Puisque mes réponses ne semblent combler votre curiosité, amis, ou en tout cas la satisfaire pleinement, je vais tenter de répondre à vos interrogations d’une manière plus viscérale !
Vous me demandez bien souvent pourquoi j’écris « de la Poésie » à une époque où ce mode littéraire est relégué par « les faiseurs de mode » et « les faiseurs d’audimat » au rang de dernière roue de la charrette, pourquoi je dépeins régulièrement les saveurs de ma terre d’Aude et pourquoi les Muses semblent venir à ma rencontre sur les sentiers de la Montagne d’Alaric.
Ce qui appelle une réponse « viscérale », bien sûr, car sans toutefois me dénuder je dois néanmoins lever le voile sur quelques-uns de mes organes ; comme l’aurait dit notre bon Verlaine en rédigeant ses vers : « La Poésie est à la fois une histoire de tête… et de tripes !».
Je n’ai pas choisi de devenir « tisserand des mots ». Par hasard, le métier à tisser était devant moi, « la chaîne » était multicolore, les « fils de chaîne » étaient parfumés, la « trame » clignait de l’œil, il faisait gris et froid, alors j’ai commencé à tisser quatre vers. La candeur du quatrain ayant réchauffé l’atmosphère, j’ai poursuivi et réchauffé tout mon hiver de fagots de rimes. Et le métier à tisser, toujours sur un coin de table, réchauffe tous mes hivers depuis une trentaine d’années.
J’aime flâner, le plus souvent possible, sur la Montagne d’Alaric, à quelques enjambées des toits de tuiles ocre du petit village de viticulteurs où je réside maintenant depuis plus d’un demi-siècle. J’aime, de ce balcon suspendu à cinq-cents mètres au-dessus de la plaine, regarder les va-et-vient et des anthropoïdes et des vents. J’y vois une certaine idée du progrès qui asservit les hommes, comme je peux y voir, à la saison, des immensités de coquelicots dans les vignes et les champs où la conscience nouvelle ne met plus de désherbant.
C’est effectivement lors d’une balade sur la terre du ciste, du pin d’Alep, de l’iris Lutescens, de la fleur de lin, bleue comme le ciel de juillet et de l’orchidée Ophrys Catalaunica, rare et protégée, que dans les années quatre-vingt les Muses se sont manifestées. Enfin, les Muses… si l’on veut, car je n’ai jamais vu l’une de ces silhouettes que l’on dit ravissantes à souhait et d’humeurs libertines !
D’abords, je n’ai pas entendu de voix, n’ai vu aucun phénomène paranormal, ni n’ai ressenti de changement notoire dans ma manière d’apprécier la nature environnante. Ensuite un long questionnement métaphysique est venu troubler ma rêverie, tant, qu’agacé, ayant perdu « ma tranquillité », à pas rapides je suis redescendu vers « la civilisation » où j’ai vaqué à mes occupations coutumières.
Quelques jours après, alors que je suivais une compagnie de perdrix à travers la bruyère, sans fusil, juste pour le plaisir de partager avec elles la beauté et les saveurs de l’endroit, ce questionnement métaphysique me reprit ; tant, que je dus m’asseoir sur l’une de ces larges roches de calcaire grisâtre qui mouchette le flanc de la montagne. Et puis encore, alors que j’étais venu boire un bol d’air frais en plein cœur de l’été. Une autre fois, je me souviens, alors que je déjeunais le dos contre le tronc d’un chêne rouvre tout en badant un arc-en-ciel qui enjambait le vignoble de part en part, ce questionnement vint une nouvelle fois enserrer mon esprit et me gâcha ce délicieux moment de gourmandise ! Pareil une nuit ou j’avais décidé de contempler les étoiles de plus près ! Encore un après-midi, où après avoir honoré comme il se doit un repas de fête, j’étais venu digérer sur une couche de thym en fleurs ! Et de nombreuses fois encore !
Je ne pouvais plus emprunter le moindre sentier de la Montagne d’Alaric sans que ce questionnement ne m’attende au détour d’un arbousier, d’un buis ou d’un nuage ! J’aurais emprunté un « furol » (passage d’animaux sauvages) et trotté avec eux sous les épineux de la garrigue épaisse, que ce questionnement m’aurait suivi… partout… oui Caïn, même dans la tombe !
Quant à ce questionnement, il souhaitait tout simplement que j’apporte des réponses à des questions que je ne m’étais jamais posées ; des questions sur la raison de mon existence, sur le choix du chemin de vie que je suivais aveuglément et sur les éventuelles bifurcations que je devais emprunter pour que mes lendemains soient plus ensoleillés !
Des questions que je ne m’étais jamais posées, puisque tout me semblait en ordre, même si l’ordre n’est jamais tout à fait logique, ni tout à fait transcendant !
Un matin, où le vent marin avait invité la pluie à fouetter le coteau Nord sans ménagement, alors que je m’étais réfugié dans l’antre de ce que l’on appelle ici « la grotte de l’ours » (étant bien entendu que, de mémoire d’homme, les seuls ours qui passèrent ici le firent une chaîne au cou et aux ordres de leurs dresseurs), se produisit un phénomène exceptionnel dans son originalité. Je parlais tout seul, à haute voix, essayant d’apporter quelques solutions à mes maux, quand je perçus une voix venant de je ne sais où… du vent, de la terre, du ciel, du feuillage… peut-être de partout en même temps ! Une voix limpide qui me parlait de tout et de rien, sautant de l’amour à la guerre, de la politique à la paix ; une voix qui chantait la révolte et louait la fraternité, la bravoure, l’esthétisme et la délicatesse ; une voix qui condamnait l’injustice ; une voix qui me demandait quelque chose que je ne comprenais pas. J’ai pris le sentier du retour à la fois inquiet et apaisé, à la fois heureux et déçu de ne connaître le fin mot de cette « apparition ».
Dès qu’un moment de libre me le permit à nouveau, je repris le sentier et là-haut, entre la terre des hommes et le ciel, la voix m’attendait. Elle se fit plus claire cependant et je compris qu’il s’agissait là d’un ancien (ou d’une ancienne, car il me serait difficile de vous dire si ce fut une voix plutôt masculine ou féminine), quelqu’un qui voulait en tout cas me délivrer un message. Une voix qui m’ouvrait les couloirs de notre histoire régionale en me livrant une multitude d’anecdotes ; une voix qui me contait ses joies et ses peines ; une voix perdue dans les strates de l’entendement.
Qui était-ce, pourquoi s’adressait-elle à moi, et pour quelles raisons ?
Trente ans après, si je pense qu’il s’agit de quelque âme qui ne pouvait quitter la terre en paix, sans toutefois être en mesure de vous la nommer plus précisément et si elle m’a permis d’accéder ainsi à l’écriture poétique, je ne saurais vous dire pourquoi je fus l’objet de son choix !
Le fait est qu’au retour de chacune de mes balades sur la Montagne d’Alaric, je prenais une feuille, un crayon et quelque idée venait aussitôt noircir le papier, le plus souvent en vers, chose singulière pour laquelle je n’avais auparavant aucune disposition particulière ; je n’avais le choix, cela s’imposait ainsi. Ceci-dit, l’appétit vient en mangeant et je fis très vite d’excellents repas qui me procurèrent de fantastiques sensations.
Toujours la voix était là, bavarde, quel que soit le temps et l’humeur et toujours il me tardait de partir à sa rencontre. Elle était mon inspiration et j’étais son scribe. Depuis, notre amitié est profonde. Puisqu’elle m’avait choisi, je donnais le meilleur de moi-même pour essayer de la satisfaire. Plus j’écrivais et plus mon pays chantait à mon oreille, plus j’apprenais les colères de ce fleuve tranquille qu’on appelle la vie et plus mes pieds plongeaient dans le terreau de mes racines ; je quittais les souliers de ville pour les godillots et le béret me protégeait des rafales piquantes du vent de Cers.
A ce jour, trente années que la voix me conte aussi bien le lancer de sagaies de l’Homo sapiens sapiens dans la vallée de l’Ariège, que le massacre des moines bénédictins du prieuré des Tours-Nègres, à Saint-Denis, lors de leur repas de Noël, par des huguenots attirés par l’odeur du festin !
Trente années qu’elle me conte le retour de Martin Guerre à Artigat ; la pauvreté des montreurs d’ours d’Ercé ; les coups de poing d’Antougnou qui résonnent encore dans les ruelles de Cavanac ; comme la femme sauvage de Vicdessos que les ours réchauffaient !
Trente années qu’elle me conte Marcelin Albert et les gueux de l’an sept ; l’histoire des deux parfaites de Foix, déguisées en mauresques, que l’on amenait de l’auberge de Château-Verdun au bûcher, dénoncées pour ne pas avoir tué les poulets de l’aubergiste ; et celle des sept sorcières de Gruissan qui volaient toutes les nuits la barque d’un pêcheur pour se rendre en Egypte !
Trente années qu’elle me conte Peire Rogier, Bernard de Ventadour, Peire d’Auvergne, ces troubadours qui tentaient d’atteindre l’amour absolu de Dieu par l’amour d’une femme (amour courtois) ; qui composaient des vers pour Aliénor d’aquitaine au château de Puivert ; et l’histoire de Bérenger Saunière trouvant un trésor dans un pied de l’autel de son église !
Trente années qu’elle me conte les visions prémonitoires des deux fillettes d’Alzonne ayant vu la vierge apparaître sur la rive du Fresquel ; les allées et venues des templiers des commanderies de Douzens, de Brucafel et de Montredon ; le Sé canto qu’écrivit Gaston III Phébus ; comme la révolte des Demoiselles dans la haute vallée de l’Aude, Demoiselles qui s’entouraient la tête d’un fichu ou d’une peau de renard pour ne pas être reconnues et arrêtées !
Trente années qu’elle me conte le berger Maury et le curé de Montaillou amants de la belle Béatrice de Planissoles, la châtelaine ; comme la douce plainte de Peire Vidal soigné par la Loba de Pennautier après qu’elle eut jeté sur lui ses chiens, ses piqueurs et les soldats de son mari ; et les plaintes de Raymond-Roger de Trencavel dans le fond de son cachot, traîtreusement arrêté par Simon de Montfort au pied de la Cité de Carcassonne !
Trente années qu’elle me conte les prêches de Guilhabert de Castres, le plus célèbre des évêques cathares et la protection qu’Esclarmonde de Foix offrait aux hérétiques ; et les cris des jeunes de la rue Saint-Jean, à Carcassonne, qui chassaient des roitelets pour fêter la nouvelle année ; le premier qui en attrapait un était élu roi de la fête pour un an ! Et l’écho des coups d’épée de Chabert de Barbaira qui s’entraînait dans la cour de son château de Quéribus !
Trente années qu’elle me conte la musique des coups de ciseaux du Maître de Cabestany sur les linteaux de l’abbaye de Lagrasse ; et l’histoire du compagnon tailleur de pierres, Calisto, envoyé à Narbonne contre son gré, qui frappa d’un coup de dague la grenouille pétrifiée dans le fond du bénitier de l’église Saint-Paul ; le bénitier se remplit de sang et le pauvre Calisto en mourut de peur !
Trente années qu’elle me conte l’histoire de cette sorcière de Narbonne qui fut changée en baudet et condamnée à tirer le chariot des ordures de la ville pour avoir dévoré des cadavres dans le cimetière ; qu’elle me conte la voix de Henri de Navarre, campant sur les pentes de la Montagne d’Alaric, à Barbaira, haranguant les protestants qu’il emmenait lui-même au combat ; qu’elle me conte le dernier regard que jeta Guilhaume Bélibaste sur cette terre impure avant de monter sur le bûcher à Villerouge-Termenès ; qu’elle me conte la blancheur du fantôme de Blanche de Bourbon qui hante les ruines du château de Puylaurens…
Trente années que cette voix exulte au travers du vent, de la terre, du ciel, du feuillage… peut-être de partout en même temps ! Trente années qu’elle parle à travers moi, trente années que j’écris pour elle ! … ou pour moi, je ne sais plus réellement.
Depuis longtemps, déjà, la voix m’accompagne partout. Elle me parle en tous lieux, en toutes circonstances et de n’importe quel sujet. Si elle m’a donné le goût de l’écriture en me contant l’histoire de mon pays, elle s’est heureusement diversifiée depuis ; a-t-elle évoluée, est-elle en paix aujourd’hui ? C’est là mon plus cher désir !
Si à l’inverse des chanteurs au long cours, les « tisserands de mots » ne fêtent leur trente ans de « carrière », la voix et moi-même vous remercions infiniment pour la gentillesse que vous déployez à notre égard depuis toutes ces années et vous donnons rendez-vous sur notre site : www.josegarrigoupoètedescène.com, ou sur la Montagne d’Alaric, ou bien à l’occasion de l’un de nos prochains récitals !
En espérant avoir répondu à vos interrogations, chers amis,
bien affectueusement.