Comme tous les matins, depuis une bonne douzaine de jours, l’herbe est recouverte d’un maquillage blanc guère aguichant. De ces blancs qui n’ont ni la chaleur, ni la douceur, ni la beauté, ni la candeur de la neige ! De ces blancs qui font descendre le mercure du thermomètre dans le fond des chaussettes et font pendre des carottes cristallines aux rebords des toitures ! De ces blancs qui figent l’eau dans les ruisseaux, dans les jattes des poules, les auges des cochons et les abreuvoirs des chèvres ! Seulement de la gelée, bien sûr, mais de celles qui craquent sous le pied à potron-minet et transforment la terre en mélasse après la graille du midi ! Seul un rouge-gorge sautille dans l’allée du parc, cela semble être sa saison préférée.
Le ciel est d’un bleu franc, le soleil froid mais radieux, et Eole et Morphée filent un parfait amour dans les bras l’un de l’autre. Le calme plat. De ce fait les chênes pédonculés ne tortillent plus du cou comme la semaine passée et les quelques nuages errants qui s’aventurent à doubler la Cité de Carcassonne peinent à avancer vers Capendu.
Les vignes, dont on coupe les cheveux en cette saison, ressemblent étrangement à une légion romaine dont les cohortes, alignées au cordeau, occupent toute la plaine. Ces soldats-là, immobiles, et armés pour passer l’hiver, attendent les beaux jours avec impatience ; les jours où les bourgeons écloront à nouveau et où le pampre pourra étirer ses doigts librement. Si la renaissance viendra un beau jour d’avril, ce jour est encore loin !
Un coucou coucoule vers le Bosc et son écho ondule jusque sur le clocher de l’église. De la rive nord de l’Aude une brume épaisse court jusqu’au pied de la Montagne Noire, cachant sous sa pelisse toute la campagne trébéenne et le Minervois. Et cet Aude, insensible au froid et routinier, court inlassablement offrir ses alluvions au ventre de la Méditerranée, du côté de Fleury, depuis quelques soixante-dix millions d’années ! Quant à notre vignoble, tout juste âgé de deux mille ans, il fait certainement figure de «gamin» au regard de notre vénérable fleuve !
Il est tout juste huit heures et la lumière du jour, qui progresse à pas de loup, ne permet de travailler dehors que depuis quelques minutes. Lui est déjà là, déjà sur la brèche ! Du bord du talus, en saccades régulières j’entends les morsures de son ciseau électrique hacher l’air et les sarments. Je le salue. Lorsqu’il se tourne je n’aperçois, dans le halo de vapeur que font naître le froid et l’air pur autour de sa tête, que la rondeur de ses yeux noirs par la fenêtre d’une cagoule kaki. Saucissonné dans sa parka, le capuchon serré sur la cagoule, les godillots raclant la terre gelée et le regard bienveillant, l’homme me paraît heureux comme Baptiste ! L’est-il peut-être ?
Il coupe, il tranche d’une main, d’une manière assurée et grave, puis, de l’autre il dépose les sarments au milieu de la rangée. De souche en souche il se meut d’une manière quasi automatique, seulement trois pas sur le côté additionnés d’une torsion du buste ! Il coupe à nouveau, il tranche d’une main, toujours d’une manière assurée et grave, puis, de l’autre il dépose les nouveaux sarments au milieu de la rangée. Ainsi de suite, de souche en souche, toujours dans un halo continu de vapeur, jusqu’à la dernière ! Ensuite il reviendra dans l’autre sens, seul avec l’air pur, le froid et l’amour du travail bien fait !
Comme je suis de repos je promène mon chien par les chemins de vigne ; nous prenons l’air ensemble ! Les autres jours je suis en ville, au bureau. J’allume l’ordi, je plonge au travers de l’écran et je n’en ressorts qu’à la pause-café… les jours où j’ai le temps de faire une pause et boire un café… court.
Cet homme me fascine. Plus loin, plus haut sur le talus je m’adosse à un amandier, mon chien halète, couché, nous sommes invisibles. Cet homme me fascine je le contemple un moment.
Si son travail relève d’une dextérité certaine, il évolue seul et en plein air ! Le calme, parfois rompu par le cri de quelques corneilles ou mouettes de passage, lui appartient, et il ne semble n’avoir que Dieu pour maître ! Peut-être est-il indépendant, peut-être reçoit-il les ordres d’un patron ?
Un bouvier à ventre orange le suit de souche en souche ; que mange-t-il ? Certainement des vers que le vigneron lève de ses grosses chaussures ! On dirait qu’il boit aux sarments la sève divine ! Et si le bouvier était un ange, un ange déguisé en bouvier, et si l’air pur de cette vigne était l’éther du Paradis ? Il est bien connu que le sang de la vigne est le nectar des dieux !
Comme un démon, une image malicieuse, mon bureau me vient à l’esprit. La chaleur de la clim réversible, les dossiers entassés de part et d’autre de l’ordinateur, la chemise des contrats, la chemise des congés, la chemise des formations, la chemise des absences, les grilles du personnel, les grilles de production, les grilles de stock, la liste des clients, la liste des priorités, l’agenda des réunions, l’agenda des rendez-vous, l’organigramme de la société, la proximité de mes collaborateurs… j’étouffe… j’étouffe !
A quoi pense ce vigneron ? Comment occupe-t-il son esprit dans cette lenteur cadencée ? Respire-t-il l’odeur de sa terre ? Pense-t-il à sa femme, ses enfants, sa maison… ses factures peut-être… à l’entretien de son matériel ? Peut-être à l’achat de quelques hectares supplémentaires, à de vieilles vignes à arracher, d’autres à replanter, un copain à aller voir ? Peut-être chantonne-t-il, siffle-t-il ? A-t-il froid ? On ne dirait pas ! A-t-il envie d’être ailleurs… dans un bureau peut-être… le mien ? Certainement ! S’il savait !
A quelques mètres plus en amont, furtivement, un chevreuil saute le ruisseau. Tant il va vite mon chien ne l’a même pas senti… mais le coiffeur de souches l’a vu ! Les gens de la campagne ont l’œil à tout, ils sentent une fleur bouger, leur cœur est bon et leur âme est remplie de printemps ; même au plus froid de l’hiver ! Peut-être est-il chasseur ? Peut-être… non, vraisemblablement, tous les hommes sont chasseurs à la campagne ! Sauf moi, l’homme de bureau… celui qui est parti… qui revient le week-end… et qui pense, depuis qu’il vit en ville et côtoie des « raisonneurs » de toutes sortes, que la chasse n’est pas bien… comme la corrida et tant d’autres choses ! Pourquoi ? Qui a raison ? Putain de vie ! Pourtant j’ai eu le réflexe, je l’ai visé de mes deux mains ce chevreuil… et je l’ai même tiré… pour semblant ! Comme quoi le sang de cette terre coule dans mes veines et l’on ne se refait pas ! On reste fidèle à sa lignée ! Les raisonnements ne sont que des images animées tronquées, des miroirs aux alouettes seulement en rapport avec le lieu de vie et les complicités intellectuelles ; le reste n’est que du blablas pour psychologues et intellos ! Le chevreuil s’est arrêté au bout de la vigne et nous a regardés. Sait-il ce que sont les humains ? Il nous a sûrement plaints. Il a peut-être versé une larme sur notre sort avant de repartir, d’un bond !
A quoi pense cet homme maintenant ? Le passage de ce chevreuil a-t-il changé ses idées ? Langui-t-il l’heure de quitter, d’aller casser la croûte ? Est-t-il dans une rêverie plus terre-à-terre ? Est-il revenu à la réalité… des souches, des souches, encore des souches, toujours des souches… putain de métier… putain de vie !
J’envie tellement cet homme qui n’entend pas chaque nuit résonner la triste musique des sirènes de police et de pompiers au travers des immeubles ! J’envie tellement cet homme qui ne vit pas au petit matin les embouteillages de la rocade, les coups de klaxon intempestifs et les fous du volant ! J’envie tellement cet homme qui n’attend pas le métro, chaque matin et chaque soir, à la même heure, sur les mêmes quais… qui ne doit pas supporter la voix lobotomisée de cette femme annonçant chaque station comme si l’on allait y trouver la fortune ! J’envie tellement cet homme qui ne doit pas poursuivre son trajet jusqu’au bureau dans un bain d’hydrocarbures, de trottoirs dégoûtants, de trottinettes folles et de gens indifférents ! J’envie tellement cet homme qui ne doit pas faire mille efforts pour être agréable à des collègues versatiles ! J’envie tellement cet homme qui ne fait pas la queue à la cantine et ne doit pas, toujours, parler de travail entre les lentilles et la salade ! J’envie tellement cet homme qui ne côtoie pas l’hypocrisie, le mépris de sa hiérarchie, le rendement et le stress ! J’envie tellement cet homme pour la vie saine qu’il semble mener ! J’envie tellement cet homme pour la paix et la quiétude dans lesquelles il paraît évoluer !
Peut-être, à son tour, m’envie-t-il ! Peut-être envie-t-il le fait que je travaille l’hiver au chaud, climatisé l’été, que je sois toujours vêtu proprement, que je ne force pas pour effectuer mes tâches, que mon salaire, c’est encore à prouver, est meilleur que le sien ! Peut-être m’ignore-t-il, tout simplement, heureux malgré le froid ou la grosse chaleur d’effectuer un travail béni des dieux ! Heureux soit-il et pour toujours !
Maintenant le chien semble s’impatienter, il est temps de laisser ma réflexion en suspend et de rentrer au bercail. J’envie tellement cet homme. Et si je changeais de métier ? Si l’on m’apprenait à travailler la vigne ? Si je troquais mon bureau étriqué contre ses grands espaces ? Si je troquais l’engeance de la ville contre des pieds de vigne ? Si je quittais l’enfer des hommes pour entretenir les jardins de Dieu ? Suis-je prêt à troquer mes mocassins contre des godillots, ma cravate contre une cagoule épaisse, mon métro contre un tracteur, la musique de mes sirènes de police et de pompiers contre celle des papillons de nuit autour des réverbères ? Suis-je prêt à troquer mes stylos contre des ciseaux électriques à couper les cheveux des vignes, seul, sept heures par jour ? Suis-je prêt à troquer mon chauffage et ma climatisation contre ces blancs matinaux qui n’ont ni la chaleur, ni la douceur, ni la beauté, ni la candeur de la neige ? Ces blancs qui font descendre le mercure du thermomètre dans le fond des chaussettes et font pendre des carottes cristallines aux rebords des toitures ? Ces blancs qui figent l’eau dans les ruisseaux, dans les jattes des poules, les auges des cochons et les abreuvoirs des chèvres ? Suis-je prêt à troquer mon confort contre ces gelées qui craquent sous le pied à potron-minet et transforment la terre en mélasse après la graille du midi ? Ai-je mesuré le défi physique, la dureté et l’endurance nécessaires pour effectuer de pareilles tâches… et les emmerdements qui vont avec ?
Sur un angle du champ, que je coupe en partant au travers des hautes herbes, des rouquettes et des pissenlits, j’aperçois un lièvre qui me fixe, intrigué. Mon chien ne l’a ni vu ni senti ; tu parles d’un chien de chasse ! Un bond de gauche, un bond de droite, il s’arrête, me fixe à nouveau et détale sans demander ses restes. Ses oreilles sont longues et alertes ! Que la nature est belle ! Les feuilles des chênes commencent à bruisser. C’est certes tout juste perceptible mais le vent commence à se lever ! Eole quitterait les bras de Morphée ?
Tandis qu’il poursuit sa taille minutieuse je rentre déjeuner, au chaud ; ai-je une vie de château ? Cet homme me fascine. Certes, un jour je serai comme lui ; le roi !