Lorsqu’elle descendit du vieux Mil Mi-2, un hélicoptère des années soixante affrété à la base de surveillance et de protection des mammifères marins de Yanrakynnot, Katinka la passionnée pleurait. La capuche de sa doudoune orange fluo révélait un visage d’une pâleur antagonique à sa beauté. Ses jambes paraissaient flotter dans son pantalon matelassé bleu azur et ses souliers fourrés marquaient la neige des stigmates de l’accablement.
Si vous n’avez jamais eu la curiosité de jeter un œil du côté du district autonome de Tchoukotka, qui est un sujet fédéral (une région) situé dans le district fédéral extrême-oriental, à l’extrémité nord-est de la Russie, alors ce court récit est pour vous. Cette région de Tchoukotka fait face à l’Alaska et est située à six mille kilomètres de Moscou.
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, je ne vous emmène pas en Tchoukotka pour vous faire découvrir l’exploitation de l’or ni les grandes réserves de pétrole, de gaz naturel, de charbon, de tungstène, d’étain ni de cuivre. Je ne vous emmène pas en Tchoukotka pour côtoyer le quotidien des éleveurs de rennes ou de saumons. Je ne vous emmène pas en Tchoukotka pour fouler les couleurs vives de la toundra en été et en respirer ses multiples senteurs florales et musquées avant qu’elle ne se plonge dans la nuit hivernale, la neige et les vents arctiques éprouvants, dans un incessant ballet d’aurores boréales. Je ne vous emmène pas en Tchoukotka pour partager les festivités de ses peuples particulièrement joyeux. Je ne vous emmène pas en Tchoukotka pour admirer les pétroglyphes de Pegtymel, ces dessins gravés dans la roche à une hauteur de vingt à trente mètres, réalisés il y a deux mille ans, et qui représentent des scènes de chasse ainsi que des créatures qui ressembleraient à des hommes à tête de champignons. Je ne vous emmène pas en Tchoukotka pour visiter ensemble la mythique “Allée des baleines“ sur l’ile Yttygran… mais c’est pourtant bien de poisson qu’il s’agit… et de gros poissons ! Suivez-moi.
Sachez, pour le fondement de l’histoire, que de la mi-décembre à la fin décembre deux mille onze, une centaine de baleines bélugas s’étaient retrouvées prisonnières des glaces de la banquise, dans le détroit de Siniavinsk, en mer de Béring, à une quinzaine de kilomètres au sud du village de Yanrakynnot.
Le mardi treize décembre des pêcheurs les avaient repérées et avaient aussitôt donné l’alerte. Dès le lendemain, Roman Kopine, gouverneur de Tchoukotka avait contacté Igor Levitine, ministre des transports, et Serguei Choïgou, ministre des situations d’urgence, afin qu’ils étudient l’envoi d’un navire brise-glace pour sauver ce groupe de baleines blanches. La centaine de bélugas était coupée de la mer ouverte par une couche de glace de quinze à vingt centimètres d’épaisseur et d’environ vingt-cinq kilomètres de long. Aussitôt la décision fut prise d’envoyer sur place le remorqueur brise-glace “Roubine“ qui arriverait dans les trois jours.
Sans remonter à la surface, ces cétacés peuvent parcourir sous l’eau une distance maximale de trois kilomètres et percer, s’il le faut, une couche de glace d’une épaisseur de huit centimètres. A la base d’observation et de protection des cétacés de Yanrakynnot, Katinka savait que les bélugas pouvaient encore venir respirer par cinq trous dans la banquise, mais que l’avancée des glaces réduisait peu à peu ces surfaces aérées. Selon ses calculs, Katinka pensait qu’en fonction de la raréfaction de la nourriture, de l’air et de leur épuisement, la centaine de bélugas serait capable de survivre jusqu’à la mi-janvier, grand maximum ; une vrai hécatombe si rien n’était fait d’ici là.
Si des baleines sont régulièrement prisonnières des glaces de l’Arctique, elles le sont rarement en aussi grand nombre. Lorsque trois baleines grises furent piégées par la banquise en mille neuf cent quatre-vingt huit, au nord de l’Alaska, l’une est morte d’épuisement, mais les deux autres avaient pu être sauvées par une mobilisation exceptionnelle de volontaires et de médias, ainsi qu’à une fraternelle coopération américano-soviétique en cette période de guerre froide. Ce furent des brise-glaces venus d’URSS qui avaient libéré ces baleines piégées dans les eaux américaines.
Katinka œuvre à Yanrakynnot pour la protection des cétacés et plus spécialement du béluga qui est une espèce protégée. En Russie le béluga fait l’objet d’un programme de protection spécial, comme l’ours polaire et le tigre de l’Amour. Les bélugas vivent dans les eaux froides de l’Extrême-Orient russe, en mer Blanche et en mer de Barents, des dépendances de l’océan Arctique au nord-ouest de la Russie. Ces cétacés qui peuvent mesurer jusqu’à six mètres et peser deux tonnes sont menacés par l’industrie pétrolière, la chasse et le réchauffement climatique.
Un café à la main et faisant les cent pas dans son bureau tapissé de posters d’ours polaires, de banquise, d’accolades entre collègues parmi les eaux grises argentées du détroit de Béring et de splendides mammifères marins, Katinka la passionnée sanglotait encore. S’il est coutumier que des baleines soient ici prisonnières des glaces, une centaine d’un coup c’était bien la première fois, aussi Katinka et toute son équipe étaient sur les dents jour et nuit.
Aleksei posa ses mains autour de son cou, l’embrassa sur le bout du nez, ce qui fit rire les quatre membres de l’équipe présents et redonna le sourire et des couleurs à Katinka. Katinka dirige ce centre d’observation et de protection des cétacés depuis une dizaine d’années et elle ne serait en paix qu’une fois qu’elle aurait trouvé quelque issue heureuse à ce drame.
Le poêle vocalisait vaillamment ; tant, qu’au travers de sa musique nous percevions maintenant ce folklore tchouke, ô combien jovial, que “l’Ensemble Ergyron“ fait revivre depuis de nombreuses années. En une danse de flammes costumées apparaissaient ces jeunes filles portant des robes aux motifs mandchous, cousues dans de la peau. (Les danseurs imitent la nature. Leurs danses célèbrent la vie : l’attaque d’un ours, la chasse à la baleine, la naissance d’un enfant, la beauté de l’amour et de la toundra, en particulier dans la danse du “gaga“, l’oiseau sacré qui plongea dans la mer et en ramena la terre. Des danses, comme des prières, régies par des codes symboliques). Les danseurs vêtus d’un manteau ou d’une robe en peau de renne et chaussés des “torbosa“, bottes traditionnelles avec des semelles de phoque, évoluaient au rythme des tambours… mais l’ambiance, ici, était pour l’instant plus à la réflexion qu’à la musique traditionnelle.
Que faire ? Confronté à des vents de trente-deux mètres par seconde et des vagues de six à sept mètres de haut, l’équipage du brise-glaces “Roubine“ dut stopper sa progression et attendre une amélioration de la météo pour pouvoir enfin rejoindre la zone où les bélugas étaient prisonniers des glaces. Quand arriverait-il ? Il est des situations où l’on doit subir, où trouver une solution au problème semble chose impossible ! Il ne faut pas oublier que la tempête faisait rage, aussi bien sur mer que sur terre et que la Tchoukotka est la plus difficile d’accès, la plus rude et la plus hostile des régions de Russie !
L’hélicoptère dut rester cloué et attaché sur le béton rouge de son hélistation ! Il fallait attendre que la météo veuille bien y mettre du sien. Attendre, attendre, attendre, attendre, attendre !
Tandis qu’Evgeniya et Bronislav demeuraient près de la radio, en contact permanent avec les services météo, le “Roubine“ et les autorités régionales fortement impliquées dans ce sauvetage inhabituel, Aleksei et Katinka décidèrent d’aller dormir quelques heures dans leur maison du quartier portuaire de Yanrakynnot.
Depuis une dizaine de jours la neige avait recouvert les habitations et on pénétrait à l’intérieur par un tunnel reliant la porte d’entrée à la rue. Leur intérieur contrastait avec la décoration du bureau ! Ici pas de poster de baleines ou d’iceberg mais quatre reproductions géantes de tableaux de Vassily Kandinsky. Ces œuvres extrêmement colorées aux lignes surréalistes contrastaient également avec l’extérieur grisâtre des maisons de Yanrakynnot après la fonte des neiges, lorsqu’elles laissent apparaître des structures de béton, de tôles et de bois mal dégrossies. Un intérieur particulièrement douillet, où deux canapés se faisaient face au milieu de la pièce, dont l’un était revêtu d’une peau de renne et l’autre d’une fourrure d’ours blanc. Une table en bois flotté séparait les deux et sur la table un splendide saladier en marqueterie déclinant une palette de rouges et or. D’ailleurs, le rouge était à l’honneur chez Katinka et Aleksei comme leurs meubles du hall et de la salle à manger, d’un rouge vif, décorés de chapelets géométriques et de guirlandes aux motifs floraux ou abstraits, multicolores. Il va de soi que la richesse des couleurs apporte sur cette terre gelée neuf mois dans l’année la chaleur nécessaire au confort quotidien. Et que vous dire du concerto n°1 pour piano de Tchaïkovski, lorsque vous êtes assis sur la peau d’ours polaire un verre de bière russe Baltika à la main !
Le travail de sauvetage des bélugas était devenu impossible, les heures passées à surveiller la radio devenaient particulièrement languissantes et les moments de détente près du poêle d’Aleksei et Katinka étaient pointillés de longs silences expressifs. Peut-être que le vieux Mil Mi-2 reprendrait ses rotations d’une heure à l’autre, mais pour l’instant la vie était figée pour tous.
Nous étions le samedi vingt-quatre décembre deux mille onze et cela faisait onze jours que nous attendions la venue du Roubine. Pour me rappeler les festivités de Noël en France, Katinka et Evgeniya avaient confectionné des pieroguis, qui sont de petits raviolis garnis d’une farce au chou, plat d’origine polonaise extrêmement apprécié en Russie, des pieds de renne en gelée ainsi que des pains d’épice et des ouzvars qui sont des desserts à base de fruits secs. Aleksei et Bronislav avaient sortis quelques bouteilles de Kvass qui est un breuvage brun doré, étonnamment rassasiant, légèrement pétillant qui calme la soif russe depuis les temps anciens et jouit aujourd’hui d’un renouveau patriotique. Le kvass classique, à la texture et au goût aigrelet d’un cidre moyennement alcoolisé, est fabriqué à base de pain de seigle ou noir, d’eau de source, et d’herbes.
Nous ne fêtions pas Noël ; d’une part nous ne pouvions avoir le cœur totalement à la fête quand une centaine de bélugas dépérissait à quinze kilomètres de la côte et d’autre part, en Russie, l’église orthodoxe célèbre la fête de Noël la nuit du six au sept janvier… mais la gentillesse de mes quatre hôtes nous permettait de “marquer le coup“ de la manière la plus “française“ qu’ils puissent !
Cependant, dans cette ambiance morose, nos amis se mirent à nous conter les traditions russes de cette fête religieuse. Les “conservateurs“ de ces traditions doivent s’abstenir de manger avant l’apparition de la première étoile du soir. La messe est célébrée. Il se forme des groupes qui chantent à la gloire de Jésus et qui portent une étoile accrochée à une perche et frappent aux portes ; si l’habitant ne reçoit pas les chanteurs son refus est considéré comme un péché ! Ces chants, qu’ils appellent “koliadas“, viennent de la religion païenne et symbolisent le culte des forces de la nature… et puis, comme partout dans le monde, on allume des feux de Noël, on décore les pins et on offre des cadeaux.
Mais le seul cadeau que Died Moroz (le père Noël Russe) et sa fille Sniegourotchka pourraient nous amener ce soir, serait l’arrivée imminente du brise-glaces “Le Roubine“ ; hélas…
Quand au repas de Noël, les russes saupoudrent d’abord la table de foin et la couvrent ensuite d’une nappe blanche. Bien qu’aujourd’hui les exigences économiques viennent y mettre leur grain de sel, on servait autrefois douze plats parmi lesquels la “koutia“. La koutia est une sorte de bouillie faite à base de froment ou riz, mais à l’origine aussi d’épeautre ou d’orge, à laquelle on incorpore des graines de pavot ou des amandes, du miel, quelques gouttes de citron, des raisins secs, de la vanille ou de la cannelle, ainsi que des noix en morceaux ; la koutia est un plat qui se sert froid. On sert également des blinys, des pieds de bœuf en gelée, des poissons, du saucisson, du porcelet farci, du bœuf braisé, des biscuits au miel et au pavot… et j’en oublie certainement ! Voici qui me remet en mémoire les couleurs et les saveurs de nos treize desserts provençaux !
Si Katinka avait toujours la larme à l’œil, les trois distillations successives de sa vodka dans quelque alambic, puis aromatisée à l’herbe à bison, semblait en être à cet instant la cause, plus que la mauvaise posture des bélugas ! D’ailleurs nous en eûmes la preuve lorsque elle nous raconta, avec beaucoup d’accent, la légende de Vladimir “le boucher“ ! Et d’anecdotes en anecdotes nous allions nous coucher … très tôt le lendemain matin !
Si le lendemain, dimanche vingt-cinq décembre deux mille onze, le soleil étirait de bonne heure ses rayons sur la région toulousaine et le Carcassès, ici, à Yanrakynnot, neuf mille cinq-cents kilomètres plus à l’Est, par moins dix-neuf degrés les vents redoublaient de violence.
Cependant le Mil Mi-2 avait pu décoller emmenant à son bord Katinka et Evgeniya. Les bélugas étaient prisonniers des glaces à quinze kilomètres du village ; tout juste dix minutes en hélicoptère.
Soudain, de grands cris de joie sur notre radio hélico et Katinka et Evgeniya se mirent à chanter, où devrais-je dire à vocaliser joyeusement, sur cette chanson russe des années soixante-dix composée essentiellement de voyelles dont je ne me souviens plus du nom du chanteur!
Les vents étaient si forts qu’ils avaient provoqué la formation d’une large fissure dans la glace, ce qui avait permis aux baleines blanches de rejoindre la mer ouverte. La tempête qui nous avait causé tant de soucis avait brisé la banquise !
L’hélicoptère venait nous chercher et nous allions voir le plus grand banc de bélugas jamais vu à Yanrakynnot recouvrer enfin la liberté.
Nous avons aussitôt prévenu les autorités de cette sortie de “crise“ inattendue, comme le commandant du Roubine… et les médias internationaux qui avaient relayé jour après jour ce dramatique évènement… et nous avons terminé les bouteilles de Katinka pour nous remettre de nos émotions.
Les mauvaises conditions météorologiques avaient finalement permis aux bélugas de se sauver le jour même de Noël… Noël dans la plaine toulousaine et le Carcassès ! Y voyez-vous un quelconque miracle ?
Pour fêter le Noël Russe, nous devions attendre la nuit du six au sept janvier.
Quant au repas de Noël des bélugas, j’imagine fort bien qu’avant d’en décider la date officielle ils devaient déjà être en train de se goinfrer d’anguilles, de capelans, de lançons, de morues, de saumons, d’aiglefins, de crevettes, de calmars et de pieuvres !
Et si nous coupions quelques dés de calmar pour finir la bouteille de Katinka ?
Doux baisers de Tchoukotka.
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