussi en grève. Ils avaient même jeté une pièce dans le fond, faisant le vœu d’une vie commune longue et heureuse. Aubin parla à Norine mais Norine devait être loin. Alors Aubin pleura. Mais elle lui répondrait, ici ou là, inévitablement ! De toute façon il ne ferait pas demi-tour sans avoir obtenu le fruit de sa quête !
Tant l’ascension de Grande Tête Rouge était pentue il dut décrocher sa gourde de la ceinture au moins quatre fois. Sans cesse il contemplait le paysage, convaincu que Norine marchait à ses côtés. C’était une évidence ! Jusque-là quelques familles de chênes pubescents et de pins d’Alep l’avaient accompagné sur le chemin. Maintenant les chênes kermès, les genévriers, les cistes, les thyms et les romarins prenaient le relai, car, cela s’entend, la quête d’Aubin se devait d’être fleurie et parfumée !
Il décida d’établir le camp sous un pin perdu et sous une petite barre de rochers qui le protègeraient du mistral si celui-ci venait à perdre la tête. Le camp se résumait seulement à dérouler le duvet sur l’herbe rase, ce qu’il ferait plus tard. Il ouvrirait d’abord le sac à dos, mangerait, parlerait à Norine, et s’endormirait… sous une boucaille de rêves heureux… si possible.
Le soir fut vaillamment étoilé, comme à l’ordinaire. La voie lactée s’étirait comme une flaque de lait sous le bol d’un chat, comme à l’ordinaire. Les étoiles blanches, bleues, orangées et rouges scintillaient comme à l’ordinaire. Comme à l’ordinaire les stridulations des grillons montaient de l’herbe en une réjouissante vapeur musicale. Et comme à l’ordinaire les lugubres ouhouhou-ou-ouhouhouhouhou de « grosibou » ricochaient de pierre en pierre. Il n’en fallut pas davantage pour que Norine se manifeste enfin. D’aucuns trouverait cela impossible, mais ni vous ni moi ! Nous l’espérions depuis si longtemps !
Il y eut d’abord cette onde de chaleur bienfaisante qui envahit Aubin. Puis ce parfum qui montait des arbousiers et qui semblait être celui de Norine. Ensuite, enveloppée dans un mistral léger, cette musique qu’ils aimaient tous deux tendrement. Vint après cela, cette délicieuse sensation de percevoir sa présence. Puis son image dans le noir, ou juste son aura peut-être… et puis… et enfin sa voix ! Aubin était pleinement à l’écoute de son corps et de ses intuitions. Il croyait dur comme fer que la chose était possible et pour lui la chose était devenue possible !
Ce qu’ils se dirent ne nous regarde guère. Cela dura peu mais fut intense ! A la question cruciale « Qu’as-tu voulu me dire par « marron ! marron ! marron ! », Norine lui avoua « qu’elle avait oublié cette année de farcir le chapon de marrons et qu’elle en était fort désolée ! ». Alors ils se mirent à rire comme au plus fort de leurs temps joyeux. Je ne sais ce qu’ils se dirent d’autre mais Aubin s’endormit à l’heure où le rossignol commençait à diriger son orchestre. L’aube blanchissant l’horizon, il roula le duvet, ajusta le sac à dos sur ses épaules et rebroussa chemin.
Sur le sentier du retour il ne passerait pas, comme prévu, par la Grotte du Berger, avec ses chèvres dessinées sur la paroi, ni par l’abri avec sa petite crèche et ses santons d’époque ; ce serait pour une autre fois ! La grotte résurgente de l’Etoile, le vallon des Escaouprès, le Taoumé, la grotte du « grosibou », une autre fois ! La colonie de chauve-souris de la grotte de Baume Sourne, une autre fois ! Le Garlaban, une autre fois ! Le vallon des Piches, le vallon de Passe-Temps, une autre fois ! La route des souvenirs heureux en ces lieux, devaient s’arrêter là !
Aubin était arrivé au terme à sa quête. Il lui tardait déjà de pousser la porte de son domicile et de courir embrasser la photo de Norine posée sur le bahut. Les fleurs devaient y être fanées mais il lui amenait de la lavande des collines, de l’aubépine et les premiers coquelicots qu’elle aimait tant. Entre le bus et le tramway il serait vite rendu. Rentrer, d’un coup devenait urgent ! Bientôt les enfants reviendraient et il avait de quoi faire à la maison ! La chape de Plomb serait désormais plus légère sur ses épaules.
Le mistral, qui a l’habitude d’entrer chez Aubin par la fenêtre de la cuisine et de sortir à l’opposé par celle de la salle de bains, finirait bien, maintenant, par lui amener les parfums, la voix et le sourire de Norine. Le lot quotidien de bruits et d’odeurs redeviendrait peu à peu familier. Les hautes grues du chantier voisin pourraient danser encore autour des camions, les sirènes du port pourraient meugler à tout va, les motos pétarader hardiment sur le boulevard du Maréchal Juin, les merles du Parc Longchamp s’égosiller jour et nuit ; qu’importe !
« Si tu aimes une fleur qui se trouve dans une étoile, c’est doux la nuit de regarder le ciel » nous dit Saint-Exupéry… et les nuits sont toujours étoilées à Marseille !
Le deuil avait commencé. Pour le reste, la vie s’en chargerait.