A ce moment-là aucun bateau ne glissait sur cette petite portion du canal du Midi. Il est vrai que l’été s’achevait et qu’après le chapelet des péniches sans permis et des bateaux tout confort le trafic fluvial était en nette diminution. Plus un kotter, plus un petit luxemotor tout en bois vernis, plus un tjalk enguirlandé de drapeaux n’était amarré à l’ombre des platanes. Plus de salons de jardin sur le toit de bateaux briguant l’escale nouvelle. Plus de bouteilles et de verres rasant les ponts. Plus de « prost ! », de « cheers ! », de « skol ! », de « salud ! », de « salonge ! », de « skol !», de « tchin ! tchin ! » ou de « santat ! ». Plus de chevelures blondes et plus de bikinis embouchés sur les transats vintage des bastingages et les fauteuils les plus baths ! Le chemin de halage ne parlait plus allemand, anglais, danois, espagnol, irlandais, norvégien, occitan ou québécois ! Il reposait ses cordes vocales. Tel l’enfant prodigue il nous était revenu et commençait à prendre les couleurs de notre arrière-saison tout en écoutant le chant de ses pies à nouveau réunies sur les plus hautes branches.
Sans le moindre frémissement l’eau semblait endormie. L’instant s’était paré d’un dégradé de verdâtres huileux : des touffes de jonc d’abord, des myosotis et des prêles, puis le miroir de l’eau sur lequel une feuille de platane venait se poser de temps à autres dégageant de timides cercles concentriques. Ces arbres, majestueux et gourmands, dégustaient quelques bribes d’un vent d’ouest parfumé depuis quelques jours aux fumets de raisin foulé. Il s’agissait-là de fragrances qu’il happait en doublant un autre chapelet, celui des caves viticoles jalonnant son parcours.
Ce vent d’ouest avait décidé de prendre les chemins de traverse, comme il le fait souvent au début de l’automne pour picorer quelques grains aux souches avant de rejoindre la mer à petites foulées. Lorsqu’il est ainsi, nonchalant et serein, sous quelque forme physique fantasque j’aime à le voir papillonner, et je le suis des yeux depuis les tours de Carcassonne jusqu’aux arcs-boutants de la cathédrale Saint-Just et Saint Pasteur de Narbonne !
Comme le vent, ce matin-là je n’étais pas pressé. J’avais garé ma voiture à quelques enjambées du port de plaisance de Trèbes pour regarder le paysage et la vie qui va. Bien sûr que les couleurs et la pétulance de l’endroit me sont familières mais au travers de l’empressement quotidien ! D’apparence tranquille la ville est une véritable fourmilière ! Tout passe par l’unique pont qui enjambe l’Aude : les ouvrières et la reine, les camions de tous gabarits, les voitures et les mobylettes, les amours et la haine, la pluie et le vent, le soleil et la lune, les soupirs et les larmes de joie, les viticulteurs, les maraîchers et les poètes ! Prendre enfin le temps de savourer son paysage alentour, voilà un bien précieux ; ce que je fis précisément.
Mais ce qui fut avant tout la raison première de mon arrêt était d’ordre bucolique. Il est parfois une image simple, doucereuse, qui embue vos yeux ; il faut alors s’en abreuver car la douceur, quoi qu’ils en pensent, est intrinsèque au bonheur !
Face à moi, de l’autre côté du canal, voyant un garçon qui se promenait avec ses parents deux cygnes le rejoignirent en se hâtant. Je dis le garçon car ils ne firent cas des parents, ne les saluant même comme s’ils furent transparents. Gardant un œil sur le tendre tableau les parents prolongèrent quant à eux leur chemin de quelques pas, de quelques courtes phrases et de quelques sourires bienveillants.
Le garçon, voyant arriver les cygnes trompétant, avait cueilli une poignée de fleurs, vous savez ces euphorbes jaunes, ces lobelias rouges et ces tulbaghias violets qui poussent au bord de l’eau, et les tendait maintenant aux bêtes attentives. Certes, sous ce bel assortiment de couleurs le bouquet était alléchant, aussi, les cygnes, remuant du popotin, s’empressèrent de le humer avec délicatesse. De le humer seulement, car il ne semblait être à leur goût ! Ils le boudèrent même, fièrement, tournèrent le cul et repartirent majestueusement, le cou raide, le bec quillé dans les parfums de raisin foulé et le souffle acerbe d’une cochonnée de cygneaux, sans se retourner un instant, laissant le garçon à sa tristesse naïve. Déçu il jeta alors quelques bâtons dans l’eau, courut vers ses parents, enlaça la jambe de son père, prit la main de sa mère, la serra tendrement, et tous trois disparurent avalés par les platanes bicentenaires de l’allée.
De l’écluse, à ma gauche, cachée derrière le feuillage, les ajoncs et les saules pleureurs, je percevais une inaudible conversation entrecoupée du bruit de l’eau forçant les portes entrouvertes. Un marinier était à la manœuvre. Le garçon aux cygnes, tenant fermement la main de son père allait pouvoir s’approcher du mur de chute, s’asseoir peut-être sur l’une des bittes d’amarrage au bord de la fosse ou profiter de ce nouveau tableau depuis la passerelle. Du banc, sous le tilleul, il regarderait alors le bateau quitter l’écluse dans les reflets automnaux de la voûte de branchages et les clapotis de l’eau sur la berge. Peut-être descendrait-il ces marches monumentales que Riquet avait emprunté voici quelques saisons ! De ma voiture je ne vis rien de la scène, mais par contre je ne perdis une miette de l’allant du port, à une vingtaine de mètres sur ma droite.
Tandis qu’à l’aide d’huile de coude, de lave ponts et d’eau moussante, à quai on briquait les blue-boats, quelques poignées de colverts picoraient de la salade et du pain que des enfants sortaient d’une musette. Cinq de ces bateaux avaient terminé la saison et au vu de la musique d’un orchestre d’outils quelques réparations semblaient nécessaires. Les canards ne paraissaient gênés par ce catalogage de saison et zigzaguaient en long et en large sur le bassin tout en cancanant de plaisir.
Il faisait encore beau en cette fin septembre aussi les terrasses des cafés étaient bondées. Il est vrai qu’il est là le lieu le plus plaisant de la ville et les amis aiment à s’y retrouver pour tuer le temps ou refaire le monde. Ça sentait bon la grillade et la pizza, et la bonne humeur, légère et enjouée, flottait entre les toiles des parasols. Parmi les bateaux amarrés à l’année d’autres forçaient un peu l’été comme si la saison était ici immortelle. On parlait encore quelque langue voisine mais de plus en plus avec les mains, qui est la langue de chez nous. Puisque l’automne ne voulait pas encore mettre ses deux pieds dans la région les tables étaient toujours au bord de l’eau et tous cherchaient à poser leur assiette à l’ombre.
Dans l’une de ces trois vignes qui viennent lécher l’allée de platanes à la sortie du port, pratiquement face à moi une colle de vendangeurs cueillait en chantant. Je pris plaisir à les regarder évoluer car depuis l’inévitable machine à vendanger les vendanges manuelles ne relèvent plus que du souvenir ! Certains cépages, cependant, plus délicats, offrent de meilleurs arômes une fois cueillis à la main, ainsi l’on perçoit encore quelques rires parsemés de chants au gré du vignoble. Mais ce que je voyais, depuis mon siège, c’était les taches bleues, rouges et jaunes de leurs polos, c’était les taches de leurs gapettes bariolées, c’était la tache noire de la benne remplie à ras de ridelle, c’était les taches vertes de seaux entassés en bordure de rangée, c’était les taches roses de leurs joues et la grosse tache orange allongée du tracteur, c’était les taches versicolores des rameaux et c’était les taches blanches des nuages ! Ce que je voyais, en fait, ressemblait étrangement à une œuvre de Jo Delahaut ou de Poliakoff ! Pour moi, le tachisme s’invitait à la sortie de Trèbes, un instant !
Derrière le vignoble et fermant l’horizon, dans un léger halo bleu Fontiès et la Montagne d’Alaric cerclaient le paysage. Derrière le vignoble et fermant l’horizon, mon humble paradis respirait aussi les parfums de raisin foulé auxquels s’ajoutaient ceux de la résine de pin, ceux des coustellous à la braise et ceux de la douceur de vivre. Le soleil, de sa courbe descendante réchauffait encore les tuiles ocre du village, les murs de pierres, les podarcis muralis que l’on appelait étant petit « les clés de Saint-Pierre », le coq sur le clocher de l’église, les pintades d’Ascension, les jardins potagers de François, le donjon, le parc du château et les casquettes des vieux qui discutaient le coup sur le banc de la place. Le temps faisait son œuvre et personne n’en était conscient. Le ciel était bleu de cobalt au-dessus, et par-dessus encore des pigeons traversaient à grands battements d’ailes des mélodies d’éternité. Ce que je percevais de mon village, d’ici si petit à l’œil, c’était la vastité de ses bras, la débonnaireté de sa respiration et le chant de la terre sous les ongles de ses doigts.
C’est alors qu’étonné, surpris, je l’entendis ! Il arriva par je ne sais quelle fréquence hertzienne. Cela fait plus de quarante ans que cet homme endimanche mon quotidien ! Plus de quarante ans que je fredonne ses chansons ! Plus de quarante ans que mon frère breton sème des flocons de coton sur les épineux de mes garrigues décharnées ! Et là, claquemuré dans le tachisme absolu de mon immuable respiration il m’ouvrait une nouvelle fois la porte des chimères ! Comme je fus émerveillé d’entendre sa voix oubliée des médias ! Lui, le disparu, venait suspendre son dandysme au portemanteau des vendangeurs, aux phares du tracteur, aux ridelles jouflues ! Plus encore, son nanan recouvrait de crépons multicolores le canal, les platanes, l’écluse, le port, les vendangeurs de l’extrême, le garçon aux cygnes, la cochonnée de cygneaux, les taches versicolores des rameaux, toutes les vignes, Fontiès, la montagne d’Alaric, les platanes, le halo bleu, les pintades d’Ascension, les jardins de François, le ciel bleu de cobalt, l’espace tout entier et la vie dans ce qu’elle a de plus fécond ! Je fermais les yeux et j’écoutais religieusement Une petite plage 1… sur laquelle je débarquais une nouvelle fois empreint d’un ravissement sans égal !
Je connaissais cette petite plage bleue pleine de mer et de soleil. J’entendais les enfants qui s’y émerveillaient. Je sentais battre son pouls. J’avais chanté la chanson de ses marées, celle de ses voiles blanches, celle de cette mouette s’accrochant sur le bas du ciel. J’avais vécu cette paix bruyante, ce bal à nul autre pareil. J’avais foulé cette petite plage d’or, celle des amants qui s’attardent pour fixer un moment d’éternité. J’avais embrassé cette petite plage nue sous le ciel bas d’un long hiver qui attend patiente et sereine d’autres amants émerveillés. J’avais bu cette plage sous le ciel pur d’un soir d’été, pleine d’étoiles et de clarté. Je revoyais la mer qui brillait sous la lune et cette fille qui dansait, son corps qui tournoyait sous la lune au bord de l’irréalité….
Lui, le Poète, m’avait emporté une nouvelle fois. Son vent avait gonflé ma voile, son flot avait bercé mes rêves et à l’heure où tout s’achève il ne restait plus que moi 2.
J’étais effectivement seul et loin, bien loin lorsque une autre chanson prit la suite de la programmation. J’éteignis le poste pour prolonger l’instant. L’air tiède faisait danser les jupons de cette chaude clarté des fins de soirées estivales entre les troncs des platanes. Les dentelles, pour moi, descendaient jusqu’à l’eau où elles s’étiraient et flottaient sous une musique lente et charnue. Puis je revins à la réalité.
Je décidais de partir lorsque la pénichette qui passait devant moi aurait disparu sous le pont à la sortie du port ! Zébrée de bandes vertes et jaunes elle battait pavillon hollandais. Peut-être avait-elle passé les écluses de Fonserannes, le pont-canal de l’Orb et l’écluse ronde d’Agde que j’avais doublé à vélo voici quelques semaines ! Elle traînait paisiblement ses zébrures et sa lente blancheur sur le bassin du port, ne s’y arrêta pas et disparut à l’angle du pont. Castelnaudary l’espérait peut-être un cassoulet au bord des lèvres !
Ma pause fut bien courte, mon récit de même, mais je repartis plus léger ; vraiment plus léger !
1 Une petite plage : Alain Barrière 1975
2 Emporte-moi : Alain Barrière 1968