Depuis quelques jours il était sorti de sous ses lambeaux de cartons et ses duvets immondes. Nous respirions le printemps ; sa vie était sordide. Il avait passé l’hiver non loin de chez nous, dans un recoin du centre-ville, et comme nous il respirait la belle saison revenue. Il devait avoir entre quarante et quarante-cinq ans. Il était sale comme un peigne. Il émergeait aux parfums de mauvais vin. Sa tête était marquée par les plis de ses duvets, les sardines de ses cartons et son oreiller de godasses délabrées. Ses mains et ses pieds étaient plus noirs que ses cheveux mais ses yeux étaient clairs et son sourire bavard. Notre vie était routinière et dans les rouages nauséabonds de la routine nous éprouvions pour lui une empathie certaine. Comme nous il respirait les sucres et les rires que l’air des lampions amenait depuis la fête foraine d’à côté, mais surtout le gaz carbonique que les tuyaux d’échappement de nos voitures déposaient sous son nez. Nous, nous mangions les barbes à papa, les churros et les pommes d’amour, et après nos amusements enfantins, vitres fermées, nous rentrions au nid. Lui avait passé l’hiver à grelotter et grignoter quelques trop maigres offrandes sous sa gabionnade dégueulasse. Lui avait jeûné pieds nus, nous, nous avions pâturé en sandales. Nous étions cependant conscients de la maigreur du crin qui nous reliait à lui et nous discourions entre convaincus, bien souvent, sur les couleurs fanées de notre équilibre précaire. Mais nos joies et nos tracas peinturlurant nos vies à grande vitesse, une fois l’homme passé, quelque étoile lointaine se rappelait à notre bon souvenir. Nous poussions alors notre esprit à grandes enjambées, toujours plus loin sur notre chemin parsemé de boutons d’or et de roses noires.
Tous les huit ou dix jours, au plus profond de sa nuit, les gens du Samu Social s’enquéraient de sa santé. Trois fois ils l’avaient emmené terminer sa nuit au chaud et l’avaient ramené propre comme un sou. Quelques jours après il avait repris la couleur de nos façades mais son esprit était plus vif et ses yeux plus volubiles encore. La soupe populaire lui redonnait de temps à autre le goût du jarret chaud, du chou cuit au bouillon de pot-au-feu et le plaisir de mastiquer quelques gâteaux secs. Ceci-dit, dans notre quartier privilégié il était relativement à l’abri des autres marginaux de la ville et jamais il n’était dépouillé ni agressé. Comme il n’avait pas de chien qui aboyait sans cesse et qu’il ne commettait aucune incivilité nous le laissions vivre sa misère sur notre trottoir depuis plus de deux ans maintenant. Plus souvent imbibé de vinasse que lucide il ne parlait guère et jamais par jurons. Bien souvent il nous saluait d’une manière inaudible ; l’alcool fait oublier, tient chaud et trouble la voix. La police le connaissait, lui rendait visite quelquefois et l’embarquait gentiment, comme le Samu Social, pour une toilette approfondie et un bilan carbone gratuit. Nous ne savions ce qui l’avait jeté à la rue, ou si cela résultait de son choix, mais nous vivions proche de lui, dans une humanité relative comme il est souvent le cas entre voisins du même immeuble dans nos villes affligeantes. Il était donc juste notre voisin de la rue.
Comme remorque, commode, buffet, valise et table de nuit il avait récupéré un chariot au supermarché du bout de l’avenue. Son «caddie », comme il aimait à le dénommer, customisé s’il vous plaît, et il en parlait aussi bien que ces hommes qui vous flattent leur voiture de prestige ! Il en était fort fier lui aussi ! A l’intérieur le bric-à-brac, sa vie pêle-mêle : ses vêtements, son sac à dos, ses couvertures, ses duvets, ses cartons, ses souliers de rechange, ses bouteilles de vin, sa nourriture, sa vaisselle, ses récupérations à vendre qu’il ne vendait jamais, son bâton de marche, trois vieux livres dont « Ainsi parlait Zarathoustra », « La lettre à Ménécée » et « Le Prince », deux statuettes de Lourdes remplies d’eau bénite, trois paquets de tabac, une pelote de ficelle de jardinier, une lampe électrique et deux piles en sus. Le chariot était toujours garé au même emplacement et ne bougeait que rarement. Il ne le prenait plus pour aller en ville depuis qu’une vieille dame de la rue le surveillait en son absence. L’année dernière il s’était absenté un mois de file, tous le mois d’août, car comme nous, nous avait-il dit, il avait aspiré toute l’année à des vacances à la mer. Vacances qu’il s’était payées en économisant sou par sou ! Et c’est encore ici qu’il était revenu car il se sentait chez lui, chez nous.
Sur lui il avait toujours sa carte d’identité en cours de validité, son permis de conduire, un petit calendrier comme ceux que l’on donne à la nouvelle année chez le fleuriste ou à la pharmacie, la photo d’une coquette maison de campagne, une lettre enfermée dans une enveloppe rose, la photo d’une splendide fillette de trois ou quatre ans entourée de deux garçons adolescents, son couteau suisse, son stylo de luxe, sa fourchette et sa cuillère métalliques tordues. Je sais cela car il m’avait montré tous ses secrets plusieurs fois. Sur la photo je supposais qu’il s’agissait peut-être de ses propres enfants, ou de proches parents, mais jamais il n’en dit mot. Bien évidemment jamais je ne me permis de forcer son intimité !
Jamais je ne me permis de forcer son intimité jusqu’à ce jour, où, après un moyen séjour en cure de désintoxication, un bilan carbone approfondi, un récurage en règle et la langue plus déliée, comme un jeune premier il nous revenait flambant neuf. Le Samu Social le ramenait du diable vauvert. Pour la première fois depuis deux ans et demi ses cheveux étaient peignés, il se tenait droit et me tendait une main qui ne tremblait plus. Lorsque je le vis il sortait de chez la vieille dame de la rue où il avait récupéré son caddie. Il semblait heureux de me voir et disposé à parler un peu, alors nous avons continué notre chemin côte à côte.
Tout en le félicitant pour le bon en avant qu’il venait d’effectuer, pour son allant guilleret et son pas de jeune cadre dynamique, je l’interrogeais sur ses projets. Maintenant qu’il était un homme tout neuf comment envisageait-il son avenir ? Et sa réponse me troua le cœur. A quoi m’attendais-je, à ce qu’il loue un appartement, qu’il travaille, qu’il trouve l’âme sœur, qu’il ait une vie sociale, des copains, des enfants ? Je me sentis fâcheusement décalé ; quel idiot j’étais ! Il allait reprendre la route au guidon de son caddie customisé. Il irait où le vent l’emporterait car il n’avait nul endroit où se rendre précisément. Il n’était dans le cœur de personne. Il était depuis trop longtemps hors des codes de notre société ; qui lui ferait aujourd’hui confiance ? Dans un pays où l’aristocratie financière raille la bourgeoisie industrielle, qui raille elle-même la petite bourgeoisie, qui raille à son tour le prolétariat, qui, lui, raille les chômeurs, les sourds, les muets, les handicapés de toutes sortes, les petits commerçants, les étudiants, les noirs et les femmes, qui raillent enfin les excentriques et les clopinards, qui daignerait se salir les yeux à la vue d’un clochard, même relooké ? Sans toit, sans lit, sans chaise et sans amour il serait vite puant, l’alcool le rattraperait bientôt et il redeviendrait avant l’hiver le va-nu-pieds que nous connaissions tous. Voilà les seules perspectives d’avenir que me donnèrent son regard jacassier, sa main crâneuse, ses souliers troués, son pantalon de clown et ses mots à demi étouffés.
Alors, je ne sais pourquoi, je l’invitais à dîner à la maison. Certes, pour qu’un ultime repas chaud l’accompagne vers ses prochaines errances. Certes, par empathie. Peut-être pour me donner bonne conscience. Peut-être, et seulement par bonté, par générosité.
Nous avions dit vingt heures, à vingt heures pétantes il clochât. Sur la pierre du perron il se tenait raide comme la justice, la casquette à la main et une bouteille de mauvais vin sur le cœur. Il était content d’être là puisque son regard pétillait ! Je le priais d’entrer. D’une voix grave, de cette voix grave qui vous étouffe la gorge lorsque vous êtes mal à l’aise il me remercia poliment. Je fis tout ce qu’il me fut possible de faire pour dédramatiser l’instant comme s’il s’agissait-là d’un vieil ami perdu de vue ! Il joua le jeu et parût se sentir mieux. Certes, il devait y avoir de nombreuses saisons qu’il n’avait foulé un perron ami, celui d’un voisin, ou d’un parent ! Quelques images, quelques visages peut-être devaient embuer ses yeux mais il ne laissa rien paraître. Alors on s’assit devant un verre et on causa des nouvelles routes qu’il envisageait de prendre et de ces lieux où il pourrait manger et se reposer. Pour le faire sourire je le taquinais sur cette bouteille qu’il devait abandonner maintenant qu’il était un homme nouveau ! Je lui demandais d’où il était originaire, s’il avait toujours de la famille… mais l’homme n’avait plus l’habitude de ces fauteuils qui délient les langues et parlait peu. Orienter la discussion m’était difficile et délicat. Nous avons donc bavardé de la pluie et du beau temps, sujets universels. Bien que toujours sur le reculoir, peu à peu il prit confiance. Nous étions passés à table entre temps. Il tenait le verre, les couverts et la serviette comme on le fait autour des tables réputées, en bonne compagnie, et il coupait le fromage comme un homme du monde ! Puis ce fut le tour du riz au chocolat sur lequel de luisantes côtes de peau d’orange perçaient la surface de leur échine saillante, et le café. Nous savions alors qu’il se nommait Henri Fournier, qu’il avait quarante-sept ans et que cela faisait trois longues années qu’il errait au gré de ses forces et du temps. Nous savions qu’il avait eu une femme, Florence, et qu’il avait trois enfants qu’il ne voyait plus : Antonin qui devait avoir vingt ans, Théo vingt-quatre et Margaux qui devait être la plus jolie petite fille d’Angoulême, si elle était toujours à Angoulême, sous ses cheveux blonds, longs et bouclés. Un silence profond succéda au tintement des cuillères dans les tasses ; si un ange passait il s’était certainement arrêté. Le temps aussi d’ailleurs. Henri pleurait en silence, nous respections son silence, l’ange aussi.
Alors il se leva et se mit à tourner lentement autour de la table basse du salon et des fauteuils comme s’il devait extérioriser quelque chose. Il regarda les livres rangés sur une étagère près de la cheminée, sourit, il en connaissait la plupart. Pendant que nous faisions mine de débarrasser quelques assiettes, toujours silencieux il en caressa les couvertures et les reposa délicatement. Alors il éprouva le besoin de parler et nous l’invitâmes à le faire d’un signe de la main.
Durant une douzaine d’années il avait enseigné la philosophie à Bordeaux. Ah, je comprenais alors le pourquoi de ces trois ouvrages qu’il emmenait partout avec lui et auxquels il réservait une place de choix au cœur de son caddie ! Dans « Ainsi parlait Zarathoustra » Nietzsche remet l’homme en question. Prophète-Poète il se retire dans la montagne et revient parmi les hommes pour leur parler. Il rejette tout ce qui n’est pas voulu, qui est subit… « Vouloir libère » ! Deviens toi-même ton propre maître ! La lettre à Ménécée est quant à elle un véritable manuel du bonheur. Épicure y dépeint le bonheur qui est pour lui le plus grand bien et la maximisation du plaisir, et il y explique les sens du désir, et les vertus qui ne sont que des moyens d’accéder au bonheur ! Outre les importantes leçons concernant la guerre, la paix et l’art de gouverner, dans « Le Prince » l’homme de Machiavel n’est jamais condamné face au chaos. Il dispose d’un moyen énorme pour dépasser le hasard et la fatalité : sa liberté !
Vouloir redevenir soi-même, être son propre maître, vouloir le bonheur, se légitimer ses propres choix au nom de sa propre liberté… voilà ce que notre homme promenait entre les grilles, entre les barreaux, la clôture, la herse, les barbelés, la noirceur, la pourriture de son caddie ! Et il se mit à m’instruire de ces philosophies que je ne maîtrise guère. Ses mots étaient si simples et si fleuris qu’en un clin d’œil tout devenait limpide. Bien sûr il n’abusa pas, juste quelques minutes nous jouions aux boules sur son terrain et ça le rendait heureux. Puis il devint grave, son visage se ferma, se cala dans le fond du fauteuil comme pour ne pas chavirer d’émotion et changea de sujet.
Lorsqu’il connut Florence elle avait vingt et un an, lui vingt-deux et ils préparaient ensemble une licence de philosophie à l’Université de Rennes I. Elle était brillante et jolie et elle était tombée sous le charme de sa délicatesse et de son humour. Ils avaient alors cheminé ensemble. Ce qu’elle adorait c’est quand il l’emmenait manger des galettes de blé noir aux Saint-Jacques à Saint-Malo. Lui prenait toujours une galette à l’andouille de Guéméné et se plaisait à commander ensuite des crêpes au caramel-beurre salé et des kouign amann à croquer pour le retour. Ils s’arrêtaient toujours dans les champs pour ramasser des marguerites, des arméries maritimes, des brins de cassiope ou de la bruyère en fleur et il la couvrait de baisers. Ils étaient heureux ensemble… ou quand ils allaient manger des huîtres à cancale, une glace à l’italienne sur la Promenade Pablo Picasso à Dinard, lorsqu’ils retrouvaient leurs amis de l’université dans les estaminets de Rennes et qu’ils allaient danser… ou quand ils demeuraient tout simplement dans leur deux pièces mansardé, rue Toullier, tout proche du Square Joseph Loth et du Musée des beaux-arts !
Ensuite ils avaient eu leur poste à Paris puis leur mutation pour Bordeaux. Entre temps vinrent Théo, Antonin et Margaux. Un jour du mois d’avril, alors que par-delà la fenêtre de la classe les mésanges s’époumonaient et que les hirondelles rentraient d’Afrique par milliers, alors que le soleil commençait à prendre de la vigueur et que les élèves planchaient sur les dires de Blaise Pascal à propos de la raison et du réel, le directeur de l’établissement envoya chercher Henri. Florence avait été fauchée par une moto roulant à toute vitesse rue de Candale, juste au pied de la fac où elle enseignait. Elle était morte sur le coup ; fin de l’histoire. L’ange s’assit sur ses ailes, le silence s’installa à nouveau dans le salon.
Comme les parents d’Henri ceux de Florence avaient quitté ce monde beaucoup trop tôt. Florence et Henri étaient aussi des enfants uniques. Henri était effondré, totalement incapable de réagir, totalement incapable de s’occuper de ses enfants qu’il aimait par-dessus tout. Mais on a beau enseigner la philosophie on n’a pas toujours la potentialité de faire face au destin ! Bien sûr qu’un arrêt momentané de son activité professionnelle lui avait permis d’entrevoir à nouveau les lueurs du jour. Bien sûr qu’ils avaient un peu d’argent… alors une tante d’Angoulême, qu’ils ne voyaient guère, avait pris les petits en charge. Dans l’impossibilité d’avancer objectivement Henri avait pris la route pour chercher à comprendre, à assimiler, mais il n’avait jamais compris et jamais assimilé. Devant les reproches de l’oncle, de la tante et de la société entière il avait embarqué avec lui « Ainsi parlait Zarathoustra », « La lettre à Ménécée » et « Le Prince », ils étaient partis tous les quatre et n’étaient jamais revenus. Devrais-je dire tous les six car des pages entières des « Mains sales » de Sartre et de « La belle âme » de Hegel dansaient en son esprit chaque nuit, paperasse fantomatique dégoulinante d’encre noire pourvue de serres, de croix décharnées et de musiques sataniques.
Vous lui auriez parlé du repentir vu par Descartes ou Spinoza, ou du retour de l’enfant prodigue il vous aurait envoyé sa main sur la figure… et il aurait eu raison ! Mais là, sous notre toit, peu à peu percèrent une amorce, une brèche dans la muraille de la honte, un désir de serrer bien fort les siens contre lui ; accepteraient-ils seulement ? Nous ne pûmes que le fortifier dans cette démarche, mais son travail s’annonçait long, pénible et épineux. Bien sûr qu’il pleurait mais ses larmes lui étaient salvatrices ! Il nous avait ouvert son cœur, il avait osé nous livrer les démons de son âme, il nous avait fait confiance ! Nous étions certainement les premiers à entendre le récit de sa vie… et voici qu’il nous demandait inconsciemment notre approbation à poursuivre sur le bon chemin ! Bien sûr qu’il l’avait ! Et avec son approbation nous allions tout faire pour le seconder, dès demain ! Ce soir nous l’hébergerions chez nous, pour demain il faudrait lui trouver un toit. Après nous verrions.
Il fut fait comme dit et nous vîmes Henri chaque jour que Dieu fit. Un jour il émit le souhait de se recueillir sur la tombe de Florence, nous y étions le week-end suivant. Le caddie resta au garage jusqu’au jour où il décida de l’offrir à quelque sans domicile fixe, puis il changea d’avis et voulut l’enterrer avec tous ses mauvais souvenirs. Ce qui fut fait à un mètre de profondeur, en bordure de la rivière. Henri partit sans se retourner ; heureux présage !
Les semaines passèrent. C’est moi qui rencontrais Tante Henriette le premier. Elle n’hésitât pas à me recevoir et je ne rencontrais à Angoulême ni reproches pour Henri, ni la moindre résistance des enfants. Il fallut encore un bon mois pour qu’Henri sorte totalement de son errance et soit prêt à serrer ses enfants et sa tante dans ses bras. Et je dus, auparavant, en donner des explications et des détails aux angoumoisins ! Tante Henriette, désormais veuve, était une vielle femme qui avait tenu toute sa vie une petite ferme dans la campagne charentaise, une femme qui connaissait la vie et qui était à un âge où l’on ne s’embarrasse guère de fioritures dialectiques. Très tôt elle avait compris l’attitude d’Henri et ne lui en avait pas voulu vraiment. De plus elle avait élevé les trois enfants dans le respect du père et ne les avait encouragés à le rechercher car elle savait qu’il finirait par revenir lorsqu’il aurait compris et assimilé la disparition de Florence et lorsqu’il aurait enfin pu en faire le deuil. Les chiens ne font pas des chats, vous connaissez le dicton. Comme le disent ces expressions populaires je n’eus pas cependant le loisir de jouer sur du velours et je dus bien souvent marcher sur des œufs.
Nous voici au soir du vingt-quatre décembre. L’hiver n’est guère en colère cette année mais comme tous les jours à cette époque la cheminée chantonne. Ce soir la musique des bûches qui crépitent rajoute un son nouveau dans notre salle à manger, une musique d’amour, une musique de paix. Nous avons agrandi notre famille et nous en sommes particulièrement fiers. Dans la cuisine Tante Henriette surveille le chapon de Barbezieux qui dore sur un lit d’oignons, la truite fumée de la Touvre qui commence à boire la marinade au citron, et place la tomme de Torsac sous sa cloche à côté d’une demi-douzaine de cousins crémeux. Ma moitié préside aux spécialités occitanes et nos aïeules terminent l’agencement de la table, et des cadeaux sous le sapin. Les hommes de la maison ont débouché les bouteilles de vin et les huîtres languissent d’être ingurgitées. Le Champagne est ouvert pour l’apéro et les petits pâtés de Pézenas qui viennent en accompagnement sont chauds. A propos de l’alcool, Henri boit maintenant tout à fait normalement. Et même si des pages entières des « Mains sales » de Sartre et de « La belle âme » de Hegel dansent encore en son esprit chaque nuit, paperasse fantomatique dégoulinante d’encre noire pourvue de serres, de croix décharnées et de musiques sataniques, il est redevenu l’homme qu’aimait Florence, ou presque. Nos propres enfants et petits-enfants sont aussi là. Théo est venu avec Angélique, son amourette. Antonin, qui a encore peur des filles comme se plait à le dire Tante Henriette, ce qui est par ailleurs totalement infondé, est donc venu tout seul, et la plus jolie des angoumoisines, Margaux, ne décolle pas des genoux de son père. Inutile de vous dire que nous sommes un peu serrés ; mais qu’importe !
Je ne sais si l’on peut dire que tous nos nouveaux amis demeureront traumatisés à vie mais bien du temps sera nécessaire pour guérir leurs blessures. Certes, nous avons pu contribuer à leurs retrouvailles, certes nous avons pu contribuer à leur bonheur. Mais croyez-bien que par le biais de la chance et du hasard eux nous ont apporté une définition plus claire encore de la paisibilité de l’âme.
Voici qu’au beau milieu de nos rires et de l’entrechoquement de nos verres, l’espace de cinq secondes le silence s’invite à nouveau. Un ange passe. Un ange reste. Et s’il avait Florence pour prénom… ne croyez-vous pas la chose possible ?