Depuis une bonne huitaine de jours les parfums du vignoble, chahutés par ces brises légères que la Méditerranée souffle vers l’Océan à la fin de l’été, prennent possession du village. Ils dorment sur les murets et les toits, les géraniums et les piques d’agaves, entrent dans les maisons malgré les moustiquaires et partagent chaque nuit le nid avec nos hirondelles qui préparent leur départ pour l’Afrique. Ils courent aussi la garrigue, les chemins, les ruisseaux et musardent en nos jardins. Et comme tous les ans à pareille période ces parfums régalent nos papilles de leurs fragrances amères, acidulées, âcres parfois et résolument sucrées. Nous sommes veille de vendanges, aussi, comme tous les ans à pareille période nos âmes sont remplies d’allégresse. Maintenant, jour et nuit, la joie de vivre et les parfums de fête trottinent sous tous les galurins et jusque dans les moindres venelles. Nos hommes vont enfin récolter les fruits de toute une année de labeur ! Les dernières cigales se taisent peu à peu, les premières fleurs de rouquette quillent la tête, les raisins prennent leurs derniers coups de soleil, les tonneaux sont méchés et les serpettes finement aiguisées sont fièrement pendues près des portes d’entrée.
Nous sommes en mille huit-cent-soixante-neuf, le lundi six septembre. Je me nomme Rose Mercier, j’ai trente-neuf ans et je vous parle du village de Fontiès-d’Aude où je réside, face au parc du château, depuis mon union avec Jean-Joseph-Henri Mercier en mille huit-cent-cinquante-cinq. Par quelques soupirs littéraires j’aime prolonger les instants heureux d’une existence fort simple, aussi ai-je décidé de vous dépeindre notre journée d’hier, dimanche, où notre ami Alphonse Coste-Reboulh nous avait conviés à déjeuner au château pour l’inauguration de sa cave viticole, dont la construction et l’équipement viennent tout juste d’être terminés.
Tout le Languedoc, tout le Midi même construit ses caves viticoles !
Bien sûr, chez nous, dont la Capitale est Carcassonne, avec des cépages importés de Syrie les gaulois et les romains furent les premiers à planter de la vigne. Mais les horizons prometteurs qu’offre maintenant la consommation croissante du vin par les classes dites populaires poussent grandement notre Languedoc, comme toutes les régions viticoles de notre pays d’ailleurs, dans une gigantesque course à la production ! Après avoir été jusqu’à la fin du dix-huitième siècle la plaque tournante du commerce drapier, l’Aude mise à présent sur le commerce du vin… pour que luise à nouveau la fortune, dit-on !
Il est entendu qu’un homme tel qu’Alphonse Coste-Reboulh, membre de la Société des Arts et Sciences de Carcassonne, dont il est même Président, assurant également les fonctions d’Inspecteur de la Société Française d’Archéologie pour le département de l’Aude, et écrivant que « Répandre l’instruction et développer l’intelligence et le goût, est certainement le premier devoir d’un peuple libre » n’allait passer à côté de cette opportunité économique, de cette évolution sociale, de cette révolution sociétale !
Alphonse avait planté cinquante hectares de vigne dès mille huit-cent-soixante et nous étions là, ce dimanche, neuf ans plus tard, pour inaugurer sa splendide cave, pour cimenter d’un mortier plus chaud encore notre amitié, pour retrouver d’agréables connaissances et trinquer au nouvel épanouissement du département dont nous sommes le plus fiers au monde !
Le rendez-vous était fixé à onze heures. Comme nous sommes de proches voisins, au lieu de contourner le village et pénétrer dans la propriété par l’allée de la grande grille de fer forgé, côté cave, nous sommes entrés par une porte de service donnant sur la rue où nous vivons. Cette entrée est utilisée par les gens du château et les ouvriers de la propriété. Mon mari Joseph et moi-même étions les premiers arrivés. Alphonse Coste-Reboulh faisait les cent pas dans la cour ; l’homme est perpétuellement sur la montre ! Même si Alexander Pope disait cent ans plus tôt qu’« Il en est de nos jugements comme de nos montres ; aucune ne dit comme l’autre mais chacun se fie à la sienne » tous arriveraient bien assez tôt pour lever le verre à l’entente, à l’estime… et à la cave d’Alphonse !
Tout en discutant avec Joseph sur la fertilité de nos terres fontiésoises et les nouveaux produits que mettait maintenant la chimie au service de la bonne santé de nos vignes, Alphonse m’offrit son bras et nous proposa d’aller à la rencontre de nos amis du jour. Anne, son épouse, de dix-sept sa cadette, à laquelle il s’était uni il y a dix ans exactement, coquette, s’apprêtait à l’intérieur du château. Elle nous rejoindrait au plus vite. Connaissant mes sensibilités pour l’art pictural, tout en cheminant il m’emmena dans un ciel entoilé de ses nouvelles collections dont je verrai tout à l’heure ses deux dernières acquisitions : Matinée brumeuse sur l’Oise de Charles-Joseph Beauverie, ainsi qu’une œuvre de Léon Joubert intitulée Une gorge des montagnes d’Arets à Rochefort-en-terre.
L’allée, de la route de Floure à la cour du château est bordée de chênes verts, qui, ma foi, depuis deux ou trois ans commencent à acquérir une ampleur certaine et se jouent à ombrager élégamment le passage. Entre les arbres, des genêts, des arbousiers, de hauts buis et d’ardents églantiers à fleurs rouges occupent l’espace ; le reste de l’enclos est planté de vignes.
Le temps était absolument splendide. Je pressentais que cette journée serait fameuse à tous points de vue. Le ciel, d’un bleu roi puissant, laissait glisser un soleil radieux sur une voûte sans nuage. Le temps est clément cette année, nous profitons toujours des températures estivales et les vendanges s’annoncent sous les meilleurs auspices.
Nous ne savions qui étaient les personnes qu’Alphonse avait conviées. Il n’en avait lâché mot, aussi notre curiosité fut particulièrement aiguisée en voyant pénétrer la première voiture dans le domaine. Lorsqu’elle stoppa, à notre hauteur en descendit un homme qui nous paraissait inconnu. Un homme brun, aux cheveux longs pourvus de frisettes sur les oreilles, d’une barbe et d’une moustache épaisses. L’homme était élégant, un notable à n’en nul douter. Pourvu d’un gilet noir complétant une chemise cravatée, un pantalon de velours noir également, à rayures plus claires, de fins souliers vernis, et arborant une longue veste aux boutons d’acier brillants, un foulard léger jeté autour du cou, cet homme était particulièrement élégant et raffiné ; un dandy, probablement ! Mais avec Joseph nous fîmes vite la relation avec ces photographies que l’ambrotype d’Octave Garcin nous offre de temps à autres dans La revue hebdomadaire du diocèse de Carcassonne paraissant le samedi. Eugène Viollet-Le-Duc en personne. Nous fûmes, mon mari et moi, particulièrement honorés de faire sa connaissance.
Parmi tous ses chantiers en cours l’architecte Viollet-Le-Duc restaure également la cité médiévale de Carcassonne depuis mille huit-cent-cinquante-deux. Aujourd’hui il en est à peu près aux trois-quarts des travaux. Il vient y effectuer les contrôles d’usage et y laisser ses instructions. Il s’est rapidement lié d’amitié avec Alphonse Coste-Reboulh qui suit avec ardeur le déroulé de cette titanesque restauration. Nous apprendrions plus tard, devant un verre, que Viollet-Le-Duc arrivait des Alpes où il effectuait depuis l’année dernière quelques courses de haute montagne, et qu’il avait voyagé de Cette à Carcassonne par le train. La ligne Toulouse-Cette a été inaugurée le deux avril mille huit-cent-cinquante-sept et le passage du train dans notre département fut un évènement exceptionnel ! Je me souviens de l’exaltation de la foule en gare de Carcassonne ; nous y étions, mes parents et moi !
Juste le temps d’échanger quelques mots et voici qu’Anne, l’épouse d’Alphonse nous rejoignit toute en beauté. Elle portait une robe à crinoline bleue des plus à la mode, plate à l’avant et bombée vers l’arrière. L’avant et les côtés étaient décorés de soufflets et de bandes rouges entremêlés de fines dentelles. Une broderie au fil d’or liait l’ensemble ; la maîtresse des lieux était sublime ! Bien cachés sous les larges volants de la robe ses chaussures n’étaient visibles mais j’aperçus plus tard dans la journée qu’il s’agissait de bottines vernies avec une boucle dorée sur le devant. Un chignon bas à l’arrière du cou donnait à cette ravissante brune des airs de princesse espagnole !
Les derniers invités arrivèrent en même temps. D’un coupé de ville vert bouteille, et, ma foi, décapoté pour profiter de la chaleur de la journée, descendit Monsieur Jean-Pierre Cros-Mayrevieille, archéologue et historien, lui aussi grandement impliqué dans la restauration de la cité. Certes, quelques désaccords planent entre lui et Viollet-Le-Duc sur la nature des travaux à accomplir mais les deux hommes se côtoient sans griefs apparents. Madame Joséphine l’accompagnait. Cros-Mayrevieille est, entre autres, l’auteur d’un remarquable mémoire sur l’amélioration du sort des ouvriers… et comme Alphonse, membre également de la Société des Arts et Sciences de Carcassonne dont il fut lui aussi président quelques années plus tôt.
Monseigneur François-Alexandre Roullet de la Bouillerie, Evêque de Carcassonne, passa la grille en mail-phaéton noir, une voiture somme toute luxueuse, dont un acolyte garderait l’attelage à l’arrêt. Monseigneur, Poète et écrivain, est membre de l’Académie des Jeux Floraux de Toulouse, où, paraît-il, il excelle !
L’invité qui arriva sur les talons de Monseigneur nous le connaissons depuis son jeune âge lorsque Joseph, mon mari, apprenait à son père, docteur en droit et philosophie, à faire du vin à ses heures perdues, et dont la passion pour ce breuvage était trempée ! Il est entendu que Charles, Charles Cros bien sûr, vit à Paris les trois-quarts de son temps où il travaille beaucoup et mène aussi beaucoup la vie, dit-on de source informée. Charles, deux ans plus tôt, en mille huit-cent-soixante-sept, a présenté à l’Exposition Universelle un prototype de télégraphe automatique suite à ses travaux sur l’amélioration de sa technologie. Charles, qui a étudié la médecine, les mathématiques, la musique et l’hébreu, également passionné de littérature réussit tout ce qu’il entreprend. Il fréquente les beaux salons parisiens et ne s’intéresse certainement pas aux effets de l’oïdium sur la vigne ! A chacun ses poules et ses poulets. Comment connaît-il Alphonse Coste-Reboulh… nous ne le savons pas encore.
Dans un mouchoir de poche les deux derniers cabriolets amenant les invités cliquetèrent sur l’allée. Dans le jaune, Madame Gladys Parrayre, ancienne drapière réputée à la Manufacture Royale des draps de Carcassonne, reconvertie dans la culture de la vigne au village de Comigne… et Monsieur Prosper. Dans le bleu, l’ancien député Garridel, de Puichéric, à la tête d’une entreprise de construction de caves viticoles et qui a mis de surcroît la patte à celle du château de Fontiès… que nous allions inaugurer tout à l’heure… et son épouse Madame Apolline.
Certes l’inauguration de la cave ne fut qu’une excuse, une image parfumée pour rassembler quelques amis en ce lieu totalement vierge encore de visite. Pour une bonne partie, des amis rares libres ce jour ! Une inauguration digne de ce nom aurait vraisemblablement rajouté les autorités de la commune, celles du département et le journaliste photographe de La Fraternité, journal de Carcassonne dont le premier numéro avait paru le quatorze avril de cette année mille huit-cent-soixante-neuf. D’autres seraient également venus du Journal de la Société d’Agriculture de Carcassonne ou de L’écho de l’Aude journal politique, littéraire, agricole et d’annonces. Quelques fontiésois, du métier, auraient été de la partie également. Ainsi fonctionne Alphonse Coste-Reboulh ; le cercle du jour était complet.
A présent direction la cave. Une bâtisse imposante d’une longueur de soixante mètres, construite selon une architecture semi enterrée. Les yeux brillants d’Alphonse et le caractère grave de sa voix démontraient un homme fier de son œuvre ; et il le pouvait ! Ses explications étaient rationnelles et sans fioritures ; aller à l’essentiel et ne rien oublier ; voilà l’homme que nous connaissons ! Pour Joseph et moi qui n’avons que deux petites cuves et un court alignement de demi-muids, ce nouvel horizon gigantesque et futuriste nous était féérique ! Les cuves sont peintes en blanc et un liseré doré en dessine les contours. Leurs portes sont en acier mat et les robinets brillent comme des coulées d’or ! Ces cuves sont construites en béton armé, une technique nouvelle qui offre de grands avantages. La mise au point du ciment Vicat, en mille huit-cent-treize, et du ciment artificiel appelé ciment de Portland, en mille huit-cent-vingt-quatre, permettent de créer des cuves en sidéro-ciment, conçues de forme cylindrique afin d’augmenter leur résistance. Mais le choix qu’a fait Alphonse en faveur du béton semble être des plus judicieux quant à la durée. D’abord elles se prêtent à la superposition, nous explique Alphonse, ce qui offre dans les lieux étriqués, ce qui n’est ici pas le cas, un gain de place remarquable. Ensuite elles possèdent un effet régulateur qui permet de stocker et restituer de la chaleur ou de la fraîcheur. Leur forte inertie assure une évolution très douce des températures lors de la vinification, c’est pourquoi le Languedoc, où la chaleur excessive nuit à la bonne tenue des foudres, coquine grandement avec cette nouvelle technologie en cette fin du dix-neuvième siècle. Et cet effet régulateur est un processus crucial pour ne pas altérer la qualité du vin ! Et la qualité du vin, parlons-en, poursuivait Alphonse ! Elle est totalement prise en compte aujourd’hui ! Fini les vins de papa qui grattaient la gorge en passant, quand ils ne piquaient pas aux yeux et tordaient les boyaux ! Jusqu’à l’orée de notre dix-neuvième la science du vin était restreinte au seul examen organoleptique, c’est-à-dire à l’apprécier par la vue, le goût et l’odorat. On essayait ainsi de mieux le connaître en recherchant ses qualités et ses défauts. De cette manière on pouvait l’étudier, l’analyser, le décrire, le définir, le juger et le classer. Mais la connaissance de la composition du raisin et du vin ne cesse de s’enrichir ! Depuis Jean Antoine Chaptal, Comte de Chanteloup, les analyses successives révèlent que la fermentation transforme le sucre en alcool et que la couleur du vin et son bouquet sont donnés par les parties solides du raisin, la peau et les fibres macérant dans le moût, dont la fermentation assure le transfert des éléments colorés ainsi que divers composés tels que les polyphénols, les sels minéraux, les tanins et les vitamines ! Aujourd’hui, au travers de savants tels que Justus Von Liebig, Marcellin Berthelot, Louis Pasteur, Ulysse Gayon et Armand Gautier l’analyse chimique sait restituer la composition détaillée du vin ! Voilà une vraie révolution viticole !
Alphonse Coste Reboulh était là à son affaire… et les hommes d’intervenir judicieusement ! Monseigneur François-Alexandre, Eugène Viollet-Le-Duc, Jean-Pierre Cros-Mayrevieille, Charles Cros, Madame Gladys Parrayre, l’ancien député Garridel et Monsieur Prosper, nous étions entourés de savants ! Quel moment de technicité et de partage ! Après la vinification même révolution pour la conduite et les traitements de la vigne ! Certes, nos connaissances séculaires sont progressivement remplacées par l’acquis et la diffusion de la science. Il y a juste une dizaine d’années l’oïdium ouvrait l’ère des grands soins de la vigne, mais aussi le phylloxéra, le mildiou, le black-rot, le botrytis, des araignées et des champignons diverses et la cicadelle verte réclament autant de traitements et de machines pour les endiguer ! Alphonse nous montra alors ses dernières acquisitions. Il nous expliqua le fonctionnement et les effets de ses trois soufflets à main entreposés sur une étagère. Des soufflets à poudrer composés de bois, de métal et de cuir… puis de quatre machines en cuivre portée à dos d’homme… il possède même un soufflet à hélice, pour le soufrage, mis au point par les frères Serres et Meschi à Béziers… et un appareil de plus grande contenance à jucher sur le dos d’un cheval ! Contre la vermine et les œufs d’insectes nichant sous l’écorce des ceps, essentiellement la pyrale, qu’on nomme aussi « le ver coquin », Alphonse s’est également muni d’une échaudeuse pour l’ébouillantage des souches, selon le procédé d’un certain Benoît Raclet. De forme cylindrique, en cuivre, c’est un appareil constitué de deux parties : une partie inférieure, l’âtre, où l’on entretient un feu de bois et une partie supérieure, un réservoir d’eau que l’on porte à ébullition. Un thermomètre, sur le côté, indique la température adéquate. Les travailleurs, des femmes en général, viennent remplir des petites casseroles de fer-blanc aux deux robinets disposés de part et d’autre du réservoir pour ébouillanter chaque cep. Deux hommes dotés de pals sont chargés de déplacer l’engin dans les rangées de vigne et d’alimenter la cuve en eau. Autres acquisitions, Alphonse était allé voir, en fin d’année dernière, à la foire de Dijon, ces fameux pressoirs à engrenages ou à cliquets dont Le progrès agricole et viticole et La revue de viticulture vantent tant les performances ! Il en avait commandé deux du modèle Marmonier, de Lyon, dits « pressoirs américains », qu’il a reçus huit mois après et qu’il nous montrait et expliquait à présent à l’entrée de la cave. Ce pressoir dernier cri, mobile, est en bois, cerclé de fer, avec une vis sans fin métallique. Il fonctionne avec un levier et peut être manœuvré par un seul homme ! Et pour terminer, deux pompes centrifuges dont l’énergie de l’une est transmise au vin par un piston, l’autre par une ailette. Voyez par vous-même, rien ne manque à la cave du château de Fontiès !
Pour en terminer avec la chimie, dans le fond de la cave, à cheval sur les restes de deux poutres de la charpente, une pyramide de sac d’engrais attend d’engraisser les souches. A côté de l’engrais une autre pyramide de sacs de soufre attend quant à elle de combattre l’oïdium. D’autres produits en sacs ou en bidons sont entreposés dans le même coin : du plâtrage pour le vin ; et du sulfure de carbone ainsi que du sulfate de potassium qui semblent être en ce moment les meilleures solutions pour combattre le phylloxéra ! Le soleil peut briller et la pluie verser à flots les vignes d’Alphonse semblent être bien protégées.
Si les hommes et Madame Gladys Parrayre avaient les yeux qui brillaient à la vue et à l’écoute de toutes ces nouvelles technologies, en ce qui concerne Anne Coste-Reboulh, Joséphine Cros-Mayrevieille, Apolline Garridel et moi-même de plus petits objets, simples d’apparence, nous fascinaient davantage ! Je me souviens de splendides robinets de buis, d’autres en laiton poli, d’un ébullioscope dans sa mallette de cuir, d’un bouche-bouteille, de récipients de cave en cuivre, de trois vases flacons à raisins Salomon, de serpettes martelées aux initiales d’Antoine « A.C-R », de deux veltes (ou jauges à tonneaux) en bois de châtaigner, d’un coupe-marc en acier satiné, de quelques bonbonnes « dame jeanne » habillées de jute, de brocs de chai en cuivre, d’un pèse-tonneaux Marlin, en fonte et en acier, d’entonnoirs de tonneaux en cuivre, de pipettes de caviste en fer blanc, de trois tire-bondes en acier avec la poignée en buis, d’une poulie ciselée… et d’un bel assortiment de coupelles taste-vin neuves que nous n’allions pas tarder à étrenner !
La visite de la cave dura bien une heure, peut-être un petit peu plus. Le plaisir de goûter enfin le produit escompté nous faisait incontestablement saliver. L’instant approchait. Alors, pour ce faire, sous la houlette gracile de notre ami Alphonse, qui mesure quand même plus de deux mètres, sous l’argutie de nos spécialistes et la délicate imagerie verbale de leurs moitiés le noyau d’amis se dirigeait à pas intéressés vers la salle à manger du château.
Dans le salon, les vins cuits et le quinquina nous furent servis sous le murmure de l’eau que nous offrait Emile Dardoise au travers de son œuvre La nuit verte, et tout proche, comme un pied de nez, Les premiers rayons de Gustave Jundt. Une belle guirlande de Canapés de tapenade, de roulés de haddock et de croquettes de chèvre de Montirat accompagnait les alcools. Je vous disais Les premiers rayons de Gustave Jundt, un tableau particulièrement cher à Charles Cros qui côtoie, entre autre, Gustave Jundt chez Madame la Comtesse Diane, plus connue sous son nom de ville : Marie-Joséphine de Suin Comtesse de Beausacq, et qui tient un excellent salon de conversation à Paris. La discussion tenta de passer la porte de chez la Comtesse, mais mis à part quelques couleurs nous n’en sûmes davantage sur les motifs de la tapisserie ; Charles Cros resta évasif. Les débats sur la vigne et la cave s’étaient transformés en engouement pour l’art sous toutes ses formes, et bien évidemment, cela va de pair, sur la restauration de la cité de Carcassonne. L’éloquence de Viollet le duc, qui posait les dernières ardoises sur les dernières tours, et la verve féconde de Cros-Mayrevieille qui aurait, peut-être, diminué la longueur des créneaux de quelques centimètres se mêlaient plaisamment aux étiquettes artistiques que Madame Parrayre envisageait de coller sur les bouteilles de ses prochains millésimes afin d’attirer l’œil et faire éclore de nouvelles jouissances.
Le temps nous semblait si court que l’on nous invitait déjà à regagner la salle à manger. La gourmandise aux lèvres, Apolline Garridel et moi-même étions les premières debout ! Il est vrai que les fumets qui nous parvenaient des cuisines étaient particulièrement évocateurs !
Anne Coste-Reboulh nous convia à nous assoir. Depuis une quarantaine d’années environ le service à la française, où tous les mets étaient apportés en même temps sur la table n’est plus usité. En revanche c’est le service à la russe qui prévaut. Les plats sont apportés les uns après les autres aux convives. Tout le monde mange la même chose en même temps ! Ainsi la disposition des couverts et de la table s’ordonnent ainsi : l’assiette au centre, le couteau à droite et la fourchette à gauche. La bienséance veut à présent que l’on dresse la table avec de la porcelaine d’une blancheur immaculée. On s’assure également de l’éclat du cristal ou du verre et du miroitement de l’argenterie. Le centre de la table accueille une décoration, généralement une pièce d’orfèvrerie et le milieu est habillé de dentelle et de fleurs. Chez Anne et Alphonse le centre de table est pourvu d’une magnifique soupière en argent ornée d’une couronne de laurier que soutiennent quatre sphinx dans leur gueule ; une œuvre de Martin-Guillaume Biennais probablement, dont je n’osais demander confirmation. Les fleurs, au centre, étaient des roses jaunes entrecroisées d’astilbes roses que l’on avait jetées… de manière ordonnée… sur de la dentelle noire de Millau. Lorsque nous recevons, avec Joseph, étant d’une condition plus commune en notre village, bien qu’ayant adopté depuis toujours le service à la russe, notre table est décorée d’une manière moins académique. Il va de soi qu’aujourd’hui chez Anne et Alphonse nous fêtons un évènement : l’inauguration de la cave !
Et cette inauguration amenait son lot d’agapes d’une élégance et de saveurs incomparables ! Nous eûmes droit à des vols-au-vent aux ris de veau comme mise en bouche, un potage à la bisque d’écrevisse, que suivirent quelques turbots avec de la sauce hollandaise. Et une matelote de foie-gras vint coiffer l’ensemble.
Les échanges prirent d’autres horizons. Joseph parla du romantisme et du réalisme de la musique de nos jours, l’accordéon bien sûr, mais aussi L’hymne à la joie, de mille huit-cent-vingt-quatre, comme Le temps des cerises écrit en soixante-sept… et Monsieur Prosper, que nous n’avions guère entendu jusque-là, de rajouter pour brocarder un brin, L’empereur, sa femme et le petit prince, puis A mes amis devenus ministres, du chansonnier Pierre-Jean de Béranger, L’internationale, d’Eugène Pottier, ainsi que Le roi boiteux et Carcassonne que Gustave Nadaud avait composés il y quelques jours seulement !
Sous nos sourires complices de femmes nous discutions plutôt des mets que nous venions de déguster car il y avait là matière à épiloguer, soyez-en convaincus !
Lorsque Flaubert, au travers de Madame Bovary… et de Monseigneur François-Alexandre Roullet de la Bouillerie… vint s’attaquer au banquet dans ce qu’il a de plus fondamental : sa capacité à symboliser le rapport euphorique qui unit le mangeur à son groupe et au cosmos… et vraisemblablement à Dieu… vint aussi la selle de chevreuil sauce poivrade sur son lit de groseilles accompagné de cardes à la moelle… et elles leur coupèrent la chique ! Quel ravissement ! Il ne restait que les fromages, les pâtisseries, les fruits et le flan aux œufs. Je ne voudrais pas oublier les mignardises faites de macarons au chocolat, d’oreillettes et de millas au miel.
Tant nous avons mangé et bavardé que nous en aurions presque oublié La convoitise du chat de Charles Monginot, accroché à ma gauche, Alexandre Le Grand cédant sa maîtresse Campaspe à Apelles, de Peintre inconnu, suspendu entre deux fenêtres côté jardin, le portrait d’Alphonse, sur le mur opposé, peint par Raymond Alary, sans oublier Marius et son fils, du père Gamelin, ainsi qu’Une hongroise, de Narcisse Salière, et Les deux amis peints par Philippe Rousseau ! Une jeune femme au fichu rouge et son petit garçon blondinet gardaient les oies sur le pan de mur séparant le salon de la salle à manger. Une œuvre de Julien Dupré intitulée Dans la prairie, dont je suis littéralement tombée amoureuse. La femme, l’enfant, les oies, la masure et la foret humide, même, tout semblait empreint de bonheur dans une perceptible tristesse, un désenchantement ! Quelle œuvre fantastique ; quel talent ! Pour terminer cette tendre épopée artistique, sur une fine console de marbre rose habillant le bas du mur, dans une coupelle de porcelaine aux chinoiseries bleutées luisaient une poignée de pièces de monnaie romaine qu’Alphonse avait découvertes ici, à Fontiès… du temps où elle s’appelait encore Fontianum !
Durant ces quelques instants où je m’étais éclipsée avec la jeune femme et les oies la discussion générale avait pris possession d’Offenbach. Tandis que tous dissertaient sur La belle Hélène, écrite en soixante-quatre, Alphonse nous invita à faire quelques pas dans le parc, histoire de prendre un peu ces parfums que le petit air marin nous amenait du vignoble. Et nous voici, bras-dessus bras-dessous, à laisser libre cours à notre imagination entre les délicates allées de buis et leurs chênes tortueux. Là, on passa en revue La Périchole puis La grande-duchesse de Gérolstein dont la première avait eu lieu il y a deux ans, en soixante-sept, deux jours après l’ouverture de l’Exposition Universelle. Alors que les femmes orientaient à nouveau leurs discussions vers ces mets délicieux auxquels nous venions de faire fête, côté hommes et Madame Gladys Parrayre, leurs échanges de vues avaient à nouveau revêtu la forme et la couleur des cuves, l’efficacité de l’échaudeuse à pyrale, et de la poudre de plâtre qui doit accroitre l’acidité du vin et en aviver la couleur et la limpidité.
Puis les banquettes du salon nous accueillirent à nouveau pour terminer notre journée autour d’un service à café « vieux Paris » aux motifs floraux cerclés d’or. Quant au service à thé il nous venait directement d’Egypte. Deux embarcations de pêcheurs, en papyrus, voguaient sur une vaguelette de hiéroglyphes d’une éclatante blancheur. Pour notre plus grand bonheur Eugène Viollet-Le-Duc se mit alors au piano et nous joua Songe d’une nuit d’été. Dès les premières notes le romantisme de Mendelssohn vint nous chatouiller l’âme. Anne Coste-Reboulh termina ce moment suspendu avec un lied de Schubert, Le roi des aulnes, puis le Prélude de Bach.
Ensuite, après moultes remerciements chaque ami fut raccompagné à sa voiture. Certes, le soleil commençait à décliner vers les coteaux de Montirat, mais qui d’autre s’en aperçut ? Alors Joseph et moi avons regagné la petite porte de service qu’empruntent les gens du château, les ouvriers de la propriété, les amis d’Anne et Alphonse Coste-Reboulh demeurant de l’autre côté du parc… et les parfums du vignoble les jours où la brise marine décide de les promener.
La nuit put alors chausser ses sandales et descendre lentement. Le grand-duc de la chapelle du château chanta jusqu’à trois heures. A sept, comme prévu, les vendanges mille huit-cent-soixante-neuf débutèrent, sereines.