Rss

Au nom du père, du fils et de l’airial. 1997

à Joëlle et Michel,

qui m’ont fait connaitre l’Ecomusée des Landes de Gascogne, à Marquèze.


Mise en bouche

 

  Ni recueil, ni roman, ni polard, ni fiction, ni missel, ni documentaire ; juste une fresque versifiée. Juste un clin d’œil complice, une poignée d’images affectueuses, une manière de s’introduire respectueusement dans le quotidien des paysans des Landes de Gascogne durant le Second Empire et de partager ainsi leur pain quotidien, leur labeur, leur sueur, leurs plaisirs, leurs tracas et leurs amours. Les Landes de Gascogne forment un triangle géographique dont Soulac en est la pointe nord, Hossegor la pointe sud et Nérac la pointe est.

  L’histoire que voici se situe au cœur de l’actuel Parc Naturel Régional des Landes de Gascogne, quelque part entre Mimizan et Nérac…

  Nous sommes dans les années 1850 et ici le système agro-pastoral régit le mode de vie. Nos landais vivent alors en hameaux que l’on nomme des « quartiers ». Ces quartiers sont disséminés sur les rebords du plateau, surplombant les rivières, zones les mieux drainées, et sont naturellement rattachés aux bourgs les plus proches. Tout autour, les jardins, les champs et puis « la lande rase » à perte de vue, humide, qui reste essentiellement le domaine des troupeaux.

  L’emménagement particulier de ces quartiers se nomme « l’airial ». Les bâtiments d’habitation et d’exploitation se déploient sur une vaste pelouse plantée de chênes, de châtaigniers, d’arbres fruitiers, de feuillus en tout genre ; ce sont les uniques espaces boisés de la lande.

  Sur l’airial pas de barrière ; une pelouse ouverte à la libre circulation de tous ; hommes et bêtes. Pas de barrière, pas de frontière… pas d’esprit bridé !

  C’est donc au quartier de Filliastre que je vous invite à poser vos valises. Ce quartier est rattaché au bourg de Solon.

  Chez Jean, le laboureur, sa femme Margot et leurs quatre enfants, chez Gaspard le berger, Ulysse le meunier et sa fille Rose, le Docteur Figuerole et tous les autres protagonistes la vie semble réglée comme du papier musique jusqu’à ce jour du 19 juin 1857 où une certaine loi Napoléon titre : « ASSAINISSEMENT ET MISE EN CULTURE DES LANDES DE GASCOGNE – culture du pin sylvestre 1 – » cela va de  soi.

  Que va-t-il advenir de ces hommes ? Que va-t-il advenir de cette société agro-pastorale ? Comment les cartes seront-elles redistribuées ?

  Ici, une fois encore l’homme est socialement « en avance » sur son temps ; ou plutôt « le peuple » est à l’heure, à « son heure » ; il avance à pas réguliers ! Ailleurs les dictateurs imposent. Ici le soleil semble se lever avec le même entrain ; pour l’instant !

  Quelques rimes en tout cas où l’amour est de mise ; l’amour des siens, l’amour des autres, l’amour du quotidien, le besoin de vivre, l’envie d’être !

 

1 : Le pin sylvestre, ou pin maritime, est producteur de bois mais surtout de résine et la France industrielle a alors besoin de ces produits. Il est considéré comme le seul moyen de rentabiliser les immensités de landes disponibles et jugées sous-exploitées.

   Par le plébiscite national des 21 et 22 novembre 1852 l’empire est rétabli en France.

« Le peuple veut le rétablissement de la dignité impériale dans la personne de Louis Napoléon Bonaparte, avec hérédité dans sa descendance directe, légitime ou adoptive, et lui donne le droit de régler l’ordre de succession au trône dans la famille Bonaparte, ainsi qu’il est prévu par le sénatus-consulte du 7 novembre 1852. »

     Le 2 décembre 1852, jour d’anniversaire du sacre de son oncle Napoléon Ier (1804) et de la victoire d’Austerlitz (1805), Louis Napoléon Bonaparte, Président de la République depuis décembre 1848, troisième fils de Louis Bonaparte (frère de Napoléon Ier) et d’Hortense de Beauharnais (fille de Joséphine de Beauharnais), neveu de Napoléon Ier, neveu et petit-fils de Joséphine de Beauharnais, devient Napoléon III, Empereur des français.


Table des poèmes

 

  1. Du coup d’Etat au plébiscite.
  2. Sur le coteau des Landes de Gascogne.
  3. La fin du vieux meunier.
  4. Solon / Lande Rase.
  5. Et par l’un et par l’autre…
  6. Mathieu et les siens.
  7. L’accident.
  8. Tout est bien…
  9. Pétales de Rose.
  10. La veillée de bienvenue.
  11. La fierté du terroir.
  12. Les vertus de l’éthique.
  13. Les fougères bleues de Gascogne.
  14. A la mode de chez nous.
  15. Les coupeuses de bruyère.
  16. Ulysse et le Docteur.
  17. Les lueurs de l’après Docteur.
  18. Gaspard.
  19. La page de garde.
  20. Les garants de la tradition.
  21. Les vieux.
  22. Le pain de Margot.
  23. L’adieu à Adrien.
  24. Ciel et terre.
  25. La femme de Solon.
  26. La venue du capitaine.
  27. L’heure n’est aux sanglots.
  28. Les sanglots longs de la Rose.
  29. Chez les Figuerole.
  30. Les aventures du goujat.
  31. A la foire de Bourbarrique.
  32. Le vent des térébinthes.
  33. Le poulailler de Margot.
  34. La valse du quotidien.
  35. Le retour de Bertrand.
  36. L’instant d’après.
  37. La demi-surprise.
  38. La surprise.
  39. Les rogations.
  40. La coupe capucin.
  41. Ipso-facto.
  42. Des noces au tinel.
  43. Le tinel d’après noces.
  44. Nouvelles d’hiver.
  45. La venue de Benjamin.
  46. Poussée de lauriers roses.
  47. Sacré Napoléon.
  48. Le train-train de l’amour.
  49. Pleine lune au tinel.
  50. Sur les traces du vieux.
  51. Jean et Mathieu se rendent à Solon.
  52. Lo Yann fait son entrée.
  53. Tournant radical.
  54. Les folles années.
  55. Feux et bois.
  56. A chacun son pin blanc.
  57. La saison.
  58. Derniers chants.
  59. La Commune de Paris.
  60. La réussite.
  61. La rencontre.
  62. Le thé chez les Janvert.
  63. Madame Janvert.
  64. Le déjeuner.
  65. Quatorze mois après.
  66. Jour de préparatifs.
  67. Fin de cycle.
    
    

    1.  – Du coup d’état (2 Dec 1851),
     au plébiscite (21/22 Nov 1852) –

 

Pendant que l’Elysée débattait au champagne

de crêpes dentelées aux douceurs d’ambroisie,

d’esprit conservateur, république, bourgeoisie,

encore du destin et bien d’autres campagnes,

 

en lieu et place de quelque allocution,

alors que décembre filait sa première nuit

l’armée investissait les quartiers de Paris !

– coup d’éclat, coup d’état baptisé Rubicon 1

 

L’une pour le peuple, l’autre pour les soldats,

dénonçant l’assemblée comme « foyer de complots »,

deux proclamations 2 furent placardées bientôt ;

la constitution nouvelle balbutiait déjà.

 

Le souvenir présent des répressions sanglantes

de juin quarante-huit joue contre la barricade,

lorsqu’à Bonne-Nouvelle 3 la dernière fusillade

compte ses trois cent morts, la bourgeoisie déchante !

 

– L’esprit républicain remue bien la province –

« La révolte des rouges » promptement réprimée

à quel Napoléon la France se remet :

à Louis le « Président » ou bien à Louis le « Prince » ?

 

———-

 

Novembre cinquante-deux a foi de plébiscite

– Louis Napoléon III Empereur des français ! –

novembre cinquante-deux, république proscrite,

le second empire est ainsi proclamé.

 

1 : Comme César franchissant le Rubicon pour rentrer en Italie, le neveu de Napoléon premier a fait le pas qui sépare la république instaurée en toute légitimité et un régime autoritaire né d’un coup de force qui sera bientôt officiellement l’Empire.
2 : Le 2 décembre 1851, vers 6H30, des proclamations sont placardées sur les murs de Paris. Se fondant sur la crise politique qu’à son sens subit le pays, Louis-Napoléon dénonce l’Assemblée parlementaire et lui oppose la légitimité qu’il a lui seul reçue du pays tout entier lors de l’élection présidentielle de 1848. Dans son « appel au peuple » à destination des Français, Napoléon III annonce une réforme de la constitution sur le modèle du Consulat de son oncle de même que son intention de préserver les droits acquis en 1789 tout en faisant respecter l’ordre dans le pays. Une autre des proclamations placardées est destinée à l’armée qu’il salue comme une « élite de la nation que les régimes ayant succédé à l’Empire ont traitée en vaincue ».
3 : Boulevard parisien.

2.  Sur le coteau des Landes de Gascogne

 

Le second empire pousse la république ;

les « Rougon », de Zola, en liquettes de crin,

les fourches s’opposent à la force publique !

Aux drapeaux des provinces le rouge hurle « demain ! »

A Filliastre la brume est tombée ce matin.

 

Les arbres squelettiques dessinent l’hiver.

Les perles de rosée, qui caressent la lande,

de fougères sucrées en épineux amers

s’étiolent en colliers, perles de contrebande,

et les ajoncs en fête honorent leurs guirlandes.

 

Le quartier de Filliastre file sa besogne

près du bourg de Solon, où il est rattaché.

La simplicité des Landes de Gascogne

suspend la joie de vivre aux planches des volets ;

c’est au monde rural qu’appartient la bonté !

 

Ici, sur le plateau, le seul empire qui vaille

est celui du troupeau qui paisse sur l’airial,

et Paris fut sacrée si pour autre trouvaille

elle permit à Filliastre de lire son journal :

« Les nouvelles gratuites du monde pastoral » !

 

Les jours sont tous les mêmes près du moulin à eau…

les sillons, les billons et la paire de bœufs,

la lande pour horizon, comme le mal au dos !

Les échasses coiffées d’un par-dessus laineux 1,

en sa ronde ordinaire Filliastre est bienheureux !

 

A la force de l’âge les hommes sont aux champs.

Le bouvier c’est lo Mestre ! Les vieux bricolent un peu,

gardent les animaux puis partagent le banc.

Les filles soignent le porc et la volaille, parbleu,

et les enfants jouent tant aux billes qu’avec le feu !

 

Quant à la daune 3, d’une science empirique

elle régente la bourse, les travaux domestiques ;

je dirai que de tous c’est la plus énergique !

Elle ne s’intéresse guère à la politique

mais le lard, pour elle, est une musique génésique !

 

Que les nuages filent sur les toits du tinel 4

et que Paris se batte pour un monde meilleur,

la fleur mauve des landes fleurit après le gel !

Et que les cieux noircissent on sait que le Seigneur

dort toujours entre les bœufs et le laboureur !

 

1 : La lande étant humide et plate à perte de vue, les bergers avaient la particularité de suivre leurs bêtes chaussés d’échasses. Elles leur permettaient donc d’assurer, au sec, et au plus loin, une meilleure surveillance de leurs troupeaux, mais également d’allonger le pas et de parcourir ainsi plus de vingt kilomètres par jour. L’hiver, ils revêtaient leur traditionnelle peau de mouton.
2 : Le maître.
3 : La femme du laboureur ; la maîtresse de maison.
4 : Le laboureur est lié à un terroir dont il assure la continuité. Cette continuité s’exprime dans la notion de « tinel ».  Ce terme englobe la famille et son patrimoine.

3.  La fin du vieux meunier

 

Deux lunes que l’épais brouillard de basse lande

pourlèche maintenant l’étang de retenue

et de la crapaudine 1 à la trémie 1 quémande

la clémence de Dieu et la vie revenue !

 

Les meules au silence et le bac à mouture

vidé de son trésor, le rouet 1 au repos,

d’entre les pilotis figés dans la froidure

monte le son du glas des clapotis de l’eau.

 

Pourtant point de dimanche au bec du dégueuloir 1,

point d’aube où le seigle ne blanchisse l’endroit !

Deux lunes cependant où ne tinte le soir

les notes familières du vieil axe de bois !

 

Comme au temps des sueurs, les lueurs de la torche

jettent au coin de l’œil du meunier assoupi

leurs formes orangées que la nuit noire écorche ;

l’œil ne vacille plus, le meunier est sans vie !

 

Tous les autres sont là, groupés autour du lit,

maudissant « le grand âge »  malhonnête et sournois

qui frappe à toute porte, qui fauche, qui charrie

fort de ses passe-droits les meuniers de son choix !

 

Sur le camin moulié 2 bordé de crêpes noirs,

son âme a pris le coche pour l’ultime voyage.

Sous d’autres rubans blancs, d’un revers de miroir,

la moustache de jais, dans trois ou quatre soirs

quelque nouveau meunier se mettra à l’ouvrage !

 

1 : Organes du moulin.
2 : Chemin du moulin.

4.  SOLON / Lande Rase

 

Toisant la lande rase de bâtisses blanchies,

de trois cabriolets, de charretons à bancs,

de fiers colombages de la guerre de trente ans,

de maigres ouvertures, de façades fleuries,

 

de fer chauffé à blanc et de charbon de bois,

de cris de muletiers et du clocher qui trône,

du marteau sur l’enclume qui sans cesse résonne,

de l’office en latin, de feuillus qui verdoient,

 

 de bourgeoises poudrées, de toitures jaunasses,

d’enseignes forgées grinçant par la grand-rue,

de pavés délavés sur la terre battue

et de perles de pluie valsant dans la bouillasse,

 

de ruelles ouvertes sur la lande, toujours,

de bruyères à balai au pied des écuries…

Solon, d’âmes braves, de brebis, de chènevis ;

les fougères à gauche, à droite les labours !

 

Et la nuit les étoiles par-dessus les prières,

et la nuit les renards autour des poulaillers,

et la nuit, dans les senteurs de musc, les bergers

et leurs songes pris aux dentelles des bergères…

 

puis l’aube qui vient caresser les tuiles faîtières,

puis le soleil qui vient lécher les potagers,

puis les chats s’étirant à la cime des gerbiers,

et l’air frais par dedans les sabots des bouvières…

 

et par-dessus la lande, tout autour de Solon,

le vent de l’habitude, l’esprit du quotidien ;

peut-être est-ce cela le souffle du divin,

ce qui fait, malgré tout, qu’ici tout tourne rond !


5.  Et par l’un et par l’autre

 

Notable de campagne, médecin respecté,

médecin de campagne… le reste va de soi !

Lié à Filliastre par un bail au meunier

il est propriétaire et des murs et du toit.

 

Du seigle à la mouture tout est sien au moulin

et la rente annuelle 1 qu’en partie il oublie !

Tant qu’il sera des nôtres, notre vieux médecin…

bravasse, le meunier, certes il l’était aussi !

 

Mais les meules s’ennuient sans graine sous la dent

et les femmes d’ici sans farine d’avance…

et les uns aux troupeaux et les autres aux champs…

un moulin sans meunier, quelle invraisemblance !

 

Par son titre « obligé », dignité provinciale,

à Filliastre lié par un bail au meunier

avant la lune rousse qui plaît aux céréales

la meule vaillante chantera ses versets !

 

Chantez donc au défunt quelques De profundis,

faites couler l’encens sur de blanches étoffes,

parez-le de fougères, de bruyères et d’iris

comme de toutes fleurs que la lande vous offre !

 

Meunier s’est endormi ; à la mort, à la vie !

 

1 : Le meunier n’est pas toujours propriétaire de son  moulin. Il est parfois fermier, lié par un bail au propriétaire à qui il verse une rente annuelle, essentiellement en nature (volailles, sacs de grains, quartiers de cochons, poissons de l’étang de retenue…). Le meunier tire son aisance d’une position de force dans l’économie agro-pastorale, aussi dès le XVIIIe siècle bien des notables spéculent dans l’achat de moulins.

6.  Mathieu et les siens

 

Sous un ciel océan l’automne cinquante deux

flaire la bonne humeur derrière la paire de bœufs.

La terre, bien souple, s’offre aux exigences

de l’araire glissant en un profond silence.

 

Les corbeaux et les pies composent en canon,

les bœufs filent bon pas entre joug et bâton,

les senteurs de la terre, aux naseaux de chacun

sont des pépites d’or, des éclats de parfum !

 

Mathieu, plus en avant, sème à grandes volées

et par grosses pugnades 1 arrachées au panier

les graines de seigle. Quelle que soit la saison

Mathieu et lo Mestre suivent le même sillon !

 

Lo Mestre c’est Jean ; le patron de ces lieux.

Laboureur émérite il le père de Mathieu,

d’Adrien, de Pauline et Firmin, le petit,

qui court après les coqs entre quatre bouillies.

 

Filant le pas tranquille des braves ruminants,

les femmes, à l’arrière, aux trois-quarts patoisant,

ôtent d’une binette l’herbe folle des billons

et suivent du regard les hommes de la maison.

 

Chez les gens de la terre tout n’est que sentiment ;

et l’odeur de la terre et le rire des enfants !

Plusieurs générations cohabitent à l’ostal 2 ;

ici règne la paix comme l’ordre social !

 

Sous le nom de tinel on englobe le tout :

les gens et les biens comme l’aiguille qui coud…

ici tout ne fait qu’un : les rires et les pleurs,

 les saisons qui défilent… la venue du docteur !

 

1 : Poignées.
2 : La maison familiale.

7.  L’accident

 

Dans ce ciel océan où l’automne cinquante deux

flaire bon la jeunesse sous les pas de Mathieu,

les femmes affairées sous d’amples capelines

et les bœufs, nonchalants, qui toujours se dandinent

 

font oublier un peu les gestes quotidiens,

les diables qui vous guettent au détour du chemin !

– mouvements répétés – curie automatique –

pour celui qui prie Dieu, la lande est magnifique !

 

Le pied dans le labour, l’esprit au bleu des cieux,

les décades défilent lorsque rompt le moyeu

d’un charreton rempli de malles et d’outils,

inconnu de surcroît, se couchant à grands bruits

 

à leurs pieds, à deux pas, sur le chemin d’en bas,

la route de Solon, là sous les mimosas !

Laissant net leurs travaux et les bœufs dans le champ,

tous courent au chemin pour voir qui sont ces gens !

 

D’une malle versée réduite à quelques planches

s’échappe une magnifique robe blanche.

Sur l’herbe du ruisseau, hurlant au désastre,

c’est le meunier nouveau qui s’en vient à Filliastre !

 

Nul ici n’était au courant de sa venue

et tous s’empressent à lui souhaiter la bienvenue…

ah l’heureuse nouvelle, honneur au bon meunier !

Hosanna, au moulin la pierre va tourner !


8.  Tout  est bien

 

« Désastre » fut grand mot pour un moyeu, pardi,

tant que les gens d’ici le sortirent d’affaire

d’une paire de bœufs et de grand savoir-faire

avant que quelque étoile n’éclaira la nuit !

 

Oh le meunier tourna, vira sept fois autour

du charreton bancal, se frappa le crâne,

s’offrit de bons jurons que l’on réserve aux ânes,

aux renards, aux belettes, aux préfets comme aux sourds…

 

puis enfin se calma, la chemise mouillée

par les coups assénés à ce traître d’essieu,

qui, le pied à Filliastre voulut faire ses adieux…

et tira d’une caisse, un cruchon bien ciré.

 

Heureux comme un pape, toisant la cantonade,

 il offrit la rasade à qui voulut goûter,

puis, le poil lui piquant par-dessous le béret

il se gratta la clusque 1 et donna l’accolade.

 

——–

 

Adieu le passé simple et l’axe se brisant,

reprenons au présent la suite du récit ;

dans l’histoire, parfois, quelque chose de fortuit

s’insère entre les lignes… et c’est de premier plan !

 

1 : de l’occitan closc : crâne.

9.  Pétales de Rose

 

D’un regard, d’un sourire, ou peut-être des deux,

de mèches de soie rousse en guise de cheveux,

d’une bruine d’étoiles persillant ses pommettes,

semblant au monde entier vouloir conter fleurette,

 

au milieu du chemin, sous des yeux de merlette,

de petites menottes et cent mille clochettes

poussant la chansonnette dans le crâne à Mathieu,

l’amour vient à Filliastre… d’une panne de moyeu.

 

L’amour est sot, bien sûr, et jamais ne prévient !

Comment être lucide après le baisemain,

les jambes qui flageolent, le cœur qui tambourine,

les semailles à rentrer… les cieux qui s’illuminent ?

 

Qui a eu dix-sept ans sait bien qu’au plus pressé

deux mots de bienvenue à moitié bégayés,

l’araire à décrocher, puis un meunier nouveau

à mener à bon port font tourner le chapeau !

 

Une chose après l’autre… et sagesse et rigueur !

Evitons la pagaille qui embrouille les cœurs !

Le crépuscule arrive, la fraîcheur va tomber,

laissons le petit groupe gagner la cheminée.

 

Suis-je sot, par l’amour follement occupé…

 qu’attendiez-vous donc pour me le demander ?

outre le bon meunier et pour toute famille

la beauté que voici n’est autre que sa fille !

 

Lui donnant le prénom de la reine des fleurs

avant de s’éclipser pour un monde meilleur,

sans pleur, ni toux, sans tuberculose,

Anna, sa douce mère, les paupières mi-closes

balbutia tendrement le doux prénom de Rose !


10.  La veillée de bienvenue

 

Face à la cheminée les aïeux se reposent.

Les autres, attablés, écoutent le meunier,

veulent tout connaître de ses états passés ;

oui, puisqu’il est nouveau qu’il nous conte ces choses !

 

Ils causent céréales « sarrasin et panis » 1,

de la mort du quartier si le moulin s’arrête,

du Jean qui tranquillet apâsture 2 les bêtes

d’un friand de fourrage à travers l’estaoulis 3.

 

Ici l’on « fait veillée » avant d’aller au lit ;

c’est un bol de chaleur que l’on prend en commun,

ce sont les anecdotes que ramène chacun,

la tisane verdâtre qui adoucit la nuit…

 

c’est aussi l’un ou l’autre, quelque ami du quartier

qui vient dire bonsoir, qui dépose en entrant

trois champignons des près à l’abri de l’auvent,

recouvrant de fougères le grand panier d’osier.

 

La veillée révèle les couillonnades des bergers,

tout le monde plaisante et les hommes chahutent,

il est même à Filliastre un qui joue de la flûte !

toutes les femmes pâtissent et ça sent le sucré !

 

Souvent, à la veillée, on danse le rondeau,

on danse la scottish, on danse sur des échasses…

pourquoi faudrait-il donc qu’ici l’on se tracasse ?

On danse la mazurka sur le haut du coteau !

 

Peu importe ce soir les histoires près du feu,

les champignons, les anecdotes de chacun,

dans la salle commune flotte un puissant parfum

qui fait sourire Rose et fait boire Mathieu !

 

Adieu mes bons aïeux qui vous assoupissez,

adieu la paire de bœufs qui mâchent leur pâture,

les moustaches de jais, les bérets, les tonsures…

il est tard et chacun doit aller se coucher.

 

1 : Avec la farine de sarrasin, la daune prépare la bouillie ; les grains de panis, minuscules, sont réservés aux jeunes volailles.
2 : Nourrir les bovins ; leur donner la pâture.
3 : Ouverture entre la cuisine et l’étable qui permet au bouvier (laboureur) de nourrir les bœufs sans sortir, de les  surveiller sans relâche car la paire de bœufs représente ici un capital important.  Cette  ouverture laisse également passer  la chaleur des bovins, non négligeable en hiver.

11.  La fierté du terroir

 

D’une paire de lunes on ne vit le meunier

ni la Rose occupés à ranger leurs affaires,

aménager l’endroit et suspendre aux volets

l’indispensable croix de Saint Jean 1, salutaire ;

 

une petite croix d’ajoncs et fleurs liés

qui concilie l’indulgence de la nature

et les faveurs du ciel, que tous vont accrocher

à l’entrée des bâtisses ; un gage qui rassure !

 

Leur demeure, implantée aux abords du moulin

à quelques mètres de l’étang de retenue,

apparait sous les saules, au détour du chemin,

dans le fond du quartier sous son teulat 2 moussu.

 

La saison balbutie, le cerf brame déjà ;

la nature, sur l’homme, a ceci de plus fort

(laissons les vils empereurs promulguer leurs lois)

qu’en totale harmonie elle crée son décor !

 

Les meules qui reprennent fièrement leur credo,

le rouet qui sifflote sous l’eau du dégueuloir,

la poussière blanche qui volète à nouveau

et la flamme qui danse au sommet du bougeoir…

 

la charrette bâchée, le mulet impatient,

le seigle concassé et la mouture fine,

par le camin moulié, sous le soleil levant

c’est l’amour du terroir que Filliastre achemine !

 

1 : Autrefois, accrochées au-dessus des portes des maisons, granges ou bergeries, elles étaient censées les protéger des maléfices, des accidents de la nature détruisant les récoltes. Elles étaient confectionnées d’achillées millefeuilles, de fenouil, de fougères, de fleurs, de roses des champs…
 2 : Toit.

12.  Les vertus de l’éthique

 

Sur le bord du plateau, surplombant la rivière,

le moulin, la maison et le champ du meunier,

l’airial de Filliastre s’éveille dans la rosée,

les battements d’ailes et les cris enroués

des coqs grattant déjà la terre des volières.

 

De repères ancestraux en saisons à venir

ici rien ne commence ni rien ne finit.

Toujours les mêmes gestes, toujours les mêmes bruits.

Loin d’être monotone c’est ainsi qu’au pays

dans ses sabots ferrés chacun « voudrait » finir !

 

Le travail est rude mais les bœufs sont puissants,

puis Dieu qui chaque jour donne un peu de courage !

Ici l’on a plaisir à poursuivre l’ouvrage

et le bouillon, bien chaud, qu’on soutire du potage

fait espérer demain et nous chauffe le sang !

 

Les pigeons, matinaux, décrivent dans le ciel

en allées et venues des chemins sinueux ;

– vols de reconnaissance –  comme s’il est pour eux

matière à s’égarer sur la route des cieux !

Laissons-les à leurs revirements éternels.

 

Le loquet des bassioues 1, comme on disait naguère,

(que l’on confie toujours au berger débutant

avec les jeunes promptes à se faire les dents),

cède enfin sous l’insistance des bêlements

comme l’empressement des bêtes qu’il libère.

 

La prairie de l’airial n’est pourvue de clôture ;

une immense pelouse ; le pré des libertés !

Entourée de demeures où prime l’amitié,

l’art de vivre en commun, la solidarité,

c’est le pré des enfants, le chez-soi qui rassure !

 

Planté de châtaigniers, de chênes, de fruitiers,

la pelouse balisée par les crottes de biques,

la balançoire au vent, les vertus de l’éthique,

de tous les prés l’airial est le plus romantique…

mais Mathieu suit l’amour par le camin moulié !

 

Comprenez bien la Rose, sans vous faire de dessin,

aux rideaux qui se plissent pour en savoir plus,

aux aïeules qui croient tout savoir mordicus

et ne savent pas plus que d’un pet de lapin…

un peu de discrétion ne peut faire que du bien !

 

les secrets s’évaporent… avec l’eau du moulin !

 

1 : Brebis non-mères.

13.  Les fougères bleues de Gascogne

 

Au bord de la rivière la fougère royale

recouvre les rives jusqu’à moitié coteau,

offrant aux amoureux un prestigieux dédale

de passages secrets et de tendres berceaux.

 

Certes, Rose et Mathieu n’ont guère le loisir

de tenter l’escapade à longueur de journée,

et malgré leur jeune âge ne peuvent plus courir

que lorsque leurs travaux leur permettent de souffler !

 

Rose prend soin des ruches. Tiens, profitons ici

de vanter les mérites du miel de grande lande

dont aulnes, acacias, calluna vulgaris 1

font un miel d’excellente valeur marchande !

 

La basse-cour de Rose loge quelques dindons,

six oies, dix poules rousses, une couvée de cailles,

quinze lapins, trois coqs et treize canetons

qui préfèrent à l’étang la chaleur de la paille.

 

Parlons aussi de l’étang où comme nourriture

pour les truites, les carpes, les anguilles, les brochets,

elle verse le soir les déchets de mouture,

le fiel et la tripaille lorsqu’elle « fait » le poulet !

 

Elle soigne deux porcs ; les plus gras du quartier !

Il est vrai que le vieux use du droit de pugnère ;

vous l’avez bien compris – sans vouloir me mêler –

dans les poids et mesures meunier à sa manière !

 

Pour Mathieu, même chose, c’est la main à la pâte !

les hommes sont soumis au rythme des saisons,

du soleil des moissons à la période ingrate,

des labours aux semailles sans tergiversation !

 

Quand le Jean atteindra les cordes du grand âge

les terres iront à Mathieu et ses frères.

La Pauline, pareil, recevra l’héritage

sans distinction de sexe, en parts égalitaires 3.

 

De cette société Paris peut prendre exemple,

tant est qu’elle sache un jour que la lande rayonne !

Pour l’heure c’est la Rose que le Mathieu contemple

et dans ses bras allègrement il s’abandonne…

sous les fougères bleues des Landes de Gasconne !

 

1 : La callune est une variété de fougère qui se développe sur la lande sèche.
2 : Le meunier fait payer son service en usant du droit de « poignée ». Il prélève une part du grain à moudre, ce qu’il appelle « son grain ». Certains ont la réputation d’avoir la main lourde. A plusieurs reprises l’administration a dû intervenir pour refréner la cupidité des meuniers accusés de tricherie dans l’art des poids et des mesures.
3 : Dans cette société l’héritage est égalitaire, sans distinction de sexe ni rang d’aînesse contrairement à la Gascogne méridionale et aux sociétés pyrénéennes. Il privilégie autant que  possible l’indivision.

14.  A la mode de chez nous

 

Tandis que Rose enlève les feuilles et le menu bois

entassés par le vent dans un coin du barrage,

avant de visiter les gens du voisinage,

quatre chiffres en français, les cinq autres en patois,

son père pose encore quelque règle de trois.

 

Il est l’un des rares à manier l’argent.

Nous faisions référence, vingt rimes en arrière,

à sa main plutôt lourde et son droit de pugnère ;

comme rétribution il retient aux clients

« son grain » jusqu’à hauteur de quinze ou vingt pour-cent.

 

Les frais de mouture sont payés en argent.

Le meunier joue parfois le rôle d’usurier.

Quoi qu’il en soit l’homme est privilégié !

Même s’il abuse parfois des paysans

les années les plus maigres il étale les paiements.

 

Le cheval harnaché et les moyeux graissés,

les sacs de mouture entassés à l’arrière

et la bête parée de superbes œillères,

le charreton bâché, les ridelles montées,

les guides bien en main voici Mestre-Meunier !

 

Dans son costume blanc, la casquette de guingois,

il est vrai de la sorte qu’il a fière allure !

Le saluant bien bas dans sa villégiature

chacun lui conte une part de ses exploits.

Des quartiers alentours il est le porte-voix !


15.  Les coupeuses de bruyère

 

Les travaux défilent au rythme des saisons ;

les hommes à gauche, les femmes à droite,

nous l’avons vu, ici chaque main est adroite

et chaque esprit, l’ami, est en ébullition !

 

C’est l’instinct de survie qui règne à la campagne !

Il est vrai que tant de choses sont à faire :

arroser le jardin, surveiller l’araire

et fleurir son perron ; chaque jour se gagne !

 

Peu importe l’endroit, au pays des troupeaux

il faut confectionner chaque soir la litière !

Les femmes d’ici ont l’art et la manière

de couper sur la lande d’excellents végétaux,

 

bruyères et canches, lichens et molinies 1,

fougères et ajoncs passent par la binette

des femmes à longues robes et croulent sur des charrettes

qu’elles videront ensuite tout près des bergeries.

 

Une saison pousse l’autre au pays du labeur.

Les mois filent vite. Voici un an déjà

que Rose et le meunier sont installés en bas,

que tous deux, à l’ouvrage, se tiennent de bon cœur !

 

Sur la route de Solon quelques mains s’agitent ;

tiens, Ulysse a la visite du propriétaire ;

longeant la lande des coupeuses de bruyère,

le canasson semble aussi vieux que l’acolyte !

 

Médecin de campagne, vieux notable de choix,

son chapeau de feutre, sa mallette de cuir,

son serment d’Hippocrate et quelques élixirs,

quelle que soit la saison l’homme presse le pas !

 

Comme partout ailleurs, Solon fait mardi gras !

 

1 : Les canches et les lichens sont des fougères qui se développent sur la lande sèche, la molinie règne sur la lande humide.

16.  Ulysse et le docteur

 

Ulysse prend la pause. Tiens, le terme est marrant

lorsqu’on sait que « l’époque » souhaite que de l’aube

à la nuit descendue le travail soit constant !

Ulysse est bon meunier mais Ulysse est un homme !

Un bon meunier, que dis-je,  je pensais « excellent » !

 

Personne aux alentours ne se plaint de l’ouvrage !

Sa mouture est si fluide qu’on dirait de l’eau !

Son prénom, au plus loin, ravit le paysage ;

d’Arcachon à Filliastre, en suivant les ruisseaux,

vous ouïrez partout les mêmes compérages !

 

Mais Ulysse s’en fout et l’on ne sait d’ailleurs

d’où lui vient le métier. On sait qu’à Mimizan

quelques saisons plus tôt il tenait de bon cœur

un moulin identique, qu’il va toujours chantant,

que dans ses veines coule un sang… de laboureur !

 

Ulysse prend la pause vous disais-je plus haut ;

allongé sur son banc Ulysse sommeille.

Un coup de fatigue, comme quand il fait chaud !

La Rose est en train de saupoudrer les abeilles

quand un charreton réveille Ulysse en sursaut.

 

Il se lève et s’empresse d’aller accueillir

le vieux notable, bien simple. Les quatre lanternes

cuivrées du charreton, de concert semblent haïr

la douceur du chiffon. La capote est en berne.

Le docteur tout voûté semble bien s’affaiblir.

 

Personne ne sait comment ils se connaissent

mais les hommes paraissent s’aimer beaucoup.

On dirait cette amitié qu’à la longue on tresse

entre copains de guerre qui seuls restent debout !

Et les deux vont trinquer aux bienfaits de l’ivresse.

 

Après une accolade des plus fraternelles

il ne repartira que tard dans la soirée

laissant là les trois quarts de sa rente annuelle,

n’emmenant avec lui que deux ou trois poulets

ou l’un de ces jambons que la cendre ensorcelle.

 

Quand le coq chantera le beau temps revenu

le docteur partira pour l’éternel voyage ;

cet aller que l’on fait en chariot tapecul

jusqu’à son trou creusé à l’ombre des feuillages

d’où l’on rencontre Dieu… comme de bien entendu.


17.  Les lueurs de l’après docteur

 

Le docteur n’était plus. Quelque part à Bordeaux

ou peut-être à Paris dans le giron des grands,

une montre à gousset, certainement rougeaud,

les cheveux aplatis au baume gras flamand

 

l’héritier du docteur, sous un air de faux pieux

(dont son regretté père depuis cinq ans au moins

n’avait plus de nouvelles), embesogné, précieux,

finira bien un jour par venir dans le coin…

 

 peut-être escorté de trois napoléoniens,

la queue de pie froissée, l’épée scintillante,

et par les nids de poules qui jonchent nos chemins

le bicorne enfoncé et les humeurs peccantes !

 

On ne l’a jamais vu mais on ne l’aime pas.

Ulysse l’a croisé, il y a longtemps, à Pau ;

je crois même qu’ensemble ils ont fait un repas.

De toute manière, il viendra assez tôt !

 

Je n’étonnerais guère si je dis qu’à Filliastre

le moulin continue à concasser le seigle ;

et si la rouille ronge encore les pilastres

c’est qu’au dégueuloir l’eau est toujours espiègle !

 

Le médecin n’est plus, l’ami s’en est allé.

Sa demeure est close mais la science continue !

Il parait que demain « l’autre » doit arriver ;

il paraît qu’il est brave, Gaspard l’a déjà vu !


18.  Gaspard… de Filliastre !

 

Gaspard est un berger. Gaspard est « le » berger

du quartier de Filliastre devrais-je dire,

le grand ami de Jean, le seul qui peut prédire

à quel instant précis la neige va tomber,

 

le ramier va passer, le brochet va mordre,

le champignon pousser et le seigle brunir,

la brebis agneler, la fleur mauve sortir

et l’empire connaître le plus grand désordre !

 

Il prédit l’avenir et sait les contes d’avant

mieux que les gens d’en ville ; même l’instituteur

de Solon, chaque hiver, s’éclaire à la lueur

de son savoir immense ! Gaspard vit au présent !

 

« Le présent » c’est l’instant où Gaspard ne dort pas ;

c’est une bonne vingtaine d’heures par jour,

lorsqu’il tutoie la lande, ou quand sur son parcours

il file au gré des notes de son harmonica !

 

Des langues de vipères disent que ses parents,

en l’honneur du roi mage l’appelèrent Gaspard !

Imaginez Melchior ou encore Balthazar !

 même ici, parfois, le choix du prénom surprend !

 

La période d’agnelage passée Gaspard

s’éloigne du quartier pour vivre en solitaire

puis il revient aussi riche 1 qu’un centenaire

et nous buvons l’ailleurs au fond de son regard.

 

Gaspard chemine vêtu de peaux de moutons.

Perché sur ses échasses il surveille son troupeau

jusqu’aux confins des territoires communaux ;

nomade bucolique il connaît cent chansons !

 

Parfois, Gaspard, avec un ou deux compagnons

partage l’oustalet 1 au milieu des bruyères ;

ils y jouent du fifre comme y chassent le lièvre

ou y filent la laine près d’un feu de fragons.

 

Gaspard est sous contrat avec lo Mestre Jean.

C’est le père de Jean qui l’avait fait venir,

et jusqu’à ce que la faux vienne un soir le quérir

c’est au cœur de Filliastre qu’il fera nouvel an !

 

1: Intellectuellement… seulement !
1 : Petite maison au confort rudimentaire à proximité de quelques bergeries perdues dans la lande.

19.  La page de garde

 

Bien sûr la chaleur d’août et l’eau de la rivière

un tantinet profonde en aval du moulin,

les ajoncs protégeant du chemin par l’arrière,

les fougères et la poudre de perlimpinpin

 

isolant leur nid de tous regards possibles,

les vêtements à terre, vaincus à tout jamais,

le bout de leurs doigts décochant de terribles

salves de frissons et l’assaut des baisers,

 

et puis l’eau ruisselant sur les tétons de Rose

cherchant à picorer jusqu’au moindre soupir

comme le fait la rosée sur les boutons de roses

qui tout doucettement vont céder et s’ouvrir,

 

puis leur corps sous l’emprise de Mestre Cupidon,

Artémis les couvrant de mille boutons d’or,

les clapotis de l’eau et les exhortations

des voix de la passion à ne faire qu’un seul corps…

 

et lorsque… et quand… puis le ciel apparaît

comme il était avant ; tout revient en l’état.

La bruyère n’est plus que bruyère à balais

et l’on ne pense encore à la prochaine fois.

 

Le désir de renaître, l’impuissance à bouger…

que le corps est bavard quand on le laisse aller !

les vêtements sont là, épars, un peu mouillés…

c’est la page de garde, qu’ils viennent de tourner !


20.  Les garants de la tradition

 

En ce lundi de Pâques dix-huit cent cinquante-trois,

aux alentours d’une heure de l’après-midi

lo Gaspard a rejoint une dizaine d’amis.

Entouré de bergers lo Gaspard est le roi ;

sur ses échasses d’aulne il fume le sainbois !

 

C’est le terme d’échasses, que vous trouvez curieux ?

Ici la lande rase est à perte de vue

et les bêtes promènent sur la vaste étendue,

souvent au pas « de quatre », leur doux manteau laineux.

De sur leur promontoire ils sont plus près de Dieu !

 

Certes ils voient plus loin, mais il est vrai aussi

que fouler la callune regorgeant de rosée

fait gonfler les sabots et se tordre les pieds !

Dominant le nuage frisé de leurs brebis

admirez l’élégance des hommes « sur pilotis » !

 

C’est là plus qu’un métier que pratiquent ces hommes ;

ces fascinants nomades assouvissent une passion !

Même si la solitude flaire le musc de mouton,

sous un toit d’oustalet de bruyère et de chaume

pour rien ils ne fuiraient leur étrange royaume !

 

Par la lande sèche Filliastre est à deux jours ;

mais qu’importe le temps c’est la pleine saison !

D’un côté les échasses de l’autre les bâtons,

le grand feu qui crépite et les bergers autour,

ici lundi de Pâques se fête depuis toujours !

 

Une des traditions, peut-être la plus ancienne,

veut qu’au cœur de la lande, où pondent les courlis,

les bergers prennent ensemble quelques heures de répit,

font l’omelette des œufs que chacun ramène

en se contant les dernières nouvelles de la plaine.

 

Sous leur peau de mouton, sous leur large béret,

– peut être l’euphorie que procure la piquette –

et les œufs de courlis qui bavent dans l’assiette,

qu’ils en ont des « dernières » à se raconter !

certains, ne se sont vus depuis l’année passée !

 

Les bergers sont curieux, leur savoir est immense !

Ils assurent le lien entre chaque quartier

et régalent au retour de leurs longues randonnées

des nouvelles « des autres », de la transhumance,

d’un mari bien jaloux ou de quelques naissances…


21.  Les vieux

 

Depuis deux jours, lo Jean, les trois oncles et Mathieu

débarrassent la lande des plantes trop vieilles.

Bien qu’elle soit sauvage « la lande se surveille

plus encore qu’une fille ! » aiment clamer les vieux.

 

Ces mêmes vieux surveillent le travail des jeunots,

poussent un peu le conseil et beaucoup la gueulante

comme le font certains après leur gouvernante

qui n’a guère d’entrain ni fierté au boulot !

 

Les vieux sont fascinants, ils travaillent tout le temps !

Sous un soleil de plomb comme le jour où il gèle,

ils le font exprès, ils bossent et ils grommèlent

contre les dieux du ciel et leurs travaux urgents…

 

bien qu’urgent n’ait qu’un œil et les vieux en aient deux !

Leurs urgences pourraient bien attendre à demain

mais on dirait tout le temps qu’ils vont prendre le train !

Les vieux sont rieurs sous leurs sourcils ténébreux !

 

Lo Jean et lo Mathieu pratiquent la burle 1.

Ils brûlent la lande, ce qui favorise

une poussée bien drue d’herbes et de friandises

bonnes pour les brebis, bonnes pour la fumure !

 

Quoi qu’il puisse advenir en ces rudes journées

chacun aura toujours le mot gentil des vieux,

leurs tapes sur l’épaule comme un témoin des cieux.

Et quel que soit demain l’Empereur couronné

sur les vieux de la lande on peut toujours compter !

 

1 : L’incinération. A la fin de l’hiver les paysans pratiquent l’incinération afin de débarrasser la lande des plantes trop vieilles et trop ligneuses pour la dent des bêtes. Cela favorise la repousse et la fertilisation dues aux cendres.

22.  Le pain de la Margot

 

Aujourd’hui la Margot, la maman de Mathieu,

d’Adrien de Pauline et Firmin le petit

qui court autour du four après le dindon bleu

fait le pain familial – le ciel en soit bénit –

 

Ici l’on fait le pain pour deux ou trois semaines,

et hier au soir Ulysse a porté la mouture.

Pauline aide sa mère ; il faut bien qu’elle apprenne

mais aide plus volontiers le jour des confitures !

 

Dans son meyt 1 la Margot fabrique la pâte à pain

puis elle façonne des boules de trois à cinq kilos ;

« Ma mère, ce héros ! » eut dit Victor Hugo

s’il eut sorti la tête de derrière le pétrin !

 

Aussi ronde que la capeline à Margot

chaque boule de seigle, poussiéreuse et fumante,

au fond de la brouette, adossée aux fagots,

est une invitation des plus alléchantes…

 

aussi maman surveille, la palustre à côté !

Gare au petit Firmin et gare au dindon bleu

d’espérer un seul instant venir picorer

ou lécher la farine ensemble, sacrebleu !

 

Le mur du four noirci, sa terrasse de pierres,

ses lézardes grimpant jusqu’au plus haut du faîte,

sa voûte ciselée et ses tuiles grossières…

l’ensemble est bien vieux, mais il ne craint la tempête !

 

1 : Pétrin domestique.

23.  L’adieu à Adrien

 

Le petit Firmin court après le dindon bleu ;

il profite, hardi, du grand vent de la lande

et la Margot fait mine de plaisanter un peu…

cela fait quatre jours, quatre jours qu’ils attendent !

 

De ce vent parfumé Adrien voudrait bien

mais il est alité pris de longs tremblements

et personne ne sait s’il va guérir enfin.

Le nouveau docteur dit que ce mal est fréquent ;

 

j’en oublie le nom tant le terme est redoutable,

l’un de ces noms latin que seule la science sait.

Mais pour le cas présent rien au fond du cartable

qui soulage Adrien et nous fasse espérer !

 

« La fièvre des marais », c’est le seul nom ici

que l’on avance pour évoquer ce fléau

car on sait vaguement que cette maladie

nous vient des eaux stagnantes où sont les poules d’eau !

 

Tous ceux du tinel se relaient à son chevet.

On parle doucement, retend la couverture,

on éponge son front, le couvre de baisers

mais le pouls d’Adrien ne bat plus la mesure !

 

A huit heures du soir, le tinel est en pleurs.

Le médecin s’en va, c’est le curé qui vient.

Sur la lande Gaspard tresse des gerbes de fleurs.

Pour tous la même question : « Pourquoi notre Adrien ? »


24.  Ciel et terre

 

Passons sur la misère ; épargnons les détails.

La fièvre des marais parfois refait surface

juste le temps d’enfermer au fond de sa nasse

quelque âme et repart avec son attirail.

 

Oh, ses sœurs officient, chacune à sa saison ;

si elle était encore la seule maladie !

Mais combien, chaque année, d’âmes simples ont péri

entre le jour de l’an et le temps des moissons ?

 

Peut-être un jour la science aura les décoctions,

les poudres et les pâtes pour combattre ces fléaux !

Il paraît que certains s’y penchent à Bordeaux !

A Filliastre Adrien est parti le second.

 

Partout les araignées consolident leurs toiles,

le jour nouveau illumine les perles de rosée,

les fougères sont grasses, les sept coqs ont chanté,

les rayons du soleil ont doublé les étoiles.

 

La tristesse est partout ; la vie prend le dessus…

lourd de chagrin chacun retourne à ses travaux.

 

Un poète est déçu aux derniers jeux floraux 1

il rêvait d’un œillet et n’a rien obtenu.

 

1 : Née à Toulouse, au moyen-âge, l’académie des « Jeux Floraux » récompense par des fleurs les œuvres poétiques primées lors de son concours annuel ; l’œillet étant la plus haute distinction. Cette académie est la plus vieille académie littéraire de France.

25.  La femme de Solon

 

A son odeur d’encens des campagnes prussiennes

lo Guillaume dit qu’une femme de capitaine

depuis une semaine réside à Solon ;

qu’elle promène un ange, grassouillet mais mignon.

 

Pour l’ange c’est bien vrai, ou plutôt une « angèle »

car cet oiseau a tout de ce qu’ont les pucelles :

l’innocence, la beauté sous de petits yeux ronds,

les langes à dentelles… et Angèle pour prénom !

 

Si pour le capitaine personne ne sait

de chez le docteur elle possède la clé…

et l’amitié du préposé au télégraphe

qui a bien dû lui sécher trois ou quatre carafes

 

d’un nectar composé d’alcool et caramel ;

lui ne nous dira rien, secret professionnel !

La femme est agréable, parle un français « pointu » ;

comme son ange blond elle aussi est dodue !

 

Les premiers jours, bien sûr, ne connaissant personne

avec qui vouliez-vous qu’elle partage sa pomme ?

Quand on arrive de loin les gens sont méfiants ;

ils sont certes un peu rustres mais pas bien méchants !

 

Ne vous inquiétez pas les nouvelles vont vite

car les vieilles d’ici n’ont pas toutes la phlébite…

et même au pas de course elles iront grappiller

ce qu’elles veulent savoir… sur le cou du bébé !


26.  La venue du capitaine

 

Un coche s’arrête devant chez le docteur.

Ayant arpenté la grande lande au galop

comme seuls le font les fous et les percepteurs,

les juments alezanes ont l’écume aux naseaux.

 

Devant chez les docteurs, quand les coches vont vite,

c’est que quelque brave homme est en train de mourir

ou bien qu’une porchère prise d’amygdalite

par le froid de la soue c’est laissée estourbir !

 

Mais là, ni l’un ni l’autre, ni fièvre ni tremblote ;

faisant halte devant l’apothicairerie,

maigre comme un hibou, portant la redingote,

c’est un gars de la ville qui arrive au pays !

 

Trois valets maintenant déchargent les malles

dont les serrures scintillant sous le soleil

arborent, en relief, les superbes initiales

d’un homme embijouté de nacre et de vermeil…

 

B.D.F pour : Bertrand – DE – FIGUEROLE.

Figuerole, au pays, c’était un nom béni ;

celui du vieux docteur et son frère Anatole

qui festoient aujourd’hui aux tables du Paradis !

 

La douce de Solon et sa petite Angèle

qu’on croirait descendues de quelque girandole 1

tant elles sont agréables et tant elles sont belles

sont donc femme et fille du sieur De Figuerole.

 

1 : Guirlande céleste.

27.  L’heure n’est aux sanglots

 

Capitaine, bien sûr qu’il aurait pu l’être…

si l’on n’avait trouvé que l’homme a les pieds plats !

Quant au cœur, c’est plus grave, ce goujat n’en a pas.

Il est donc percepteur ! Loin de ses ancêtres

c’est bien de pièces d’or qu’il aime se repaître.

 

Mais puisque sa fonction le retient en des sphères

si hautes que Solon pour lui n’existe plus,

y installer sa famille me semble biscornu…

sachant qu’il n’a rendu visite à son vieux père

au moins depuis la fin de la dernière guerre !

 

La femme et la petite ne connaissent le docteur

ni d’Eve ni d’Adam. Mais les gens du pays,

en caressant la gosse, de mots tendres et choisis

se plaisent à leur décrire la bonté, la grandeur

de celui qui aimait à cueillir toutes fleurs !

 

Quoi qu’il en soit le fils Figuerole est bien là,

partageant la banquette d’un charreton luisant

avec un jeune notaire de Mimizan.

Le cheval ardennais allonge un peu le pas

sur le camin moulié planté de mimosas.

 

Les tuiles du moulin apparaîtront bientôt,

l’étang de retenue puis la maison de Rose,

et bordant le chemin toutes ces fleurs écloses…

celles dont le docteur fleurissait son tricot.

Au diable les sentiments, l’heure n’est aux sanglots !

 

1 : Bien que ces derniers temps furent particulièrement chargés de guerres et de révoltes, il s’agit ici de la prise d’Alger (juillet 1830); la France s’engage alors dans une politique coloniale ; Louis-Philippe Ier devient roi des Français.

28.  Les sanglots longs de la Rose

 

Rose est bien curieuse ; qui est donc ce patron,

le patron du moulin, le bailleur de son père ?

Si Anna était là « Elle » saurait que faire !

Rose est bien anxieuse et tremble du menton.

 

Le charreton est là garé près du moulin.

Voilà plus d’une heure qu’elle prie pour Ulysse,

qu’elle pétrit l’image de Sainte-Clarisse,

qu’un chapelet de buis serpente entre ses mains !

 

Il faut dire que les gens ne font guère confiance

à ce fameux Bertrand dont ils dressent un tableau

plus noir que le charbon ; mais c’est peut-être faux !

Peut-être que le noir, chez lui, a des nuances !

 

Rose imagine tout. Elle pleurniche, elle tremble.

S’il a assez d’argent, qu’il vende le moulin ?

Refaire le baluchon… et où aller demain ?

Puis elle aime Mathieu et ils vivront ensemble !

 

Depuis que le docteur a quitté cette terre

la Rose et le Mathieu ont beaucoup discuté.

Au bord de la rivière ils ont fait des projets ;

Rose l’a murmuré gauchement à son père !

 

Tiens, en parlant du loup le voilà sur les planches.

Tous sortent du moulin en riant de bon cœur.

Le Bertrand est en tête, le notaire est songeur,

Ulysse a l’air heureux… et la Rose bien blanche !

 

Oh, d’un regard, d’un seul meunier s’est fait comprendre ;

la Rose est soulagée, ils restent au moulin !

Aussitôt, par miracle, la Rose change de teint.

C’est vrai qu’entre gens biens on doit toujours s’entendre !

 

Si les gens disaient faux, que l’homme soit honnête ?

Et tous viennent à l’ostal conclure autour d’un verre

quatre ou cinq points du bail, les détails de l’affaire…

et la rente annuelle… les paiements et les traites…

 

La Rose est bien mignonne et Bertrand le souligne

quand elle met les verres et quand elle sert l’alcool !

le Bertrand complimente… mais gare au rossignol !

Ulysse ne dit mot mais Ulysse trépigne !

 

Bertrand toise sa fille les yeux tout rayonnants.

Ulysse propose de visiter la grange.

D’un revers esquissé Rose remet sa frange.

Au « cul-sec » le notaire me paraît suffocant !

 

Les deux prennent congé, remerciant aussitôt

le meunier et la Rose d’œuvrer si dignement,

d’honorer la mémoire du « vieux »; c’est si troublant

que la Rose en hoquette d’un superbe sanglot !

 

Le charreton repart avec les acolytes

et Rose tient la main d’Ulysse bien serrée.

Bertrand semble hypocrite, on ne sait que penser ;

allez c’est l’heure de mettre le feu sous la marmite.


29.  Chez les Figuerole

 

Le notaire rouquin a rejoint Mimizan.

Bertrand de Figuerole restera quelques jours

puis gagnera Paris, ses affaires et ses gens ;

la ville, pour lui, reluit plus que le labour !

 

La petite Angèle et sa douce maman

resteront à Solon tant que les mimosas

jauniront la poussette, ses nœuds et ses rubans ;

en fait, tant que la merlette s’égosillera !

 

Depuis qu’elles profitent du grand soleil landais

les mignonnes ont mis du rose sur leurs joues ;

à Solon elles séparent le bon grain de l’ivraie !

Tiens, en parlant d’ivraie faut que je vous avoue

 

que depuis que Bertrand est arrivé ici,

chaque soir, à l’ostal c’est l’esclandre assuré !

il hurle après sa femme ; il languit Paris…

« qu’il ferait aussi bien de les abandonner ! »

 

Alors la femme pleure et le bébé gémit.

Sa douce je crois bien qu’il l’a même giflée ;

c’était il y a deux soirs, avant d’aller au lit.

La pauvre n’ose plus aller se promener !

 

Après le déjeuner il attelle toujours

la jument alezane au petit charreton ;

l’une au petit trot rode les alentours,

et l’autre tue le temps derrière son canasson.


30.  Les aventures du goujat

 

Voici le sieur Bertrand, fier, sur son charreton,

traversant les terres du quartier ;

il pousse à Filliastre une fleur enjuponnée

dont Bertrand, je le crains, fleurirait son balcon !

 

De l’airial il salue les vieilles, qui, sous l’auvent

se tiennent à l’ombre pour rapiécer de bleu

les œillères des bœufs et les chausses des vieux,

puis passe son chemin l’air des plus innocents,

 

descend vers la rivière, évite le moulin,

prend le chemin des ruches où il aperçoit Rose

des clayettes à la main, qu’elle superpose,

d’où elle recueille le miel dans un grand pot à vin.

 

Il attend, amusé, que la fleur ait finie

sa collecte avant de la faire sursauter.

La surprise est de taille et la Rose est gênée.

Le pauvre imbécile rit de ses pitreries

 

puis se rend à portée d’un baisemain – normal –

vante la douceur des fougères bleues d’été,

puis enlace la belle, tente de l’embrasser

et la couche d’un trait sous les pieds du cheval

 

sans la moindre manière. A terre ce goujat

défait les fanfreluches en grand virtuose

puis s’écrie en prenant un grand coup dans les choses

que le verre brisé est de mauvais aloi !

 

Personne n’a rien vu, Rose ne dira mot

craignant pour son père ; même pas à Mathieu,

qui, la fourche à la main de l’autre invoquant Dieu,

de rage au village se rendrait aussitôt !

 

Le charreton, au pas, retourne à l’écurie.

Son cocher assis comme sur un panier d’œufs

n’aura plus qu’à sécher les larmes de ses yeux

puis adoucir ses maux à l’eau d’un bain-marie !


31.  A la foire de Bourbarrique

 

Comme Ysengrin après que les chiens sectionnèrent

un bout de sa fierté pris dans l’étang gelé 1,

le sieur de Figuerole ne saurait se satisfaire

de cet échec cuisant et voudrait se venger.

 

Pour l’heure il était loin des ruches et de la fleur

qui triait des légumes au fond du potager

comme elle fait chaque soir après la grosse chaleur

en attendant que son Mathieu vienne l’embrasser.

 

Mais ce soir c’est Gaspard qui passe le premier,

les sabots bien graissés et la chemise blanche,

les larges bretelles de l’homme endimanché,

la musette de cuir bien serrée à la hanche.

 

Il se rend à la foire de Bourbarrique 2

le fifre bien au chaud dans son étui de laine ;

ici tous les bergers connaissent la musique

et se plaisent à jouer des mélodies anciennes !

 

Bourbarrique est la plus importante, je crois,

de toutes les foires du grand pays Landais ;

depuis les friandises en passant par la soie

on y trouve des bœufs, des chèvres, des béliers,

 

des outils agricoles, des cordes, des chevaux,

des charretons et des outils de meunier,

de succulents fromages, du sucre en gros morceaux,

des poulets, des cochons, des lapins, des ramiers,

 

du grillage, du bois, de la quincaillerie…

vous y verrez un montreur d’ours des Pyrénées,

des étagères pleines de bondieuseries…

on y croise l’amour, le rire et l’amitié !

 

Bien sûr les bergers viennent s’approvisionner

en moutons géniteurs – les basques sont costauds -,

en boucs à longues cornes d’élevages béarnais ;

il faut changer le sang, fortifier les troupeaux !

 

Puis c’est une occasion de revoir les copains,

de s’informer sur les mouvements de son temps,

de passer deux nuits blanches aux tables des festins,

se perdre dans le fond des verres de vin blanc,

 

et pourquoi pas d’avoir sa landaise aux yeux bleus

ne serait-ce qu’un soir en travers des genoux ?

 

Oh, à la guerre comme à la guerre mon vieux,

et vogue la galère, la vie est devant nous !

 

1 : « La pêche à la queue » conte du roman de Renart.
2 : Si Bourbarrique comme Solon et Filliastre ne sont que des noms de lieux fictifs, en revanche la foire ici décrite se tenait réellement chaque année dans la commune de Pèlebusocq, à la limite des Landes et du Lot-et-Garonne. Cette foire était destinée aux bergers.

32.  Le vent des térébinthes

 

Bien, le temps est clément. Jean arpente ses terres.

Ses lopins de lande en amont du ruisseau

sont recouverts de pins. Là jamais les troupeaux

ne sont venus paître ; l’herbe est herbe à litière

 

mais le pin pousse bien ; le pin maritime !

Il file droit et haut comme une quille immense.

Le sylvestre vient ici sans guère d’exigence

et séduit le commerce de l’écorce à la cime !

 

Lorsqu’au tiers du siècle quelques propriétaires

auprès des conseils municipaux quémandèrent

de nouvelles parcelles pour des « conifères »,

Vicente flaira là quelque bonne affaire !

 

Le vieux sortit de l’ombre son petit bas de laine,

acheta quelques hectares bien ensoleillés

puis avec son fils Jean commença à semer

ces pins qui aujourd’hui gonflent de la bedaine.

 

Ici et là la lande se boise de résineux ;

la privatisation des terrains communaux 1

ne semble aller dans le sens où vont les troupeaux ;

les pins sont rayonnants… mais les bergers grincheux !

 

Au milieu de ses arbres Jean revoit Vicente

jetant sur ses semis un sourire prospère…

et le vieux, en son temps, revoyait-il son père ?

 

Il était une fois le vent des térébinthes.

 

1 : Dès 1820-1830, les conseils municipaux vont accéder peu à peu à la demande insistante des propriétaires qui souhaitent planter la lande de pins. Ce mouvement s’amplifiera après le 19 juin 1857 où Napoléon fera promulguer la loi relative à « L’assainissement et la mise en culture des Landes de Gascogne ».

33.  Le poulailler de Margot

 

Derrière les courlis, les perdrix, les lapins,

 Mestre renard ne cesse de courir les chemins.

Derrière Mestre Jean c’est la Margot qui court

car renard, dans ses malles, a bien sûr plus d’un tour

et le tour de Filliastre il l’a fait mille fois !

 

Il manque un poulailler chez le bon laboureur

car un ne suffit plus ; c’est tenter le voleur

que de laisser ainsi dormir sous les étoiles

ces volatiles aux mélodies gutturales !

Bien sûr les arguments de Margot font le poids.

 

Le coq à la piquette fait tant saliver Jean

qu’il prépare les planches et tout le bataclan.

Firmin mettra aussi les deux mains à la pâte

en pensant au canard sur un lit de patates

et Pauline choisit un excellent endroit !

 

Au bas du poulailler, la fumière 1 est clouée.

Aux quatre angles les mats sont fièrement quillés.

L’habitacle et les tuiles verront bientôt le jour…

le renard connaîtra les nuitées d’Azincourt

et les poules clochardes auront enfin un toit !

 

La Margot pourra dormir sur ses deux oreilles.

Les volailles, abritées, compteront les corneilles.

Les levreaux et les cailles se croient libres et pourtant

au fond de la campagne lorsque souffle le vent…

– Mestre Napoléon – peut bien avoir un toit…

 

croyez-vous que la pièce soit de bon aloi ?

 

1 : Bac, au bas du poulailler, dans lequel tombent la fiente des volailles, de la paille, des restes de nourriture ; ce fumier sera récupéré et utilisé dans les jardins potagers.

34.  La valse du quotidien

 

Quelques mois défilent, sans extravagance.

Mathieu et lo mestre entretiennent les terres ;

la saison, paraît-il, est un peu en avance.

Sur la lande fleurissent à nouveau les fougères

et Gaspard repère de nouvelles renardières.

 

Le pain de la Margot fume sur la brouette ;

Firmin, devenu grand, laisse les coqs en paix.

Notre Ulysse blanchit des sandales à la tête.

Pauline, adolescente, se prend à bourgeonner

et de pustules rougeâtres en paie les pots-cassés.

 

La Rose chaque jour est encore plus belle.

Les vieilles, sous l’auvent, rapiècent sans arrêt.

A Solon lo Guillaume a perdu Philomèle,

 lo Paul du télégraphe filtre son guignolet.

Napoléon III dicte les lois au palais.

 

Bertrand de Figuerole est parti à Paris

régler quelques affaires puis s’en est retourné.

Angèle et sa maman reçoivent beaucoup d’amis ;

la bru du docteur est grandement appréciée !

 

A Filliastre les vieux sont toujours contrariés

et la pleine lune ne va rien y changer !


35.  Le retour de Bertrand

 

Les grappes de raisin noircissent la treille

dont le feuillage dru protège la fenêtre

des assauts du soleil ; séduits les perce-oreilles

en parcourent allègrement le périmètre.

 

A six pieds sous la treille, sur le rebord saillant

d’une poutre basse, deux chats s’époumonent

à rivaliser en de longs ronronnements

semblables à ceux des tourtereaux de Vérone.

 

Pas une plume qui ne vole au poulailler ;

à trois heures, forcément, les coqs font la sieste !

Le vieil axe de bois et le brave meunier

semblent également avoir pendu la veste.

 

Sous les chênes les bœufs et sur les bœufs les mouches,

les vieilles sous l’auvent à moitié assoupies,

sur le rebord du pot à crème la louche,

sous la louche Firmin, les moustaches blanchies.

 

Pendant que Filliastre au complet se repose,

sur l’autre rive de l’étang de retenue,

près de la grange où sommeille l’âne de rose,

la belle cueille les pissenlits du talus

 

quand un bruit de sabots retentit derrière elle.

Bertrand de Figuerole promène sa jument.

Il stoppe aussitôt qu’il voit la demoiselle,

met le pied à terre, la salue poliment,

 

déblatère quelques phrases de « beaux-messieurs »

mettant en joue je ne sais quel archange d’amour ;

pour lui, apparemment, l’amour semble être un jeu

mais la Rose refuse et l’homme fait le sourd…

 

il la prend dans ses bras comme une plume en l’air,

les pissenlits s’échappent de son panier d’osier ;

elle pourrait bien crier tant il meurtrit sa chair

mais la main de Bertrand vient de la bâillonner.

 

Le voici dans la grange en quatre enjambées,

Rose se débat mais il la couche sur le foin,

elle arrive à s’extraire, ses bras sont violacés,

elle saisit une fourche et l’enfonce des deux mains…

 

le notable s’effondre sa liquette rougie

et la fourche plantée – victorieux étendard ! –

la pauvre fille tremble mais tout est fini ;

quelqu’un entre en courant, haletant, c’est Gaspard !

 

Il a vu la jument, il a vite compris,

mais le temps qu’il arrive, qu’il contourne l’étang…

c’est le bon dieu qui vient, Rose se jette à lui.

Sur le tas de foin Bertrand gît dans son sang.

 

Alors Gaspard appelle et Ulysse bondit.

Jean et Mathieu accourent, les femmes viennent aussi.

Dans les bras de Mathieu la Rose est toute flétrie,

Bénédicte et Margot l’emmènent au logis.

 

Gaspard a bien compris et balbutie trois mots.

Pas besoin de dessin tous comprennent aussi ;

 – Figuerole, salaud, la Rose a eu ta peau ! –

 

Mais cependant un meurtre vient d’être commis.


36.  L’instant d’après

 

Le fait est qu’on est là englués jusqu’au cou,

Rose et les siens, vous cher lecteur… moi de même !

La situation nous pose un réel problème.

La vie a sauté par-dessus les garde-fous

et le crâne me pique sous mon noir bourdalou 1 !

 

Qu’iriez-vous donc dire à la femme de Solon

sans que sur l’heure ne vienne la maréchaussée ?

Que son pauvre mari sur la fourche est tombé

alors qu’il cherchait dans le foin des champignons ?

L’heure est au bilan, pas à la génuflexion !

 

Cherchons donc ensembles, et trouvons, s’il vous plaît,

une maigre sortie à ce triste imprévu,

nous confierons plus tard ce salaud à Jésus !

Gaspard propose qu’on dise la vérité,

mais la douce, aussitôt, va les faire arrêter !

 

Avoir les fers aux pieds ne dérange Mathieu

pourvu que le soleil laisse éclore sa Rose !

Puisque quelqu’un doit aller annoncer la chose

aux femmes de Solon, ce sera lui parbleu !

les mots viendront en route et seront douloureux !

 

Lo Jean et lo Gaspard font chemin avec lui ;

dans la grange Ulysse les attend près du corps.

 

J’eus préféré planter un tout autre décor

qu’affliger à Filliastre un tel casus belli,

mais le bougre est fini et c’est bien fait pour lui !

 

1 : Ruban de chapeau orné d’une boucle ; chapeau.

37.  La demi-surprise

 

C’est Gaspard qui toque. Joséphine est seule ;

Angèle est endormie. « Celles » de l’après-midi,

des bavardes poudrées, une poignée d’aïeules,

depuis une bonne heure ont quitté le logis.

 

Ce n’est pas pour autant qu’il leur est plus facile

d’annoncer le malheur, non, vous en conviendrez,

mais à leurs yeux gonflés et leurs voix si fébriles

Joséphine a compris et les fait vite entrer.

 

Une fois l’huis passé il va pourtant falloir…

Joséphine ne dit mot. Mathieu tire une chaise ;

d’un geste singulier elle l’invite à s’asseoir

puis elle se laisse choir prise d’un court malaise.

 

Après dix secondes et trois grains de sucre

que la petite Angèle avait dû grignoter,

après quelques phrases aussi vraies que rudes

la douce de Solon restait coite, sans pleurer.

 

Elle savait que viendrait ce moment douloureux

où elle écouterait un discours similaire.

Elle avait bien pensée qu’on le tuerait au jeu…

quelque mari jaloux… pour une sale affaire…

 

et ce jour était là. L’autre aussi était là

dans sa mare de sang, prisonnier à jamais

des flammes de l’enfer… sans Ave Maria !

Le vieux docteur, au moins, n’avait plus à pleurer !


38.  La surprise

 

La surprise, alors, vint de Joséphine qui

prétendit l’accident sous les yeux ébahis

d’un Filliastre autrement plus inquiet que meurtri.

Joséphine, sa femme, l’abandonnait aussi.

 

Le nouveau médecin constata le décès ;

la maréchaussée consigna qu’un « accident

domestique » à Filliastre était bien arrivé…

et la messe fut dite par les pères blancs.

 

La veuve de Solon mit les fines dentelles

noirâtres et les voilettes que l’on réserve aux deuils,

et tirant une main de sous une brocatelle

jeta un peu de terre sur le toit du cercueil.

 

« – Adieu les amis, adieu la lande et Solon,

nous vous quittons et sachez que cela nous coûte ;

notre bonheur n’a pas voulu être gascon

nous le trouverons surement à vau de route ! »

 

Passée la lune rousse elle quitta la lande

emmenant Angèle vers un autre ciel bleu

sous lequel se balancent à de hautes guirlandes

les lampions colorés d’un avenir heureux.


39.  Les rogations

 

A Filliastre, depuis, quelques lunes ont tourné.

Rose ne revient plus à sa grange bien sûr ;

comprenez que la nuit elle fait des rêves obscurs,

des quasi-cauchemars ; l’inconscient est zélé !

 

Elle n’oubliera jamais mais la gomme du temps

amoindrira ses pleurs. Comme les habitudes

rythment le quotidien peu à peu elles dénudent

la fougue du Malin ; Rose aura son pain blanc.

 

Tiens, en parlant de pain et certainement pas

pour tourner la page ou changer de sujet,

à Filliatre, aujourd’hui, on reçoit le curé

et tous ceux qui demeurent fidèles au célibat !

 

L’évêque est l’un d’entre eux, Louis, élu maire de Solon,

les six enfants de cœur, la Comtesse Pétronille

(son père fut général 1, elle est une vieille fille)

et tous les autres venus pour les rogations 2.

 

Il n’est pas là un jour de fête au célibat

comme à Bourbarrique la foire aux porcelets !

Non, ici, sur l’airial, un autel est dressé

et tous prient en plein air sous les premiers lilas.

 

Trois jours consécutifs, juste avant l’Ascension,

afin d’accréditer la clémence des cieux

chacun fait une offrande de nourriture à Dieu…

qui revient à l’évêque… on connait la chanson !

 

De la sorte, les hommes, les animaux, les champs,

et la lande d’ailleurs, bien qu’elle soit sauvage,

passeront une année sans craindre l’outrage

que les nuages noirs réservent aux mécréants.

 

Chacun porte à l’autel ce dont il dispose.

Le pain dont nous faisions référence plus haut

est bien évidement celui de la Margot !

Ulysse quémande une saison grandiose !

 

Chacun s’applique ici à porter quelque chose.

Les enfants jettent au sol des pétales de fleurs,

sa sainteté bénit meuniers et laboureurs,

bergers, troupeaux, mulets et toutes fleurs écloses,

 

le curé entonne, de sous sa couperose,

quelque extrait du missel et les vieilles chantent en chœur.

Dans les yeux de Mathieu se mêlent cent couleurs ;

lui quémande la paix intérieure pour Rose !

 

Ils sont main dans la main, ils attendent l’été.

Une fois que la récolte sera « dedans »

le curé reviendra faire brûler l’encens

et Fillastre à nouveau pourra boire et danser !

 

De son Paradis bleu Anna déposera

d’affectueuses bises sur les nouveaux époux.

Ulysse pleurera. Certes, au creux de ses joues,

les larmes auront le goût d’un Ave Maria.

 

1 : Si mars 1815 vit le retour de Napoléon Ier et marqua le début des cent jours qui s’achevèrent en catastrophe le 18 juin à Waterloo, ce jour historique vit quant à lui le départ du général Comte Henry de Mongay vers un autre monde… sans épée, ni boulet de canon. Quant à la légitimité de son titre de noblesse, nous l’acceptons, sans en avoir la preuve formelle !
2 : Fête religieuse catholique. Procession de supplication instaurée au V ème siècle, destinée à attirer la bénédiction divine sur les récoltes et les animaux.

40.  La coupe capucin

 

Les rogations passées l’évêque fait les comptes.

Les bergers, quant à eux, se préparent à la tonte ;

avant que la chaleur ne trouble l’horizon

il faut dépouiller le troupeau de sa toison !

 

Les Landes de Gascogne comptent un million de têtes,

seulement de brebis stipulent mes plaquettes,

mais le Gaspard rajoute au moins dix mille chèvres…

peut-être y mêle-t-il les cailles et les lièvres !

 

Et l’on procède donc, les forces 1 bien en main,

comme l’on fait toujours chez les pères capucins,

la bête entre les jambes, bien immobilisée,

sans se soucier ni de la mèche, ni de la raie !

 

La laine s’amoncelle, croule sur les tréteaux,

décore quelque fois les bois d’un escabeau

qu’un animal léger accroche sur son passage

tant il file au plus droit pour retrouver l’herbage.

 

Sur de longues portées de toiles d’araignées

les notes des bêlements viennent s’accrocher,

tant, que murs et plafonds ne sont que papier musique

et la bergerie juste une musique romantique…

 

puis les chaudes senteurs des bêtes mises à nu,

à l’âme, comme une exhalaison melliflue

apporte le bien-être et la sérénité ;

semblables aux senteurs des Sylvestres en été !

 

La tonte c’est la fête ; une occasion de plus

de laisser la misère dans la boite à rebuts !

Ici les jours sont longs et le travail pénible,

on ne prend guère le temps de parcourir la bible…

 

mais quand le fifre joue, il est irrésistible !

 

1 : Ciseaux à tonte.

41.  Ipso-facto

 

Ah, d’un côté le four, de l’autre le moulin,

les malheurs de la Rose, la tonte et le reste,

nous n’avons passé, au fil des derniers textes,

ni le bord de l’airial ni le fond des jardins

 

via la lande sauvage et les champs cultivés !

Pourtant la lande est belle au zénith de l’été

quand la brise du large revient la caresser

et lui conter l’histoire des plus nobles voiliers !

 

Les champs, à nouveau, viennent d’être moissonnés ;

ici, au grand jamais le travail ne s’arrête !

Quelle que soit la saison, quelle que soit la gloriette

toujours un champignon pointe le bout du nez !

 

Le seigle est semé au début de novembre

puis moissonné aux chaudes journées de juin.

Les millets et panis brassègent 1 en leurs lopins

avant qu’octobre ne leur brise les membres.

 

Pour l’heure, les gerbes de seigle sont liées

et les graines regorgent dans leurs silos de hêtre.

Notre Seigneur a bien dosé le pluviomètre,

et tant mieux si ce fût une excellente année

 

car aujourd’hui les femmes ont sorties les dentelles ;

les messieurs ont le nœud de cravate ajusté.

Levant la poussière de ses sabots ferrés

la mule du curé a des airs de donzelle !

 

Si le curé trottine c’est qu’il boira bientôt

car Filliastre a sorti ses meilleurs quinquinas !

Venus de partout des meuniers pressent le pas.

Le moulin du quartier reluit ipso-facto !

 

Laboureurs et bergers ont sortis « la tenue » ;

– on est fier lorsqu’on est tiré à quatre épingles ! –

Ici l’on a changé les rideaux et les tringles

et l’on ne jure plus ni à dia ni à hue…

 

Rose porte aux lèvres son futur in-folio.

 

1 : Agitent les bras.

42.  Des noces au tinel

 

La restauration de la flèche se terminait,

les vitraux de l’église venaient d’être changés ;

sur le maître-hôtel toute la lande fleurissait,

la chaire brillait encore sous son vernis tout frais,

l’église rutilait, Solon s’enorgueillissait !

Des fleurs couvraient le sol et Monsieur le Curé

portait l’anneau pastoral avec dignité.

 

Bras dessus bras dessous je crois bien qu’Ulysse

rajeunit de vingt ans en amenant la Rose

sur l’allée centrale ! Par Sainte-Clarisse,

par la croix de Saint-Jean, par ses yeux qui se plissent,

par ses larmes d’avant (avant qu’il ne maudisse

Dieu d’avoir pris Anna) sa fleur est éclose ;

Rose lui tient le bras, c’est la métamorphose !

 

Il craignait ce moment, l’espérait plus encore,

mais toujours le moulin et toujours la farine…

des poutres au plancher tout est unicolore !

Pas une fantaisie qui n’égaye l’aurore,

pas une once de temps pour un brin de folklore !

Rose ne connait les livres qu’on enlumine,

ni les récits fantasques, ni la fée Mélusine…

 

mais jamais elle ne fut malheureuse, bien sûr,

près d’Ulysse, toujours à ses petits sabots !

Seulement, sans Anna c’est comme un clair-obscur,

un pays où les fruits ne sont jamais bien mûrs,

où ses rêves de gosse fixaient longtemps l’azur

appelant au secours, de hoquets en sanglots,

ce visage blafard figé sur la photo !

 

Bras dessus bras dessous, sûr que la mariée

paraît dix ans de plus tant elle est sure d’elle !

elle mène son Ulysse en un pas cadencé,

rayonnant de bonheur et plein d’humilité.

Anna peut être fière, présente à leurs côtés !

A Filliastre, déjà les premières hirondelles

commencent à tournoyer sur un étang d’ombrelles.

 

Quand Margot mène au bras Mathieu endimanché

c’est quatre générations que Margot mène au ciel !

Les aïeules, qui aiment tant à rapiécer,

pour l’heure ont cousu des brins de laine argentés

sur les bérets des vieux. Pauline enjuponnée,

et Firmin qui ne croit plus au père Noël…

et tous les autres, les forces vives du tinel…

 

puis une douce surprise… Joséphine est venue !

 Elle a quitté Paris les bras pleins de présents.

La petite Angèle a la peau bien tendue ;

elle tient un langage primaire, fort soutenu,

dont on ne distingue le gascon du pointu !

Joséphine mourra le spectre incandescent

de Bertrand Figuerole hantant son inconscient.

 

Avant de quitter cette journée mémorable,

pour ne pas m’attirer les foudres d’Artémis

laissez-moi vous décrire les seigneurs de l’étable

au pelage luisant, à la robe impeccable,

aux sonnailles offrant le timbre véritable,

la noblesse de l’art des fleurons de jadis,

et leurs colliers tressés de fleurs de myosotis !

 

Quant à vous, chers époux, mes vœux vous accompagnent ;

fondez une famille, construisez l’avenir,

sillonnez sans relâche chaque once de campagne…

comme le père Noël, le pays de cocagne

est un leurre qui parfois pourrait mener au bagne !

Sachez souffrir et surtout sachez vous offrir…

seuls les deux combinés sauront vous enrichir !


43.  Le tinel d’après noces

 

Le dernier mariage était il y a huit ans ;

 les nœuds et les cravates n’avaient servi depuis.

C’était alors les noces du jeune frère de Jean

qui avait à Mimizan trouvé son brocoli…

 

un brocoli – sans doute – si sa tignasse frisée

presqu’aussi longue que les fanes des carottes

avait été verdâtre et non couleur des blés

une fois qu’ils sont mûrs ! (c’était pour l’anecdote).

 

Mathieu, après ses noces, défrichait la rivière,

nettoyait le barat 1 et pêchait l’écrevisse,

retournait de l’araire un pan de chènevière 2,

remontait avec Pierre les tuiles des bâtisses.

 

Pierre est un domestique. Souvent les laboureurs

prennent à la saison quelques hommes de main,

mais n’étant de Filliastre, en tant que chroniqueur

je n’ai cru nécessaire de le joindre au « train-train ».

 

Rose arrose les roses, les anges et l’air du temps,

prend après le repas une once de repos…

Ulysse reste toujours son chevalier servant,

mais les sacs de mouture lui font courber le dos.

 

L’étang reste le même, la saison a tournée ;

de fines vaguelettes se coursent en surface.

Les mouches sont toujours sucreries de brochets…

 

et Napoléon III se fout de la populace !

 

1 : Le ruisseau.
2 : Un champ de chanvre.

44.  Nouvelles d’hivers

 

Les vieilles ont déserté les bancs de l’estantade 1 ;

pour tous est bien fini le temps des couillonnades !

Suspendus par les pieds, comme des chauves-souris,

de gros becs de givre picorent le friselis

des gouttes d’eau fuyant le piège des balustrades.

 

La bise transperce les arbres squelettiques ;

ici le spectacle est des plus féeriques !

Le sol est un miroir, où la neige a fondu,

tant qu’il faudrait avoir aux chausses de la glu

pour prendre le dessus à janvier mirifique !

 

La neige couvre tout. Seules quatre fougères

font quelques pieds de nez aux plantes maraîchères

comme s’il était là une compétition

entre plantes à tisane et plantes à bouillon !

La feniéra 2 tient au sec les balles fourragères.

 

L’une contre l’autre, sur la paille des litières,

les brebis tuent le temps à la plus grimacière.

Ne le saviez-vous pas, les brebis sont joueuses

et bêlent sans arrêt ! Les brebis sont parleuses

et causent de la vie, certes à leur manière !

 

Dedans, ce sont les bûches les vedettes du mois.

En la salle commune il fait un temps de roi !

En roulant du tabac on attend le dégel.

Comme l’année fut bonne ça sent le caramel !

A travers l’estaoulis les bœufs mendient 3 parfois !

 

Ah, la Rose a rendu sa soupe au sarrasin ;

je la trouve blafarde depuis quatre matins !

Cela fait plusieurs lunes qu’on la dirait bouffie

comme quelques pensionnaires de la bergerie !

Toute la maisonnée est à ses petits soins !

 

Lorsque dans vingt semaines elle aura son « agneau »,

Firmin, au juger, dit qu’il sera bien costaud

et que si par bonheur on voulait lui prêter

il aurait un quintal de choses à lui enseigner…

à condition qu’il n’aille pas au champ trop tôt !

 

La famille s’agrandit, le tinel est heureux

jusqu’aux longs beuglements de la paire de bœufs.

Et l’une contre l’autre, sur la paille des litières,

les brebis font toujours à la plus grimacière…

 

ici, quand il fait froid, chacun fait ce qu’il veut !

 

1: L’auvent.
2 : Grange pour le foin.
3 : Les bœufs passent la tête à travers l’estaoulis pour réclamer une poignée de fourrage, quelques légumes ou même des fruits. Les bœufs sont gourmands et n’oublions pas qu’ici ils sont particulièrement choyés !

45.  La venue de Benjamin

 

Avant que le fruit de l’amour ne soit bien mûr,

qu’au tinel retentissent les cris du nouveau-né,

que les fières aïeules ne puissent coucouner

les dernières semaines furent longues, pour sûr.

 

Rose ne fut stressée par cet enfantement,

mais Benjamin pressé de rencontrer Firmin

qui devait lui inculquer la science des bambins,

sur les prévisions voulut prendre les devants.

 

Tant est qu’Adeline, accoucheuse émérite,

dût quitter le tablier et venir en courant,

l’esprit vif et joyeux et le souffle haletant,

abandonnant sa poule au fond de la marmite !

 

On apporta des linges, on fit bouillir de l’eau ;

on avait l’habitude de ce genre de choses,

tant des accouchements que des emphytéoses !

Ensuite Adeline fit sortir les badauds.

 

Les hommes attendant, un petit verre à la main,

je ne saurais décrire la couleur du berceau,

mais dès les premiers bêlements de « l’agneau »

on ne cessa de boire jusqu’au lendemain.

 

Adeline vanta les charmes du bébé,

Rose se reposa, on nous fît parler bas.

On embrassa Mathieu… finit le quinquina…

croyez bien que la nuit fût des plus étoilées !

 

Les vieilles effeuillèrent l’arbre généalogique.

Les vieux ressassèrent les histoires de famille.

On fît les éloges de « l’un » qui prit la Bastille…

et Napoléon III ouvrit la polémique 1.

 

1 : Déjà fusaient quelques rumeurs sur l’envie qu’avait Napoléon III de planter de pins une vaste partie des Landes de Gascogne.

46.   Poussée de lauriers-roses

 

L’exceptionnel ne pose le pied à Filliastre

que lorsque les dieux ont une rage de dents

et jamais ici l’on ne vit Zoroastre

prêcher l’excitation ou prêcher le désastre,

ni pommader de louanges l’âtre du firmament !

 

Les bergers mènent toujours au loin leurs troupeaux,

Benjamin est bien né, tout va donc pour le mieux.

Les paysans aiguisent la lame de leurs faux…

 de toute façon Nietzsche est encore au berceau

et les laboureurs vénèrent leur paire de bœufs !

 

La campagne est rythmée par le cycle des saisons ;

les gens se lèvent quand se lève le soleil,

les canards « viennent » gras, les chats sont maigrichons,

comme partout les ados sont pleins de boutons

et les vieux de la vieille dispensent leurs conseils.

 

Tout s’enchaîne, s’imbrique, les rouages sont huilés.

Parfois la rouille du temps vient gripper les rotules !

L’un dans l’autre l’étang accouche de brochets,

le petit Benjamin aime bien le magret,

à l’école de la vie Firmin tord les virgules !

 

Si deux rides font plisser les yeux de la Rose,

c’est pour rappeler que le bonheur quotidien

respire l’air du temps et ne tient à grand-chose :

aux rêves, aux enfants, aux fleurs des lauriers roses,

aux senteurs qui volètent au fond de tout jardin !


47.   Sacré Napoléon !

 

Les besaces des vaguemestres sont bien gonflées,

Napoléon III fait un tabac en Crimée !

Non pas qu’on affectionne la guerre, sur la lande,

mais des jeunes d’ici ils en ont une bande !

 

Eux y sont ; septembre dix-huit cent cinquante-quatre…

la poussière grisâtre…  la poudreuse blanchâtre !

Oui ce sont des héros nos petits de l’Alma !

A Sébastopol, qui a tombé la chapka ?

 

Vive la « franco-anglaise », dix-huit cent cinquante-six,

la défaite des russes, le traité de Paris !

Les chemins de la guerre sont des chemins de croix,

mais de toute manière quand on n’a pas le choix…

 

entre le champ d’honneur ou la fête du quartier

où préférerions-nous voir nos jeunes danser ?

Voltigeurs, infanterie de ligne ; bravo !

Revenez ! Plus tard les discours in-extenso !

 

Haussmann peut s’activer, que Paris s’illumine !

Nos pins exhalent l’essence de térébenthine,

et les perles de rosée luisant sur les fougères

se moquent éperdument qu’on ait gagné la guerre !

 

Jean et Mathieu inspectent de près leurs sylvestres ;

il parait que le pin pourrait « mener l’orchestre »…

qu’en haut lieu on s’intéresse au petit pays

et que Napoléon pourrait venir ici !


48.  Le train-train de l’amour

 

Cela fait quelques temps qu’un costaud de Solon,

que j’avais aperçu aux noces de la Rose,

un costaud de première, forgeron, je suppose

à la paume de ses mains tannée par le charbon

et le bois du marteau qui cogne les enclumes,

 

du côté de Filliastre vient promener sa mule !

Les chemins sont ouverts à qui veut bien les prendre,

point de brigand ici ne saurait le surprendre,

mais une silhouette sortie du crépuscule

s’abandonne en ses bras sous des voiles de brume

 

puis tous deux disparaissent en des rires enjoués

vers un breuil ou s’entrelacent de fines fougères.

Les vieilles racontent que parfois les sorcières

se transforment le soir en de superbes fées

et qu’au fond des ravins, lorsque leurs yeux s’allument,

 

de leurs ongles crochus et leurs baisers acides

elles trucident leurs amants… qu’on ne retrouve plus !

Les vieilles connaissent des gars qui ont disparus ;

c’est depuis qu’elles effeuillent d’ailleurs l’éphéméride

et qu’elles pleurent en secret ; enfin, je le présume !

 

Pour l’heure ni sorcière ni fée, c’est entendu.

Non pas à ses yeux noirs mais à sa taille fine,

dans les bras du costaud j’ai reconnu Pauline

et les reflets bleutés de son nouveau fichu !

Cela fait quelques temps que la Pauline se parfume…

 

cela fait quelques temps que Pauline a pris goût

d’aller faire quelques pas, après le repas du soir,

à l’heure où brillent les yeux des belettes et des loirs

et où l’on entend le cri sagace du hibou,

sur ces chemins, où, jadis, nous aussi nous fûmes…


49.  Pleine lune au tinel

 

Napoléon se parfume ; le bougre est coquet !

C’est le seul point commun qu’il ait avec Pauline.

L’empereur ne sort pas, lui, quand il fait frisquet.

Soit, chez la belle l’amour chauffe et turlupine !

 

Une idée turlupine, de tout ordre d’ailleurs,

Napoléon, et la lande en est la cause.

Poète, je ne puis que vanter les senteurs

du pin… qui pour l’Etat semble être une autre prose !

 

Dix-huit cent cinquante-sept, le dix-neuf juin,

Napoléon III fait promulguer cette loi

qui « transforme » la lande en semis de pins ;

cent soixante-deux communes doivent en passer par là :

 

cent dix communes du département des Landes

et cinquante-deux communes de la Gironde !

« ASSAINISSEMENT, MISE EN CULTURE DES LANDES

DE GASCOGNE »… et les bergers, pantois, se morfondent !

 

Avec tous ces semis où iront paître les bêtes ?

Et les parcelles seront toutes privatisées ?

Faut-il que l’économie pastorale s’arrête ?

Et « l’industrie », nous fera-t-elle tous manger ?

 

Le pin produit le bois et surtout la résine ;

la France a grand besoin de ces nouveaux produits !

Un million d’hectares et de gigantesques usines,

l’encre nouvelle arrive, les colles et les vernis !

 

C’est le nouveau commerce et c’est ça le progrès !

Une révolution est au bout de la bride,

la lande, désormais, pourrait bien exploser

économiquement ; amis, soyez lucides !

 

La Pauline est lucide et fonce les yeux fermés ;

l’amour est aveugle mais Yann a de grands yeux !

Puis chez elle Pauline commence à en parler ;

Jean ne dit pas un mot et la Margot prie Dieu !

 

Faut-il que tout arrive à la même saison :

l’enclume, les décrets, la jeunesse et la pluie,

lo Yann aux grands yeux bleus, Mestre Napoléon ?

La nuit porte conseil, le tinel est au lit.

 

L’un des chats de l’ostal dort sur un édredon,

l’autre dans l’âtre au pied des braises encore chaudes,

deux autres chassent ensemble quelques souris…

que voulez-vous la vie continue bien la nuit !


50.  Sur les traces du vieux

 

Sur les traces du vieux… de Vicente, pardon,

croyez que le terme n’a rien de péjoratif !

C’est un mot des plus simples ; us des plus expressifs !

J’aime les adjectifs à leur maturation

 

quand bien des mots sont fades, creux et mornes à la fois,

et tant d’autres, pompeux, qui viennent d’autres cieux

sans la moindre souffrance ni la ride – des vieux –

s’imbriquer dans la phrase comme des réglettes de bois !

 

L’adjectif est vivant ; il fleure le pays !

Avant que Vicente, au fond de son hort 1 céleste,

sur le cul d’un piquet n’aille poser sa veste,

lui aussi sacrebleu il fleurait le pays !

 

Tous, sur la lande, appelaient Vicente le « vieux » !

Même jeune il faisait vieux ; c’était le père de Jean.

Il n’était pas commode mais très élégant,

même pour aller aux champs il peignait ses cheveux !

 

Ce terme de « vieux », pour clore la discussion,

est plus qu’un adjectif, pour moi toute une science !

Puis je m’en bats l’œil de ce que les autres pensent !

Sur les traces du vieux… de Vicente, pardon,

 

lo Jean et lo Mathieu sèment les graines de pins.

Entre ceux déjà grands et les autres à venir

laissons donc s’il vous plaît les terres s’épanouir…

comme s’épanouit le petit Benjamin !

 

1 : Jardin potager.

51.  Jean et Mathieu se rendent à Solon

 

Comme vient d’être édictée la loi Napoléon

le maire de Solon tient une réunion

où tous ceux de la lande sont vivement conviés ;

car tous sont ici étroitement concernés !

Tout juste si n’y assistent brebis et cochons…

et la salle est bondée d’âmes en ébullition.

 

Sans entrer dans un quelconque laïus scientifique

l’élu commence par dresser un historique

de la présence, ici, naturelle du pin…

qu’on l’a semé, plus tôt, et ce n’est anodin,

pour fixer les dunes, car cette espèce endémique

est de croissance rapide et des plus rustiques…

 

puis laissant un peu de côté les conifères

il évoque le fait qu’il est bien nécessaire,

les terrains étant au trois-quarts marécageux

et le palu 1 sévissant sur ces sols bourbeux,

d’assainir le domaine des genêts et bruyères

comme le demandent ces messieurs du ministère !

 

Il tourne autour du pot et n’est guère emphatique…

il faut pourtant en venir à la politique,

parler du système dans lequel ils évoluent,

archaïque, improductif, non avenu !

un système sans avenir économique ;

une autosubsistance aux accents bucoliques !

 

Il faut se moderniser, la lande est infertile !

L’Etat ne veut plus de ces espaces inutiles,

Il faut évacuer l’eau stagnante partout !

Il faut avoir des pins… mais plus d’eau au genou !

Une véritable révolution se profile

devant un parterre immense d’âmes indociles.

 

De quel fil véritable cette loi est cousue ?

Que vont-ils devenir… c’est la grande inconnue !

Tous n’ont pas les questions, lui n’a pas les réponses ;

pour l’instant la brebis mâche encore des ronces !

Tous sont pris comme qui dirait au dépourvu ;

croyez-vous que l’automne sera melliflu ?

 

1 : Dans l’intérieur des terres, il était nécessaire d’assainir les terrains marécageux où le paludisme sévissait toujours.

52.  Lo Yann fait son entrée

 

Après en avoir fait quelquefois les bordures

il faut bien à présent suivre « la procédure »

et entrer à Filliastre par la grande porte,

ce qui, je vous l’accorde, fait se nouer l’aorte !

 

Mais à Filliastre on n’a jamais mangé personne !

Firmin, pour l’occasion, va sortir la bombonne ;

le bâton de Margot commence à s’assoupir

et le ventre de Pauline rêve de « s’engrossir » !

 

« La charrue n’est pas encore devant les bœufs »

mais à ce qu’il me semble c’est bien là leur vœu !

Lo Yann gagne sa vie, les vieux ne sont pas contre,

on « officialise » donc la prochaine rencontre.

 

Je ne veux me moquer, imaginez quand même

ce grand gaillard rouquin rouge comme une bohémienne,

autant impressionné, devant Jean, qu’une pucelle

avant de moucher du doigt sa première chandelle !

 

Ah non, je vous assure, le tableau est cocasse,

la Pauline blanche, lo Yann comme une rascasse,

et devant les tourtereaux nouveaux qui roucoulent

le Firmin, planté, la bouche en cul de poule !

 

En voyant passer le forgeron et les siens,

les mulassières braient comme six tragédiens ;

l’accueil est chaleureux et lo Yann apprécie

qu’on le prenne déjà pour un garçon d’ici !

 

Les uns deviennent vieux, les autres se marient,

rien n’est plus banal de dire que c’est la vie…

mais ici, peut-être, encore plus qu’ailleurs

tout ne tient qu’à un fil… celui d’un empereur !


53.  Tournant radical

 

Puis les années passèrent et la lande changea.

Des vieux sucrèrent les fraises, d’autre devinrent gagas ;

on en perdit quelques-uns et même les trois chats.

Les autres s’adaptèrent… comment dire… la vie va !

 

———-

 

Des pins déjà adultes et des semis grandioses…

les troupeaux ne parcourent guère plus la lande !

Le cheptel s’amenuise par la force des choses

et la résine offre ses premiers dividendes.

 

Désormais la brebis est exclue par le pin ;

le mode de vie ancestral est ébranlé !

Juste en quelques années, comme en un tournemain

c’est la loi du « tu t’accroches » ou « tu disparais » !

 

D’agropastoralisme à système sylvicole,

un changement total, cinquante ans suffiront !

On modifiera même le programme des écoles ;

à quoi servirait de reparler du mouton ?

 

Croyez qu’à présent la lande se spécialise

et s’ouvre vite au marché international.

La fonction agricole demeure « derrière l’église » ;

le seigle se limite au besoin familial.

 

Quelques troupeaux subsistent et fournissent le fumier.

Ceux qui comme Vicente et lo Jean y ont cru,

ont beaucoup investi et beaucoup travaillé,

jouissent aujourd’hui d’excellents revenus !

 

Peu à peu les paysans quittent les quartiers

pour rejoindre les bourgs. Désormais leurs bâtisses

aux façades blanchies logent leurs métayers.

On attacherait presque les chiens à la saucisse !

 

Bien sûr que le changement ne va pas sans heurts

et que bien des chiens n’ont qu’une corde rugueuse !

Mais au pays de la lande on a des valeurs

et l’on se prête autant le pain que la vareuse !


54.  Les folles années

 

En ces folles années, où tout est allé vite,

Filliastre a connu bien des événements.

Firmin, secoué par une péritonite,

s’en serait tiré grâce au litron d’eau bénite,

selon le vieux curé, lui aussi « gâtouillant » ;

 

curé qui dût venir au quartier quatre fois :

deux aïeules pressées d’en découdre avec Dieu,

Yann passant à la Pauline la bague au doigt

et leur petite Agathe « huilée » sous la croix…

ce qui fût un événement des plus heureux !

 

Et le docteur revint pour visiter Ulysse

dont le cœur, à présent, s’affaiblissait beaucoup.

Mais le meunier, hardi, à coup d’eau de mélisse

trouvait toujours la force d’assurer « le service »,

moulu comme son grain, mais il tenait debout !

 

Le Gaspard attendait que la faux le ravisse

au passé, aux brebis ; il n’espérait plus rien.

Aux foires de Bourbarrique on trouvait des génisses !

La lande, il l’avait bue jusqu’au dernier calice ;

du modernisme il en refusait les chemins.

 

Dans une bâtisse de la guerre de trente ans,

au cachet authentique, à l’allure impeccable,

à Solon le tinel se chauffait près de Jean

et savourait la tournure des événements

dans ce qu’on appelait « le confort véritable ».

 

Rose et Mathieu s’aimaient aussi fort qu’autrefois ;

tant elle est belle, Rose ne vieillirait jamais !

Enfin Jean sommeillait, Mathieu parlait patois,

Benjamin avait de « l’or au bout de la voix »,

tant qu’il songeait sur l’heure à d’ambitieux projets.

 

Quant à la paire de bœufs qui mâchaient leur pâture

en jouant de la corne à travers l’estaoulis,

eux aussi avaient bien suivis « la procédure »

et fondaient dans une houle, couverts de chapelure,

au fond de la souillarde de quelque autre logis !


55.  Feux et bois

 

Les quartiers logent donc les métayers-gemmeurs.

Le gemmage 1, aujourd’hui, devient l’activité

dominante. La lande n’est plus que forêt

quand Emile Ollivier 2 seconde l’empereur !

 

Si Filliastre a connu bien des événements

sous l’influence d’Eugénie de Montijo 3,

pour la France, bien sûr, ce fut forte-piano,

mais sous les pins on ne blague pas forcément

 

d’empire parlementaire ou de saint-simonisme,

d’institutions de bienfaisance ou de crédit,

de ces nuits insensées aux rêves d’hégémonie,

ni de tous ces décharnés du colonialisme…

 

car après la Crimée, voici la Cochinchine,

et l’on file un coup de paluche en Italie,

on récupère Nice et la Savoie, pardi,

puis l’on passe à présent des robes à crinoline !

 

Tout bouillonne et tout luit au son de la fanfare !

L’Europe est à feu et la lande est de bois !

Le sylvestre est heureux, le résinier est là

un hapchot 4 à la main prêt à ouvrir la care 5 !

 

Tel ce pin, je me fous, et certes ne devrais,

de nos champs de batailles ; de tout çà peu m’en chaut !

Avec eux je parcours les allées du tableau

et mes guerres à moi se limitent au papegai 6 !

 

1 : Action d’inciser les pins pour en recueillir la résine.
2 : 1825/1913. Avocat républicain, député de l’opposition, sa désignation en janvier 1870 comme premier ministre débouche sur un empire parlementaire.
3 : 1826/1920. En 1853, Eugénia Maria de Montijo de Guzman devient impératrice des français en épousant Napoléon III sur qui elle a  une grande influence.
4 : Petite hache au taillant incurvé. Il est le premier des outils du gemmeur. Son taillant doit être affûté comme un rasoir. C’est la qualité de cet outil confectionné par le forgeron-taillandier du bourg à la convenance de chacun qui fait l’efficacité d’un gemmeur.
5 : Entaille ouverte dans le pin, par laquelle suinte la résine.
6 : C’est un mot de l’ancien français qui désigne un oiseau apparenté au perroquet. Le terme fut ensuite utilisé pour désigner une cible faite d’un oiseau de bois ou de carton placé au haut d’une perche ou d’un mât, pour des tireurs à l’arc ou à l’arbalète et plus tard à l’arquebuse.

56.  A chacun son pin blanc

 

Ernest et Léon sont jeunes et bien trempés ;

ils sont nés sur la lande… et forts comme des bœufs !

Honnêtes et vaillants ce sont les résiniers,

où devrais-je plutôt dire les métayers

qui sur les terres de Jean succèdent aux aïeux.

 

Les hommes piquent les pins tous les quatre à cinq jours.

Amélie, Madeleine, leurs épouses respectives,

transportent les couartes 1 remplies. Tour à tour

elles se relaient aux pins, jardins et basses-cours,

comme à la tambouille et aux travaux de lessive.

 

Ces femmes sont bien jeunes ; encore sans petit

elles effectuent souvent, au moment de l’amasse 2,

de longs kilomètres, le bout des pieds confit

et le bruit des cigales leur embrouillant l’esprit

au son sec du sabot, sans la moindre grimace !

 

On peut gemmer un pin qui atteint vingt-cinq ans,

un mètre de pourtour. La care est ouverte

face au soleil levant, on dit: « sur le devant »,

ce, pendant quatre années consécutivement,

puis on change de face… et de hapchot, certes !

 

Vers ses quatre-vingt ans le pin est abattu ;

il est gemmé « à mort ». Au diable les barriques !

Que de belles saisons le sylvestre a connu,

de douces résinières qu’il ne reverra plus…

et le chant des cigales pourtant si poétique !

 

1 : Bacs à résine.
2 : Récolte.

57.  La saison

 

Quelques paires de mules braient dans la forêt

et le sourd beuglement de deux bœufs retentit.

La saison bat son plein. Les bérets ajustés,

les aiguilles de pin qui déroulent leurs tapis

 

on dirait là l’antichambre du paradis ;

il ne manque plus que les anges sur les branches !

Le nouveau curé a quitté la sacristie

pour promener ici son aube la plus blanche

 

et son regard d’enfant à jamais assouvi

tant chaque jour emmène ses couleurs nouvelles,

son lot de bonne humeur et ses parfums exquis !

Quant aux geais ils s’enfuient à grands bruissements d’ailes.

 

Mathieu et Benjamin, dont l’argent aujourd’hui

remplit trente barriques, ont monté à Solon,

sur la route de Dax, une distillerie ;

plus de vingt, identiques, jalonnent la région !

 

Les barriques, emmenées sur des bros 1 à ridelles,

trapus, aux roues immenses, plus hautes que les bœufs,

sur les quais de la distillerie s’amoncèlent.

« L’arbre d’or » coule bien ; les landais sont heureux !

 

A la distillerie la résine 2 est traitée.

On en sépare l’essence de térébenthine

et la colophane (dont on graisse les archers),

puis on expédie ces produits vers des usines,

 

centres industriels où ils entrent alors dans

un bon nombre de produits manufacturés :

des peintures, des vernis, comme des détergents,

des pneumatiques, des colles… tout ce que vous voudrez !

 

Au tinel chacun prie pour que dure l’été !

Rose est fière de Benjamin, « son homme d’affaire » ;

c’est un don que les cieux ont voulu lui léguer !

Yann forge des hapchots ; Agathe grimpe au lierre !

 

Pauline, à présent, ne peut guère se déplacer,

son ventre est immense et rond comme un ballon

 mais elle passe à la forge, quand l’ombre le permet,

grappiller cinq baisers à son beau forgeron !

 

1 : Char à deux roues.
2 : La résine circule dans les canaux résinogènes qui se trouvent sur le pourtour de l’arbre. Elle sert à la cicatrisation lorsque le pin est entaillé, un peu comme les plaquettes dans le corps humain. Elle est composée à 70 % de colophane (ou arcanson en gascon, qui est à l’origine du nom de la ville d’Arcachon), 20 % d’essence de térébenthine et 10 % d’eau.

58.  Derniers chants

 

La trémie, le sabot et la meule tournante,

le bac à mouture et la meule gisante,

le vieil axe de bois, comme le babillard,

la crapaudine, le rouet, le dégueuloir…

 

tout a fini de vivre ; Ulysse est en voyage !

Son âme s’en est allée vers d’autres paysages.

Au bout de la chaînette se balance l’encensoir

et le camin moulié fleurit de crêpes noirs.

 

L’âge et l’eau de mélisse ont bien fait leur possible

mais la mort est venue et la mort est horrible !

Pour Rose il était l’étoile la plus brillante ;

il a rejoint Anna, là-haut, sur l’autre pente !

 

Bien que de modernisme la lande s’émoustille,

tous les autres sont là, autour de la famille ;

quand on porte le béret et qu’on met des sabots,

croyez bien qu’on ira tous au trou assez tôt !

 

C’est en revenant de l’usine d’Arcachon,

où la térébenthine « crève le plafond »,

que Benjamin a trouvé son aïeul, couché,

se délectant du chant de l’eau sur le rouet.

 

Mestre Ulysse a été un meunier respecté,

un homme honnête, et puis un ami dévoué.

On le pleurera longtemps ; qu’adviendra le moulin…

l’histoire va bien vite… il faut passer la main…

 

je pense qu’il a chanté pour la dernière fois ;

avec lui le chant des meuniers disparaitra

car la fabrication domestique du pain…

comme le temps des romans en vers touche à sa fin !


 59.  La Commune de Paris

 

Septembre soixante-dix, battu par les prussiens

Louis Napoléon III est déclaré déchu ;

la troisième république prend le dessus.

Thiers se heurte à la colère des parisiens.

 

Paris est isolée, l’appel des Communards

au giron des provinces ne créera point d’écho ;

la révolution sera matée illico ;

au mur des Fédérés … triste colin-maillard.

 

Les instances politiques siègent hors de Paris :

le gouvernement est installé à Versailles

et Bordeaux réunit l’assemblée nationale.

Louise Michel n’haranguera plus ses amis.

 

La commune fût pour Marx

« Un gouvernement de la classe ouvrière ! » ;

pour Bakounine

« Une révolte qui a pour but de supprimer l’autorité elle-même ! »

 

La république a maintenant rétabli l’ordre.

Ces guerres nous ont terriblement affaibli ;

l’Alsace et la Lorraine nous sont reparties…

c’est quand le fer est chaud, dit Yann, qu’il faut le tordre !

 

Du comté de Kent 2, en dix-huit cent soixante-treize

Napoléon rejoindra le pays d’Ulysse,

du docteur Figuerole et de Sainte Clarisse

que Rose a sur le mur… clouée d’une punaise.

 

1 : Partie de l’enceinte du cimetière du Père-Lachaise, à Paris, devant laquelle le 28 mai 1871, cent quarante-sept Fédérés, combattants de la Commune, ont été fusillés et jetés dans une fosse ouverte au pied du mur par les Versaillais de l’armée régulière. Depuis lors il symbolise la lutte pour la liberté et les idéaux des communards.
2 : Angleterre.

60.  La réussite

 

L’assemblée nationale siège donc à Bordeaux…

fût-ce pour boire un coup que plus rien ne m’étonne !

Nos députés sont toujours gras et bien rougeauds ;

on les dit honnêtes… comme des pets-de-nonne !

 

Alors, pour le négoce de la colophane

voici que Benjamin vit aussi à Bordeaux.

Le commerce prend ici des senteurs océanes ;

je parle de résine et pas de cabillaud !

 

Benjamin ne travaille guère à l’atelier,

la distillation n’est plus sa tâche première ;

il exporte des produits manufacturés…

et se chauffe à la fonte d’une chaudière !

 

Rose n’est pas peu fière lorsqu’elle parle du petit

qu’elle souhaiterait bien, à présent, marier !

Mais « du coup de hapchot jusqu’au produit fini »

où voulez-vous qu’il trouve le temps de s’amuser ?

 

Pour l’instant il travaille et fait la liaison

entre la pinède et le quai d’embarquement.

Plus de trente personnes s’activent dans son giron ;

le maître, après lui, c’est Mathieu ; évidemment !

 

Le maître est à Solon et le Dieu à Bordeaux ;

le train entre les deux ; merci Napoléon !

Bien sûr la fumée noircit un peu le chapeau…

je veux dire le béret, pas le chapeau melon !

 

Certes il vit à Bordeaux, mais il vient à Solon

chaque fois que la Rose s’affaiblit un peu…

et la Rose s’affaiblit plus que de raison…

on connaît la chanson, on en connaît le jeu…

 

puis Benjamin repart avec quelques bécasses,

un lièvre sous le bras, deux ou trois perdrix grises ;

certes le centre de Bordeaux n’est guère giboyeux…

même si l’on y trouve de drôles de gourmandises !


61.  La rencontre

 

Bordeaux est magnifique et je dirais rupin.

Bien des maisons sont aussi hautes que des pins !

Vous verriez donc un peu ces mètres de cordage

enroulés sur les quais et ces beaux attelages

 

de berlines françaises, de calèches-landaus,

même de tribus anglais ; ceux-là sont rigolos.

On dirait que personne, ici, ne va à pieds…

sauf ceux qui courent derrière et sauf les va-nu-pieds

 

car partout où l’argent se pavane et sourit

bien des enfants manquent de pain et de bouillie ;

ceux-là, peut-être un jour partiront matelots

et qui sait si du large ils pleureront Bordeaux ?

 

Place de la bourse, l’activité, disais-je,

se résume en un impressionnant cortège

de voitures en tout genre, hauts de forme et melons,

de pantins de bois, comme de fiers histrions !

 

Benjamin s’apprête à traverser l’avenue

lorsqu’un cabriolet, couleur de gratte-cul,

d’un essieu cassé net à ses pieds se renverse

affolant les rentières du café du commerce.

 

Il se porte au secours des passagères, qui,

par bonheur, à la jupe n’ont que quelques faux plis…

plus de peur que de mal ! Et pour le remercier,

à trois heures ces dames l’attendront pour le thé.

 

La jeune fille a des yeux verts comme les pins !

Avant qu’il ne refuse elle lui serre la main,

lui donne un carton où l’adresse est indiquée ;

il leur appelle une voiture puis acquiesce pour le thé.

 

Au sept de l’avenue Aliénor d’Aquitaine

l’immense vaisselier regorge de porcelaines ;

cloués aux murs, des sabres et des strophes de Flaubert …

Benjamin boit le thé chez le député Janvert !

 

1 : Cabriolet à deux roues, fermé de trois côtés ; le passager entrait par l’avant ; le cocher était placé à  l’arrière.

62.  Le thé chez les Janvert

 

Le député Janvert est absent ; il travaille !

Tous les trois se cantonnent en ces banalités,

ces relations où personne ne s’encanaille.

On bavarde, on grignote tout en prenant le thé.

 

Quand madame Janvert demande à Benjamin

quelle est donc « la fonction » qu’il exerce à Bordeaux,

il prétend « se lever heureux chaque matin,

que l’odeur de résine est son seul adagio…

 

qu’il négocie des produits manufacturés,

qu’il fournit ses clients, que le temps passe vite…

et bien sûr, qu’il va devoir bientôt les quitter ! »

Il est grandement remercié pour sa visite…

 

pour les avoir tiré de ce vilain sillon…

et que toutes seules elles auraient bien paniqué !

L’envie de plaisanter titillant le garçon,

il ajoute que « la bête » eut pu les piétiner…

 

ce qui les fait bien rire et puis il prend congé,

les remercie encore… la jeune fille est belle !

Vraiment belle ; ses cheveux sont longs et bouclés ;

belle est un maigre mot… et puis cette étincelle,

 

qui, sans dire un seul mot vient évoquer demain ;

elle souhaite le revoir… enfin, si le hasard…

les dés sont sur le six, Madame est dans son coin,

chacun sait que demain il peut être trop tard !

 

Il se décide alors, l’invite à déjeuner

dans deux jours, car sur l’heure il part pour Mimizan.

Ne souriez donc pas, les temps n’ont point changés ;

l’amour touche pareil bourgeois et paysans !

 

Les pulsions sont complexes, la nature est bien faite

et les filles toujours n’ont envie que du ciel !

Tous les hommes frissonnent au seul mot de « conquête » ;

la sonorité du terme rend éternel !


63.  Madame Janvert

 

Madame est dans son coin, Madame est en retrait

car Madame n’est dupe et Madame a compris ;

dans les yeux de ces jeunes les étoiles ont trahi,

joyeuses et pétillantes, le bienheureux forfait !

 

Alors Madame sourit, sa fille semble heureuse.

Elle s’ennuie un peu, il est vrai qu’être la femme

d’un député, je le dirai ainsi, condamne

à quelque solitude, et Madame est songeuse.

 

Outre sa grande fille, fruit d’un amour passé,

Madame Janvert a deux anges qu’elle câline :

l’un aux cheveux longs se prénommant Apolline

et l’autre Augustin… aux cheveux ébouriffés.

 

Son mari, Félicien Janvert, est à Paris.

Etre député n’est pas une sinécure ;

lui soutient Gambetta 1 dans cette conjoncture

où chancelle bel et bien la liberté chérie.

 

La pérennité du régime républicain

tient en quelques prouesses d’audace et de talent ;

les monarchistes sont nombreux au Parlement,

 il faut heure par heure tenir le terrain !

 

Lorsque les domestiques ont la charge des enfants

Madame Janvert s’adonne à la poésie,

à la philosophie comme à l’astronomie.

Je vous assure que ses écrits sont croustillants !

 

Certes elle est érudite, mais lorsqu’elle poétise

son inspiration cueille sur la lande d’autrefois

les parfums de la vie, de la mort, des émois…

comme si la lande était sa terre permise !

 

Jadis elle a prié sur les bancs de l’église

de Solon, connu la terre de la grand’rue,

la blancheur de la farine fraîchement moulue,

l’exhalaison de la résine dans la brise…

 

si je vous dis qu’elle a même connu Filliastre,

elle, la bordelaise, amis me croirez-vous ?

oh, la vie prend souvent les chemins les plus fous ;

à l’occasion demandez donc à Zoroastre !

 

1 : Léon Gambetta : 1838 (Cahors) / 1882 (Sèvres). Homme politique Français républicain. Membre du Gouvernement de la Défense Nationale en 1870, chef de l’opposition dans les années suivantes, il fut l’une des personnalités politiques les plus importantes de la Troisième République et joua un rôle clé dans la pérennité du régime républicain en France après la chute du Second Empire. Il a été président de la Chambre des députés (1879-1881), puis Président du Conseil et Ministre des Affaires Etrangères du 14 novembre 1881 au 30 janvier 1882.

64.  Le déjeuner

 

Les mats de l’Estramadure 1, du Guienne 1, du Navarre 1

ne pointent aujourd’hui dans le ciel de Bordeaux ;

si nous avions le temps de causer des bateaux

je vous en conterais des histoires de barre !

 

Non, aujourd’hui c’est le paquebot Amazone 1

qui de ses cent dix-sept mètres mouille dans le port ;

ah, si j’avais le loisir de vous décrire le corps

de cet homme de mille huit-cent cinquante-huit tonnes…

 

deux mille trois-cent chevaux, trois mats, quatorze nœuds,

un ventre à trois cylindres, quatre chaudières en bouche…

et vous décrire le corps des belles oiselles-mouches

qu’il embarque et les baisers du dernier adieu…

 

Mais si je vous amène sur le port de Bordeaux

ce n’est point pour vous décrire le paysage,

bien qu’il y ait là de quoi noircir de belles pages

tant les couleurs et les effluences versent à seaux !

 

Comme Manet le fit quelques années plus tôt 2,

un peintre ou un poète heureux dans cet écrin

vous croquerait sitôt les tonneaux, les marins,

l’étoile du Nord 3 et les yeux noirs du populo !

 

Soit, dans un restaurant de cuisine bourgeoise

sur le quai Sainte-Croix où dansent les ombrelles,

déjeunent Benjamin et sa douce demoiselle,

d’huitres de Marennes, de vin doux et framboises.

 

De quoi parlent-ils ? Je ne sais, mais je devine !

Elle se prénomme Angèle ; quand il évoquera

ses plantations de pins, Filliastre, les mimosas,

le Docteur Figuerole, la térébenthine…

 

sera-t-elle en mesure de poser sur l’histoire

d’emblée son chapeau blanc et ses bottines de toile ?

Attendons que l’amour vienne gonfler leurs voiles

pour sortir à nouveau des rimes de l’écritoire !

 

1 : Paquebots appartenant aux Messageries Impériales et mouillant régulièrement dans le port de Bordeaux.
2 : Manet : Le port de Bordeaux 1871.
3 : Tous les marins connaissent l’Étoile du Nord (qu’on appelle aussi Étoile Polaire) et savent la trouver dans le ciel au premier coup d’œil. L’étoile du Nord devint le principal repère du Nord à partir de la Renaissance. Tout comme le soleil elle est fixe et indique donc une direction constante.

65.  Quatorze mois après

 

Depuis cinq mois Grévy 1 succédait maintenant

à Mac Mahon 2/3  ; ma foi la république semblait

tenir bon et Gambetta s’en félicitait 4.

Janvert quant à lui jouissait du jour naissant.

 

Le massif landais était couvert de pins,

aussi, pensez-donc, la gemme coulait à flots !

Sur les gemmeurs, amis, je dois vous dire deux mots :

un gemmeur a en charge quatre mille pins

 

dont chacun produit deux litres cinq de résine

par an ; imaginez-vous la charge de travail,

les kilomètres à pied, les wagons sur les rails,

les chemises mouillées, la grandeur des usines ?

 

Allez, ceci-dit revenons à nos moutons ;

parlons des brebis, tiens, mais que fait donc Gaspard ?

A l’image des pâtures l’homme n’est guère gaillard,

il peste à chaque pas contre Napoléon…

 

avant la lune noire, où les boucs sont de chat 5,

on le trouvera raide au milieu du troupeau ;

le changement aura été son échafaud ;

le progrès, toujours, amène son lot de trépas !

 

Mathieu était auprès de ses chers résiniers.

Rose, heureuse, cirait le vaisselier immense,

les montants du lit et la crédence,

puis remplissait les salières et le vinaigrier ;

 

il fallait que tout soit prêt pour le mariage !

Ah, ne vous l’avais-je dit… Angèle et Benjamin

n’en sont plus au béguin, ils se tiennent par la main,

elle l’embrasse tendrement, et lui, noue son corsage !

 

Certes la Joséphine et la Rose ont pleuré

de tristesse et de joie en apprenant la chose ;

l’âme n’oublie ses bonheurs et ses ecchymoses ;

l’été nous arrive et l’hiver est enterré.

 

Le ciel, pendant ce temps, laissait pour le plaisir

des pauvres gens courir ses nuages orangés

de l’océan jusqu’à la Méditerranée ;

entre chien et loup les chouettes allaient sortir.

 

1 : Président de la République française du 30 janvier 1879 au 2 décembre 1887.
2/3 :  Président de la République française du 24 mai 1873 au 30 janvier 1879. Nous étions donc aux alentours du 30 juin 1879.
4 : Le 31 janvier 1879, au lendemain de l’élection de Jules Grévy, Léon Gambetta déclare : « Depuis hier nous sommes en République ! ».
5 : Etre disponible à l’accouplement.

66.  Jour de préparatifs

 

C’était une brise délicate et sucrée

qui se dodelinait entre les mats des pins,

sur les plats à gibier, sur les nappes brodées

et la farine des grosses miches de pain.

 

Les verres cliquetaient, on trinquait à demain,

on piquait des couleurs dans de diverses coupes,

Joséphine, enjouée, lâchait quelques quatrains…

nous n’étions l’un de ces soirs où l’on boit la soupe !

 

Les Janvert étaient là pour préparer les noces.

Et dans le grand jardin, pour prolonger l’instant,

le jour laissait traîner sa patte sur les sauces,

et sur la bonne humeur son bleu étincelant.

 

Joséphine, la Rose, Pauline, Agathe, Angèle,

toutes de soies brochées et foulards à motif,

se plaisaient à faire tournoyer leurs ombrelles

dans l’ébauche croustillante des préparatifs.

 

Sous les moustaches lissées, l’élégance des mots,

sous le panama de Janvert une barbe noire,

aussi noire, drue, que celle de Sadi Carnot 1

donnait à l’homme un air solennel, pétitoire…

 

un air bourgeois, forcément, de politicien,

ce qui, entre nous, amusait Jean et Mathieu

de nouveaux riches simples comme le bon pain

et les deux bûches de chêne en travers du feu !

 

Benjamin, Firmin, Yann, n’étaient plus aux affaires,

ici la priorité était aux agapes ;

il va sans dire que les deux sont complémentaires…

nous avons l’exemple entre les rois et les papes !

 

Les deux chenapans du Yann et de la Pauline,

Florine et Florimond, rouquins comme leur père,

à l’insu de tous s’entichaient dans la cuisine

de choux à la crème et de sauce forestière.

 

Comme les noces seraient à Bordeaux

on avait invité les amis les plus proches,

on avait rajouté des guirlandes aux rideaux…

et une cousinade de bécasses à la broche.

 

Ernest et Léon, les métayers gemmeurs,

Amélie, Madeleine leurs épouses respectives,

avaient lié des pommes de pin en forme de cœur

et ces couronnes cachaient des pâtés de grive.

 

———-

 

La soirée se poursuit jusque tard dans la nuit

mais pas une bouche n’évoqua le labour,

ni Mestre meunier, ni les bœufs, ni l’estaoulis,

ni Mestre renard rôdant près des basses-cours…

 

on ne parla pas plus du tinel, de l’airial,

que des bassioues ou que des échasses des bergers…

le i de vieux arborait bien le point final

comme le i de fifre et l’accent de béret.

 

1 : Président de la République Française du 3 décembre 1887 jusqu’à ce qu’il meure assassiné le 25 juin 1894 à Lyon.

67.  Fin de cycle

 

Puis l’hiver emporta Margot dans son sommeil.

Le nouveau docteur fut pris d’une crise cardiaque

après un abus, paraît-il, d’aphrodisiaque ;

la Comtesse Pétronille étant son grand soleil !

 

Pétronille le suivit de quelques enjambées ;

Adeline, l’accoucheuse, pris le même wagon.

En mai ce fut Gaspard qui quitta ses moutons ;

le préposé au télégraphe choisit l’été.

 

Quand à Louis, bien vivant, il quitta la mairie

en prenant une veste, croyez-moi, bien fourrée !

Il en est ainsi dans ses périodes agitées ;

nous savons qu’un élu n’a pas que des amis !

 

Aux dernières nouvelles Mestre Jean reste au lit,

l’âge est là, le brave homme a travaillé son soûl !

Il se dit que l’Agathe court le guilledou,

je pense plutôt qu’elle découvre la vie !

 

Benjamin jouit d’une bonne réputation,

ses usines s’agrandissent, ses marchés sont juteux !

Firmin, à l’exportation, se débrouille comme un dieu ;

Il dort plus dans le paquebot qu’à la maison !

 

Yann s’est lancé dans la construction métallique ;

le fer forgé fait vivre la famille aisément…

et l’acier qui en est à ses balbutiements…

il pense déjà à agrandir la fabrique !

 

Ah, février à recouvert la lande de neige,

quatre doigts seulement, mais c’est exceptionnel !

dire que nous n’avons même pas eu froid à Noël ;

pour les enfants d’ici ce fut un privilège !

 

Trente ans de malaise économique et social,

le pin à la bourgeoisie, le pain aux paysans,

les terrains privatisés à quatre-vingt pour cent,

la rupture du système agropastoral …

 

tous s’attendent ici à une révolution…

qui n’éclatera pas, pour l’instant en tout cas.

C’est à l’entre-deux guerres 1 que les syndicats

proclamant la « grève générale » ferrailleront.

 

En haut, mes amis, c’est le fil d’une autre étoffe :

la loi « Paul Bert » fait naître des écoles normales,

Grévy sera bientôt victime d’un scandale 2

et Jules Ferry remplace les curés par des profs.

 

Janvert et Gambetta vont comme larrons en foire…

profitons-en donc pour clore là cette histoire.

Puisque la lande brille sous d’autres arcs-en-ciel,

à tous mes personnages, un salut fraternel !

 

1 : Voir La révolte des métayers gemmeurs qui éclata dans les années 1920.
2 : En France, le scandale des décorations est un scandale politico-financier de trafic de décorations qui éclaboussa le président de la République Jules Grévy et le contraignit à la démission le 2 décembre 1887. Il ne faut pas confondre cette affaire avec celle du trafic des décorations de 1926 impliquant un fonctionnaire, Marcel Ruotte.