Je la prenais à longueur de temps cette route.
J’y buvais les voix et y croquais les parfums
d’êtres chers et de longs étés, hélas défunts.
Vous la conter m’apaise ; vous en parler me coûte.
C’était un ruban d’asphalte, gris, qu’un artiste
avait imaginé dodelinant un brin
entre les souches de Carignan, les jardins
et les arpèges en fleurs des accordéonistes.
Une chaussée qu’il avait crayonnée parfaite
pour que se croisent les chiens errants, les vélos,
les piétons, les voitures, les tracteurs, les tonneaux,
les troupeaux de chèvres, les pâtres et les poètes.
Une ganse de satin qui reliait, joyeuse,
la place d’un patelin à l’église de l’autre,
mêlant les chants de chasse et les patenôtres,
les rêves d’interdits et les âmes songeuses.
Pour que tous aillent à l’ombre, le pas bienfaisant,
la chaussée traversait sa contrée paysanne
fleurie de boutons d’or, bordée de lourds platanes
sur lesquels les pies bâtissaient en jacassant…
quand des villages traversés, l’on percevait
des rires échappés de cognements d’outils,
et des encens d’oignon et de poulet rôti
le jour où le Seigneur laissait les femmes en paix.
Puis, des hommes penchés poussaient de part et d’autre
dans un décor de vignes et de rudes saisons…
comme sous les chênes poussent les champignons
et sur les stèles des églises les apôtres.
Je la reprends parfois cette route, assombri
par les amis au ciel et les arbres arrachés ;
certes, une route n’est faite que pour passer !
mais quand je pense comment a muté la vie,
je pleure et j’appelle, regrette… et puis j’écris.