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L’âne tailleur de vignes (2024)

dialogue à trois : le gaulois Coneminervix, son âne Bélénos, et l’auteur, votre serviteur.





Mesdames et Messieurs, l’histoire que vous allez lire aujourd’hui nous vient d’un temps que les moins de deux-mille ans ne peuvent pas connaître…

— Oh, la barbe, dit l’âne, Aznavour nous l’a déjà faite celle-là ! Change de disque ! Ringard !

On m’a toujours dit que les ânes étaient des animaux exquis mais là je commence à en douter… surtout que tu n’es pas très clair dans cette affaire… si tu vois ce que je veux dire !

— C’est bon… continue… 

   Je disais donc que l’histoire que vous allez lire est une très très vieille histoire, une bonne fortune qui s’est déroulée dans notre pays, au temps des gaulois, avant que les vignes ne viennent peupler nos plaines et nos coteaux.

C’est bon, arrête de palabrer, viens-en au fait !

Patience l’âne, j’y viens.

   Cette année-là, alors qu’on était encore bien loin de parler de réchauffement climatique, l’été avait connu quelques pics de chaleur à trente-deux ou trente-trois degrés, ce qui était alors le maximum, et idéal pour le mûrissement des olives ! Les branches croulaient sous les fruits et partout dans la campagne les paysans gaulois s’affairaient autour des arbres dans la bonne humeur. Nos ancêtres, les gaulois Tectosages, aimaient parler, rire et chanter et leur campagne était fort animée !

   A ce moment de l’année le moulin était le lieu central de toutes les discussions. Les uns après les autres les ânes tirant de lourdes jardinières débordantes de caisses d’olives arrivaient. Alors les hommes, attendant leur tour pour décharger leur production, en profitaient pour deviser sur leur existence et leur devenir. Ils aimaient parler politique, art, de leurs nombreuses inventions comme de leurs dernières batailles !

— Et quelles sont les dernières nouvelles Coneminervix  ?

— Il paraît que les romains sont en train d’installer une colonie à l’oppidum de Montlaurès…

— (Oui, Narbonne)

… et nous attendons les ordres de Copillos, notre chef, pour savoir si nous devons aller les combattre ou pas ! Nous sommes ici chez nous, et en paix depuis si longtemps ! Les hommes ne parlent plus que de cela et nos guerriers sont fin prêts ! Ah il est une autre nouvelle dont tu vas être étonné, nous venons d’inventer le briquet à friction ! La friction de l’acier contre un silex provoque une étincelle qui enflamme la mèche d’amadou qui dépasse du briquet. Le reste de l’amadou est enroulé dans le corps du briquet et on le tire au fur et à mesure ! Astucieux non ?

— Génial Coneminervix ! Et tu verras que peut-être même un jour on appellera ça un Zippo ! Et sinon es-tu content de ta récolte d’olives cette année ? Et ton âne me semble bien vaillant, comment s’appelle-t-il ?

— Ah, quand même, dit l’âne en ricanant, quelqu’un s’intéresse un peu à moi ici !

— Bélénos ! Il se nomme Bélénos comme notre dieu du soleil, de l’harmonie et du raisonnement. Bélénos veut dire « brillant » ! Et je peux t’assurer que mon âne est brillant, c’est le plus intelligent et le plus rusé de toute notre Gallia ! Et puis il ne rechigne jamais à la tâche ! Tu vois cette année la récolte d’olives est extraordinaire, et tirant notre si lourde carriole il ne cesse de faire des allers-retours au moulin et jamais il ne faillit !

— Enfin un peu de reconnaissance, reprit l’âne dans un soupir de relâchement, ça fait du bien ! Et qu’est-ce qu’il me serait réservé si je n’obéissais pas, hein, la trique pardi !

   Coneminervix avait terminé la cueillette des olives. Depuis plus d’un mois il avait aussi rentré ses figues et ses noix. Il avait semé l’épeautre et récolté le chanvre il allait donc pouvoir souffler un peu. Tandis que certains travaillaient maintenant leurs champs, que d’autres s’occupaient de leurs troupeaux, que d’autres encore allaient chasser le lièvre, le chevreuil, le lynx, le sanglier ou ramasser des plantes sauvages, Coneminervix allait placer ses pièges pour attraper des alouettes, des grives, des merles et des perdreaux. C’était là sa passion et son fond de commerce aussi car il vendait ses prises ou les échangeait contre d’autres produits. Et ses pièges il les plaçait sur les landes de vignes sauvages qui recouvraient une bonne partie des terres non cultivées en dessus du vici.

— Et c’est quoi le vici, demanda l’âne (qui n’avait jamais été à l’école primaire puisque Jules Ferry ne la rendit obligatoire qu’en mille-huit-cent-quatre-vingt-deux) ?

— Le village gaulois, Bélénos, tu ne t’en souviens pas ?

— Tu vois Bélénos, enchaîna Coneminervix, nous avons aujourd’hui de la chance, quatre bécasses viennent compléter notre filet et je vais pour ceci recevoir quelques monnaies d’argent avec lesquelles je ferai façonner d’autres pièges plus efficaces par notre forgeron !

— Et si moi, s’empressa Bélénos, j’espérais profiter de cette rentrée d’argent pour sortir dimanche avec des fers tous neufs aux sabots, bernic, le fer ne sera inventé qu’au neuvième siècle ! Ah triste époque que ces temps reculés !

   Un matin, alors qu’il était allé panser son âne Bélénos, se sentant fébrile Coneminervix était revenu s’allonger sur son matelas de laine et grelottait sous sa couverte de peaux de bêtes. C’est alors qu’il y eut un rebondissement de taille, et dire « de taille » n’est pas le moindre mot !

— Ça y est, pointa Bélénos, on y arrive, je sens que ça va être ma fête ! 

   La fièvre ayant égaré son esprit, en allant panser son âne, Coneminervix avait oublié de refermer la porte de l’écurie. Ce qui devait arriver arriva, toute la journée l’âne alla brouter les pampres des vignes sauvages, les lambrusques, sur lesquelles son maître plaçait ses pièges. Bélénos en connaissait bien le chemin et ne se fit pas prier d’aller déguster un pareil dessert.

— Tiens donc, rajouta le gourmand, et tu n’aurais pas fais la même chose à ma place peut-être ?

   Il se goinfra tant des baies aigrelettes, des feuilles et des rameaux qu’il ruina le garde-manger de son maître.

— Hi-han, hi-han, pas si sûr !

   Lorsqu’après l’avoir cherché une bonne partie de l’après-midi à travers le village et les champs d’oliviers Coneminervix le trouva tout en haut du coteau, il était endormi contre un buisson, la panse prête à éclater et remuant la tête de-ci de-là comme ces soirs où lui-même abusait un tantinet de la cervoise.

— Hi-han, hi-han, une cuite dans ma vie ce n’est pas si grave non ?

— Certes, pour un humain ce n’est pas grave, mais pour un âne… tout de même…

— Ça y est nous voici en pleine discrimination, rajouta l’âne stupéfait, et si j’étais une ânesse je m’inscrirais aussitôt dans le mouvement Me Too et tu ferais plus attention à tes propos !

   Coneminervix constata les dégâts, les vignes sauvages avaient été réduites aux ceps pourvus de courtes tiges en corbeille et c’était tout. Il ramena Bélénos à l’étable et philosopha.

— Oh je ne peux me plaindre qu’à moi-même, jamais je n’avais encore oublié de fermer la porte de l’écurie. Je devrai maintenant aller poser mes pièges plus haut sur le coteau, c’est tout ! Mon brave Bélénos s’est bien régalé, voici encore une preuve de son intelligence !

— Hi-han, hi-han, ah, je suis fort aise d’ouïr ces compliments ! Je dois avouer qu’un autre maître, dans un autre pays, ne m’aurait pas pardonné et m’aurait assurément battu… et certainement à mort pour cela !

   Coneminervix passa à autre chose. S’occuper du millet, du lin, de la volaille et placer des pièges toujours plus haut sur la colline occupait toutes ses journées. L’hiver se termina, le printemps et l’été passèrent sans souci. Leur chef, Copillos, avait décidé de ne pas aller attaquer les romains, l’oppidum de Montlaurès (au nord-ouest de Narbonne) pouvait attendre.

   A la fin de l’été alors que Coneminervix continuait de placer ses pièges sur les vignes sauvages de la lande il passa à côté de celles que Bélénos avait broutées. Et surprise les rameaux avaient repoussé de plus belle et ils portaient maintenant de magnifiques grappes de raisin !

— Hi-han, hi-han, et qu’est-ce qu’on dit à Bélénos ? Tu vois que ce n’était pas la peine de faire autant de tsoin-tsoin autour de cette affaire ! Comme disait Shakespeare « Tout est bien qui finit bien », non ?

   Il les goûta et trouva le jus délicieusement sucré. Alors il lui vint une idée. Sa femme, à la fin de l’été cueillait les mûres qu’elle piétinait pour en recueillir le jus qui améliore la digestion et lutte contre les différentes inflammations du corps… et s’il faisait pareil avec ces belles grappes ? Il verrait bien le résultat ! Il redescendit à l’écurie, attela la jardinière à Bélénos, la chargea de trois comportes, prit la serpette et alla cueillir la récolte providentielle.

— Même si ma carriole est lourde à qui dois-je me plaindre ? Je n’avais encore jamais fugué ni brouté le garde-manger de mon maître !

    Des vignes sauvages du coteau il remplit ses trois comportes de raisins charnus et sucrés qu’à la manière de sa femme il écrasa de ses pieds. Lorsque le jus eut fermenté il découvrit une boisson aux effets plus pernicieux que ceux de la cervoise mais fort aromatisée et se mariant très bien avec le sauté de porc aux pommes et les lentilles aux pissenlits que sa femme lui préparait. Il fit goûter sa trouvaille aux hommes du village qui apprécièrent unanimement.

— Ton âne est un génie Coneminervix, s’exclamèrent-ils en cœur !

   Ils décidèrent de concert d’aller tailler toutes les friches sauvages alentour dès que les premières feuilles des bouleaux et des peupliers tomberaient. L’année suivante tous eurent une part de la récolte commune qu’ils stockèrent dans des tonneaux, car n’oubliez pas quand même que ce sont nos gaulois qui inventèrent le tonneau au premier siècle avant JC !

Et voici comment on explique dans notre pays que grâce à l’âne Bélénos l’homme eut l’idée de tailler la vigne sauvage et de fabriquer le vin !

— Hi-han, hi-han l’ami, tu ne penses pas que ta déduction est un peu simpliste quand même ?

— Je n’ai fait que suivre ce vieux conte répandu à travers le monde et qui relate ces faits, Bélénos, et c’est tout à ton honneur !

Mesdames et Messieurs, si tant de pauvres gens voyaient en l’âne un animal empreint d’ignorance, de bêtise et de disgrâce, Bélénos nous a prouvé aujourd’hui que c’est l’âne qui en l’occurrence a donné une belle leçon à l’homme… qui est certainement le moins intelligent des deux ; poil aux yeux !