Aujourd’hui je voudrais vous régaler en vous contant l’histoire du Combalet. Et lé Combalet c’est l’un des nôtres, l’un de ceux qui ont présidé en leur temps à la destinée de la Montagne Noire ! Leur temps avait débuté aux alentours de 1850 et avait perduré jusqu’en 1925.
— Je suis Barthélémy Combal mais ici tout le monde m’appelle lé Combalet, le petit Combal, et je suis glacier à Pradelles-Cabardès. Pour vous raconter mon histoire, en deux mots, je ne vends pas des glaces à la fraise ou au chocolat, non, mais avec les miens nous ramassons la neige que nous offrent les 1200 mètres du Pic de Nore et nous la stockons dans des glacières creusées ou bâties dans le sol de la montagne. Lorsqu’arrivent les beaux jours nous la livrons à d’autres glacières creusées dans la plaine, jusqu’à la mer et même jusqu’à Béziers et la Haute-Garonne ! De ces glacières d’autres ouvriers la distribuent aux cafetiers, aux bouchers, aux poissonniers et aux familles de bourgeois.
Certes les réfrigérateurs n’étant pas encore de ce monde cette filière employait plusieurs centaines d’hommes qui pouvaient ainsi faire vivre leurs familles. Si l’homme avait eu l’idée de façonner ces glacières c’est que l’Europe connaissait alors une période de refroidissement climatique qui s’était étendue de 1550 à 1850, avec des hivers particulièrement enneigés et une période exceptionnellement virulente entre 1815 et 1860. Les premières glacières de la région dataient de l’époque de Louis XIV mais en ce temps-là notre Combalet n’était pas encore de ce monde !
— Chaque nuit nous ramassons la neige, nous la tassons dans des moules cylindriques pour en faire des pains de cinquante kilos, puis les femmes enveloppent les pains dans un fourreau de toile de jute qu’elles cousent et nous enfermons ces pains dans une glacière. Lorsqu’elle est pleine nous déposons dessus un épais tapis de feuilles et nous fermons sa lourde porte de bois. Nous remplissons la prochaine et ainsi de suite. Lorsque notre saison est terminée nous attendons la fin du printemps pour débuter nos livraisons au rythme de deux ou trois par semaine.
Le printemps était là.Comme tous les ans il était vite venu emmenant avec lui des brassées de mésanges, de rossignols, de gros-bec et de roitelets sous un ciel bleu d’une grande pureté et un soleil éclatant. A la tombée de la nuit les hommes chargeaient de lourdes balles de glace sur les charrettes et à la nuit noire ils descendaient en caravanes vers la plaine livrer leur blanc trésor. Le minervois, le carcassonnais, le narbonnais, le biterrois, le toulousain, autant de destinations, de pays, certes éprouvants, mais fascinants pour ces jeunes hommes bouillonnants de vie.
— Un jour, Piboulado, mon coéquipier, nous avait amené à la glacière un livre rempli de photos de pays lointains, une merveille ! Et nous avions rigolé en voyant ces caravanes en route pour l’Orient brinquebalant sur la crête des dunes leur eau, leurs épices et leurs soieries ! Il y faisait chaud et elles progressaient lentement. Nos collègues des sables mènent des dromadaires, nous des mules et des mulets mais nos ordres de commandement et notre amour des bêtes sont les mêmes !
Ce jour-là ils étaient partis de Pradelles-Cabardès pour aller livrer à Coursan où se tenait une des plus grandes glacières du narbonnais. Leur trajet passait par Caunes, Rieux, La Redorte, Homps, Argeliers, le Pont des Graves et Coursan. Ils y dormiraient et rentreraient le lendemain matin. Lé Combalet et Piboulado étaient les troisièmes et les derniers du convoi. Trois charrettes et six mules qui ne devaient pas flâner en chemin car il y avait quand même seize à dix-sept heures de route. Certes la glace tiendrait tout ce temps tant elle était tassée et bien protégée ! Les saucissons, les pains, les oignons et les haricots étaient dans les musettes, le tabac dans les poches, les bérets de travers sur les cabèches et le sourire aux lèvres. Même si leurs chaussures étaient un peu déformées et trouées pour certains, le moral était au beau fixe, le ciel aussi. Il n’y avait plus qu’à. Et puis un hue tonitruant lança le convoi vers la plaine.
— Mes deux mules s’appellent Faustine et Mantille. Elles portent un filet sur la tête pour ne pas être importunées par les insectes et chacune un collier tout refait cette année. Leurs sellettes, croupières, reculements, guides et traits sont tous neufs. Et nous avons pour la première fois une charrette à quatre roues dans laquelle nous logeons beaucoup plus de glace ! Ce sont des bêtes calmes au pied solide qui ne sont nullement gênées par le poids de nos charrettes ! Voilà bien des partenaires fort intelligentes et particulièrement performantes ! Lorsque nous ne les attelons pas à nos charrettes nous les utilisons pour sortir les arbres des coupes et tous les travaux agricoles de la montagne.
Comme les mules suivaient tranquillement les deux charrettes de devant, lé Combalet en profita pour s’envoyer quelques bonnes rasades de vin de l’autre côté du gosier…
— Pour contrecarrer le froid de sous les châtaigniers pardi ! »
… comme il disait en riant, puis de deux doigts il roula un peu de tabac de Gascogne. Le chemin était bien pentu mais les mules étaient imperturbables et fiables. En bas, les toits de Caunes-Minervois mouchetaient la plaine d’une mare ocre jaune et déjà les châtaigniers laissaient la place aux pins, aux vignes et aux genêts. Le voyage jusqu’à La Redorte se passa sans incidents. Tandis que les deux premières charrettes filaient leur chemin l’une vers Lézignan-Corbières, l’autre vers Narbonne, celle du Combalet et Piboulado firent une halte pour casser la croûte à l’épanchoir de l’Argent Double. Si ce fut-là, précisément, ce n’est pas que la faim les tirailla soudainement mais une raison autrement plus appétissante… pour lé Combalet. Amélie vivait là. Son homme, Augustin, s’occupait de la Régie des Eaux Rurales depuis 1850… et depuis deux saisons Amélie, qui avait une quinzaine d’années de moins que son mari en pinçait pour lé Combalet et vice-versa. Lorsqu’elle entendit la charrette arriver elle alla se quiller sur le parapet du pont canal et ils se firent de grands gestes. Une fois à l’intérieur les yeux doux firent la conversation et lorsque leurs corps décidèrent de parler plus distinctement Piboulado partit faire un somme dans les blés attenants. De là il lui était plus facile de surveiller que personne ne vienne déranger les amoureux. L’habitude était prise ainsi depuis quelques temps car l’Augustin partait tôt contrôler les vannes et les glissières et rentrait à l’heure du souper. Après que lé Combalet eut fait ses affaires il sortit rouler un peu de tabac de Gascogne et malheur la charrette avait disparu ! Il appela :
— Piboulado, ont ès ? ( Piboulado, où es-tu ?)
— Et soi aquí pardi (je suis là pardi) j’étais allé me reposer un peu !
— Et qu’est-ce que tu as fait de la charrette ?
— La charrette… bé… je l’ai pas touchée…
— Et elle n’y est plus, tu n’as rien entendu ?
— Bé non… dormissiái ! (je dormais !)
— Sé la nos a pas raubada ça que la ! (On ne nous l’a pas volée quand même !)
— E ara que nos anam far ? (Et maintenant qu’est-ce qu’on va faire ?)
Et ils se mirent à chercher la charrette partout. Elle n’était pas devant la maison, pas sur le côté, pas derrière, pas sur l’autre côté, pas dans le jardin, pas derrière la haie, pas sur le chemin, pas sous le pont… elle était nulle part !
— Piboulado, tu avais bien attaché les mules ?
— E òc pardi, pensi plan ! (Et oui pardi, je pense bien !)
Et ils savaient bien tous les deux que les mules, même non attachées ne seraient pas parties toutes seules. Qui avait fait le coup ?
— Pensas que i a una bruèissa aicí, mila dieus, qué es una punicion, un còp del drac ? (Tu penses qu’il y a une sorcière ici, mille dieux, que c’est une punition, un coup du diable ?)
— Pensa te, Piboulado, tot aquò es que de colhardisas, aquò existís pas ! (Pense toi, Piboulade, tout cela n’est que des conneries, ça n’existe pas !)
Et tout à coup, de la cabane du jardinet l’ombre d’un béret et d’un fusil firent peser sur l’endroit le poids d’un gros nuage lourd et noir de conséquences !
— Vous avez bien raison tous les deux, il n’y a ni diable ni sorcière ici, les mules et le chargement vous ne les reverrez plus, je les ai vendus ! C’est de ta faute Combalet tu n’avais pas qu’à fricoter avec ma femme ! Tu as tout perdu, tant pis pour toi ! Depuis la dernière fois que tu es passé ici je me doutais de quelque chose. Ce n’est pas une auberge ici pourtant tu y fais une halte prolongée comme si c’en était une ! La dernière fois que tu es venu j’étais bien loin, au milieu des canaux à contrôler les vannes et les glissières, mais l’ausèth blu qui sap tot (l’oiseau bleu qui sait tout) est venu tout me raconter, aussi cette fois-ci je t’attendais… mon fusil est chargé de plombs pour le lièvre et c’en est fini pour vous deux !
— Fais pas le con Augustin (lui dit Piboulado), fais pas le con, tu regretteras ton geste et tu finiras au bagne ! Réfléchis Augustin ça vaut pas la peine !
Lé Combalet, Piboulado et Amélie étaient blancs comme des loufes, l’Augustin rouge comme une pivoine ! Leurs couleurs parlaient pour eux ! Augustin qui n’était pas un mauvais bougre savait que sa femme, d’une quinzaine d’années de moins, aspirait peut-être à un soleil au zénith ! Il se faisait vieux et n’était peut-être pas assez chose ! Et quand on n’est pas assez chose on n’est pas assez chose… que voulez-vous y faire, c’est la vie ! Mais il ne savait pas comment être plus chose, alors ce qui devait arriver était arrivé… que voulez-vous y faire, c’est la vie ! L’Augustin était en colère et ne voulait pas perdre la face, il lui fallait trouver un subterfuge. Alors il eut une idée :
—En échange de ce que tu as fait, Combalet, tu me porteras dans trois semaines une charrette de bois de chêne de la Montagne Noire, coupé à un mètre et deux agneaux vivants ! Si tu ne le fais pas je monterai moi-même te foutre un coup de fusil dont tu ne te relèveras pas ! Je t’assure que je suis le plus sérieux du monde ! C’est à prendre ou à laisser. Tu es d’accord ?
— Excuses-moi l’Augustin pour le tort que je t’ai fait… mais…
— Y a pas de mais, je veux rien savoir, foutez-moi le camp de là tous les deux, vous trouverez la charrette et les mules aux quatre chemins, c’est l’Antonin et le Félix qui la gardent et ne vous frottez pas à eux ils ne seront pas d’humeur !
Les larmes, aux yeux d’Amélie, ne retinrent personne et nos deux larrons partirent sans se retourner. Ils trouvèrent bien la charrette et les mules aux quatre chemins. Le Félix leva la main faisant mine d’administrer une bonne paire de bouffes au Combalet, puis avec l’Antonin ils leur tournèrent le dos et disparurent derrière un gros genêt. Il s’en était fallu de peu pour eux. Alors ils reprirent la route de Coursan et lé Combalet décida de ne pas aller voir, en passant, la Lucie du Pont des Graves. Allez savoir pourquoi ! Lé Combalet était joli garçon et comme les marins il avait une fille dans chaque port ! Le jeu était bien dangereux… mais c’est ainsi que les hommes, jour après jour, expérience après expérience, gagnent en maturité !
Je ne sais pourquoi il leur tarda tant à tous les deux d’être de retour au pays, peut-être pour souffler un peu, leur voyage avait été éprouvant.
Avec le développement du chemin de fer et la proximité du canal du Midi, le commerce de la glace en provenance de la Montagne Noire atteignit son apogée au début du siècle dernier. Il fut de courte durée car la concurrence de la glace artificielle puis la généralisation des appareils frigorifiques entraîna la disparition totale de cette activité dans l’entre-deux guerres.
E cric e crac mon conte es acabat; a lèu ! (et cric et crac, mon conte est achevé ; à bientôt !)