Ah, il faut que je vous parle de ces curés nouveaux qui courent nos campagnes depuis quelques années, la chasuble sur l’épaule et les basquets aux pieds. Ils sont tous noir comme l’ébène, d’un noir aussi profond, aussi doux et aussi pur que la blancheur virginale de Marie ! Ils vont riant et plaisantant, aimant leur prochain à franches empoignades, et leur prochaine, là rien de nouveau, avec dilection ou concupiscence ; c’est selon ! Milledieux qu’ils sont minces ! Milledieux qu’ils sont beaux ! Milledieux qu’ils sentent bon le sable chaud !
Si l’on remonte au prêtre que j’ai vécu, c’est-à-dire deux curés avant le calotin que je viens d’évoquer, nous voici revenus dans la seconde moitié des années soixante. Ce prêtre-là, jouissant des dernières modernités que le Concile Vatican II lui avait dernièrement concédées, s’était volontiers séparé de la soutane, trop austère pour l’époque, et avait adopté le clergyman. Le clergyman est composé d’une veste et d’un pantalon de couleur sombre et d’une chemise fermée par un col romain. Sauf que pour le col romain vous repasserez ! Devançant quelque peu les nouveaux desseins du concile notre curé avait opté pour le col « débraillé », une mode plus de chez nous, col par lequel une belle touffe de poils noir soutane prenait enfin le soleil du Midi.
Quant à ce Concile Vatican II, que le Pape Jean XXIII avait ouvert en octobre mille neuf cent soixante-deux et clôturé en décembre mille neuf cent soixante-cinq, il est généralement considéré comme l’événement le plus marquant de l’histoire de l’Église catholique du XXème siècle. Il symbolisait son ouverture au monde moderne et à la culture contemporaine et prenait en compte les progrès technologiques comme l’émancipation des peuples ! Et notre abbé, particulièrement ouvert, semblait donc se réjouir de ces formidables avancées.
Pour se sentir un homme moderne, lui n’avait pas attendu les conclusions du fameux Concile œcuménique ; il jouait le soir aux cartes avec sa mère et quelques amies, badait la télévision, allait au théâtre, prenait l’apéro, ne détournait pas les yeux d’une littérature finement égrillarde, prenait des bains de soleil entre les buis et le figuier de son jardin, se gominait les cheveux vers l’arrière et allait discuter le coup chez l’un et chez l’autre comme nous le faisions tous ! Par contre, lorsqu’il ouvrait le tiroir sacré ou qu’il revêtait l’habit, là plus de couillonnade, l’homme était redevenu le plus sérieux du village… ex-æquo peut-être avec l’instituteur, deux ou trois vieux aussi cons que des ânes, et ces vieilles peaux qui tenaient le martinet d’une poigne de fer !
L’abbé, qui nous avait baptisés il y avait fort longtemps, d’une manière ludique nous dispensait à présent le catéchisme et nous préparait consciencieusement à la Communion Privée. Le temps passait si peu et voici qu’il nous préparait déjà à la Communion Solennelle. Le temps des communions passées, avant de nous préparer aux sacrements du mariage, il avait acheté un van et nous emmenait en vacances ; en camp plus précisément. Quel bonheur ! Je vous ai déjà conté les couleurs de notre liberté fraîchement acquise, les longues discussions, la table des goûters dressée toute la journée, les exéats… et le parfum des filles ; passons. Son van était un Combi bleu ciel avec une antenne longue en fibre de verre pour la radio, auquel il ne manquait que l’insigne peace and love au-dessous du pare-brise et des fleurs collées sur les flancs de la bête pour que nous cheminions le pet à la lippe, les cheveux longs et la guitare en mains ! L’époque ne nous aurait pris pour des excentriques, pas vrai ?
C’est aussi lui qui a marié la plupart des jeunes du village, et bien que l’immortalité soit de mise chez les curés, comme chez les poètes d’ailleurs, il a laissé à son successeur le soin de s’occuper des tâches les plus funestes ; à chacun son job !
Quant au curé qui était là avant « le mien », il était d’une parenté quelconque avec notre famille, mais si lointaine que je ne saurai vous dire quels furent les tenants et les aboutissants de l’affaire. Il venait déjeuner chez nous tous les dimanches et ma grand’mère le gavait de pâtisseries à l’eau de fleur d’oranger, huilées, cuites à la cheminée et saupoudrées de sucre fin sur lesquelles il ne crachait guère. Mon grand-père disait aussi qu’il ne crachait non plus sur le « Corbières » dont le grenache vieux venait graisser ses moustaches plus qu’à l’accoutumée. Comme il n’avait pas de femme il mangeait, le reste de la semaine, ce que les femmes des autres avaient concocté pour lui et qu’elles lui laissaient dans un panier d’osier derrière la porte de la sacristie ; ainsi était alors la coutume. Il fut, je le pense, un curé des temps bénis ! Mais pour moi, alors si jeune, il n’était rien de moins et rien de plus, revêtu de sa soutane mitée, que l’un de ces épouvantails qui peuplaient les livres d’images de mes grands frères et les vergers du mois de juin ; assurément une corneille des terres méphistophéliques !
Celui encore avant, le dernier dont se souviennent toujours les très anciens du village, lui était né dans notre petite commune, et mis à part ses études au séminaire de Carcassonne d’où il était revenu avec son diplôme ecclésiastique flambant neuf il n’avait jamais connu d’autre maison de Dieu que nôtre église paroissiale. Cet homme-là prêchait comme un dieu, si vous me permettez l’expression, et ramenait, je vous prie de le croire, les brebis égarées au troupeau ! Le bon chemin était le bon chemin et il n’y avait pas à tergiverser. L’homme était rigoureux pour les autres comme pour lui-même. Il était né au beau milieu des vignes, comme chacun d’entre nous, et avait poussé le vice à s’intéresser à tout, à tout apprendre et à tout retenir ! Figurez-vous qu’il avait obtenu son diplôme ecclésiastique haut la main, avec un dix sur dix en langues anciennes, c’est-à-dire non seulement en latin qui était obligatoire, mais aussi en grec et en hébreux ! Dix sur dix en philosophie ! Je crois même qu’en homilétique il en savait autant que ses professeurs ! Dix sur dix en théologie dogmatique, dix sur dix en théologie morale et dix sur dix en théologie pratique ! A quoi bon tant d’efforts pour demeurer dans le cocon villageois, avec les siens si ternes à ses côtés ? Au vu de cet époustouflant tableau vous comprenez bien qu’il assurait sa cura animarum sans peur et sans reproche ! Il était en quelque sorte le chevalier Bayard du village et tous lui vouaient un respect absolu. Comment le même vent des vignes peut-il souffler sur certains de ses nouveau-nés la voix de la réussite et laisser les autres indéfrichés ou béotiens ? Il faudra bien tirer les choses au clair, Félicien !
Certes, entre « mon curé » et ces curés nouveaux qui courent nos campagnes depuis quelques années, la chasuble sur l’épaule et les basquets aux pieds, il y en a eu deux autres dont rien de transcendant ne pourrait transparaître. Le premier, je me souviens, avait une GS vert bouteille dans laquelle il emmenait le dimanche après-midi et sa femme et son fils. Ils allaient promener autant à la campagne, qu’à la montagne ou la mer. Ils aimaient pique-niquer et recevoir des amis ; une vie familiale des plus commune en quelque sorte ! Comme nous le faisions tous, après le film ils éteignaient la lumière de la cuisine, la salle de bains s’allumait un moment, puis la chambre s’éteignait à son tour… alors, la lune, les chiens maigres et les chats noirs prenaient possession du village. Un quelque chose, un je ne sais quoi de décalé pour un curé… extrêmement gentil, compétant et dévoué pour les affaires de Dieu ! Un quelque chose, un je ne sais quoi de décalé pour un curé… il mettait tout son cœur à l’office mais seules deux douairières, quatre veuves de guerre, cinq bigotes et le bedeau de temps à autres assistaient à la messe ! Les enfants de cœur n’existaient plus depuis quelques années et l’on allumait à l’église que le gros cierge de Pâques, avec les deux appliques latérales… et le chauffage suspendu les samedis les plus froids ! Pourquoi faire plus pour si peu de monde ? Je crains que l’abbé ne soit en cause mais que la société ait changé ! Ha, la voilà peut-être bien l’inconnue de l’équation ; la société ! Et si le Concile Vatican II n’avait envisagé cette hypothèse, Blaise ? Et si la France n’était plus catholique, Angélique ?
La société n’avait pas changé, elle avait évolué. La France restait majoritairement catholique mais elle pratiquait moins et les fidèles venaient plus par habitude que par conviction ! Certes l’Eglise avait tout fait depuis bien des années pour attirer les gens : la communion debout, la suppression du latin, le remplacement du grégorien par des cantiques populaires, des animations liturgiques, des absolutions collectives… était-ce là de bonnes choses ? Les gens n’avaient-ils pas leurs propres soucis, des soucis plus graves et plus nombreux encore ? Où était donc la priorité ? Que fallait-il faire ?
Alors il vint un curé joyeux avec des idées nouvelles. Un révolutionnaire moderne en quelque sorte. Sa méthode serait-elle plus efficace ? Quelques mois après il faisait la connaissance d’un homme. Ils s’aimèrent si fort qu’il se défroqua et l’amena vers des cieux toujours bleus, des pays imbécil’s où jamais il ne pleut, où l’on ne sait rien du tonnerre comme se plaisait à le chanter Brassens.
Et puis il n’y eut plus de curé. Pour autant, chaque famille ayant déjà son lot de contrariétés le diable ne frappa davantage le village. Avec les rires et l’argent la légèreté s’était enfuie depuis longtemps par le dessous des portes et le dessus des poutres mais on ramassait toujours les olives après les vendanges, les semences venaient ensuite, on taillait la vigne au grand froid et l’on moissonnait à la forte chaleur comme on l’avait appris depuis la nuit des temps. De temps à autres des comiques allaient de salles du peuple en salles des fêtes mais sans talent véritable et la populace était amorphe.
C’est alors que la nouvelle se répandit de bergers en bergers, de vignerons en vignerons, de chemins en chemins, de venelles en venelles, de places en places, de courants d’air en courants d’air, de bigotes en bigotes, de commerçants en commerçants, de clients en clients, de familles en familles, de voisins en voisins et d’amis en d’amis… un curé noir était affecté au village ; qui était-il ?
Autrefois, à l’époque où les gens avaient des convictions, on disait que l’homme de notre région était rouge ; une sorte de communiste qui n’en était pas un vraiment mais qui vivait le poing levé contre l’état et qui était anticlérical la semaine et allait à l’église le dimanche. Il n’aimait pas le diktat de l’Eglise en général, surtout sur notre terre où la plupart de nos ancêtres, des cathares, avaient été martyrisés par un Pape qui portait, naturellement, le nom d’Innocent ! Mais il respectait énormément « l’homme prêtre » qu’il aimait avoir à sa table et avec lequel il adorait politiser… pour se donner de l’importance bien souvent. Ne cherchez pas à comprendre, ainsi vivent les contradictions. Mais de quoi pouvait bien parler un curé noir chez nous ? A la première messe l’église était comble.
Sous le porche, l’abbé, prêt à l’avance, quelques mots de bienvenue à la bouche et au regard accueillait chaque paroissien en lui serrant la main. Un mot gentil, comme s’il connaissait tout le monde ; au fond, ne sommes-nous pas tous frères ? Une caresse à chaque enfant, un clin d’œil complice aux membres de la chorale, aux adeptes du fleurissement de l’église, aux copains, aux décorateurs, à l’électricien et à la terre entière !
Depuis quelques temps il avait rasséréné les méfiants car il n’hésitait pas à aller à la rencontre de tous, les croyants et les autres, et jamais il ne bassinait l’assistance avec la parole de Dieu. Certes il l’évoquait mais la parole était la sienne, et voici qu’il parlait, mangeait et buvait au bout de quelques jours comme les hommes d’ici, ceux de cette terre depuis des lustres ! On savait qu’il venait de Bujumbura, la capitale du Burundi, en Afrique Orientale, au bord du lac Tanganyika, et qu’il avait fui une instabilité politique permanente marquée par des coups d’Etat, des massacres intercommunautaires, puis une guerre civile à partir de mille neuf cent quatre-vingt-treize. Il avait fui la misère de son pays et la pauvreté de sa famille. Pour le reste on ne savait pas grand-chose sauf qu’après la première guerre mondiale le Burundi était passé sous la domination de l’Empire colonial Belge et qu’il était devenu indépendant en mille neuf cent soixante-deux. Jeune homme empreint d’amour et de paix il était alors naturellement passé par la Belgique et s’était retrouvé en France où il avait fait ses études au Séminaire Saint-Luc d’Aix-en-Provence. Ce dont on était sûr c’est que sa poignée de main était franche, son regard sincère et ses fous rires ceux d’un homme qui riait de bon cœur. Il n’en fallait pas plus pour qu’il soit adopté par ceux d’ici, comme s’il fut de la terre du Carignan depuis toujours !
Pour sa première messe l’église était comble vous disais-je, et certainement plus de curieux que de fidèles ! On pouvait suivre les chants en latin sur un grand écran suspendu, les enfants de cœur portaient l’aube, les bancs avaient été dépoussiérés, la chorale s’était fait la voix aux bonbons au miel, la sono avait été remise en état, les bourgeoises et les rombières avaient fleuri l’autel et les chapelles, tout baignait. L’homélie portait sur l’acceptation de l’autre, le thème en était l’immigration, mais en matière d’acceptation de l’autre bien des couples, des familles et des voisins en prirent pour leur compte ! Pour moi qui était là pour les couleurs et les parfums de l’histoire plus que pour le côté religieux, les mimiques des uns et les agenouillements des autres me firent bien ricaner ; je les connaissais tous par cœur, ce fut un ravissement !
L’abbé nous expliqua en détail les Evangiles qu’il nous avait lus et dépeignit le sens des paroles de Jacques, de Matthieu et de Timothée comme s’il s’agissait d’une fresque moderne. Tous, captivés, lui portèrent une grande attention car notre ami était un orateur hors pair ! Plus des trois quarts des fidèles allèrent communier… et la quête fut généreuse. Enfin une messe dans le droit fil de ces célébrations liturgiques que le village connut autrefois !
Lorsque la messe fut dite, sous le porche, l’abbé, sorti le premier avec les enfants de cœur, ne fut avare d’au revoir, de la bouche, de la main et du regard. Un mot gentil à tout le monde comme si chacun était un ami intime ; au fond, ne sommes-nous pas tous frères ? Une caresse à chaque enfant, un clin d’œil complice aux membres de la chorale, aux adeptes du fleurissement de l’église, aux copains, aux décorateurs, à l’électricien et à la terre entière ; l’abbé était heureux !
Alors, comme autrefois des groupes se formèrent sur la place de l’église et de nouvelles relations se nouèrent. Bien sûr les deux ou trois vieux aussi cons que des ânes ne furent de l’assemblée et les vieilles peaux qui tenaient le martinet d’une poigne de fer ne l’avaient pas lâché pour l’occasion ! Le ciel était bleu, le soleil brillait et les pigeons se faisaient les ailes autour du clocher ; Dieu semblait être satisfait.
Comme quoi il ne suffit parfois que d’un curé noir et de bonne volonté… et le tour est joué !