Ils étaient quatre à discuter avec Hélène, à l’épicerie, ce vendredi dix-sept février mille-neuf-cent-cinquante-six. Discuter, que voudriez-vous qu’ils fassent d’autre par ce temps ? Dix centimètres de neige recouvraient les rues de Fontiès, tout était gelé et la température relevée à dix heures était de moins treize degrés six ! Alors discuter était la seule chose à faire aussi personne ne s’en privait !
Vous connaissez tous ce dicton populaire qui dit qu’« au deux février, pour la fête de la Chandeleur, l’hiver se meurt ou prend vigueur ! » et bien l’hiver avait fait son choix, en cinquante-six il avait pris vigueur ! Après un mois de janvier exceptionnellement doux une chute brutale des températures s’était produite et le thermomètre s’était maintenu tout le mois entre moins dix et moins vingt degrés, suivant les heures du jour, l’exposition des lieux… et l’imagination des fontiésois faisant parfois descendre le mercure au niveau de la Laponie, voire du Groenland ! Le froid était cependant d’origine sibérienne et il avait quand même fait chuter le thermomètre de vingt à vingt-cinq degrés en quarante-huit heures !
La nouvelle gamme de fréquences radios, entre 41,2 et 104,9 MHz qui permettait de diffuser des signaux d’une bien meilleure qualité sur les postes radios TSF depuis le début des années cinquante, faisait, heure par heure, le point sur les effets catastrophiques qu’engendrait cet épisode climatique. Bien évidemment les moments d’informations étaient entrecoupés de musique classique, de chansons d’opéra et d’émissions de débats que certains entendaient pour la première fois. La plupart des familles ayant un poste TSF à Fontiès, l’ensemble des villageois étaient donc régulièrement au courant de l’évolution de la situation… et tous avaient quelque chose à dire sur le sujet.
A l’épicerie l’huile avait gelé dans sa bonbonne de verre, aussi quand Hélène voulut en tirer un litre pour sa première cliente du jour, la pompe fit de la résistance et attendit d’être réchauffée pour reprendre du service. C’est de cela que les quatre discutaient. Rien de semblable n’était arrivé au village de mémoire d’homme et cela ferait date !
Ah l’épicerie d’Hélène, heureux celui qui l’a connue !
En ce temps-là on achetait tout au détail, ou presque : les gâteaux secs, les lentilles, les haricots, le sel, même le savon ! Hélène vous tranchait au couteau le morceau de beurre, de fromage ou de pâté que vous aviez besoin, vous le pesait sur la balance Roberval et le tour était joué. Une trancheuse toute neuve débitait le jambon d’York à l’épaisseur désirée, et le râpé, tombant du cul de la râpe de comptoir, s’élevait en pyramide sur le papier glacé. Vous n’aviez plus qu’à régler ou à « faire marquer » pour payer à la fin du mois lorsque les sous seraient rentrés ! Le frigo d’Hélène était ancien et de belle facture. Pour le lait, l’huile et l’eau de Cologne vous ameniez votre bouteille et Hélène soutirait tout cela des bidons qu’elle avait derrière le comptoir. En entrant vous passiez devant le tonneau d’olives vertes et celui d’olives noires avec les louches de buis trouées pour le service. La douce odeur d’épices qui s’en échappait vous donnait l’eau à la bouche. De leur cageot rond, les arencados, des harengs secs disposés en rosace, offraient à votre vue la raideur de leur peau brunâtre orangée et leurs yeux blancs de merlan frit. Vous trouviez aussi chez Hélène des boîtes de sardines portugaises millésimées « La Rose » de la conserverie des frères Feu, d’autres de pâté au jambon, de saindoux, de Vache-qui-rit, de chocolat Poulain ou Banania, de sucre de luxe, de marrons, de fruits au sirop, comme des paquets de semoule, de riz et de pot-au-feu Maggi. Quant aux enfants ils lorgnaient bien évidemment l’étalage des cocos boers, des caramels, des bâtons de réglisse et des roudoudous, alors coulés dans de vrais coquillages !
Avec ce temps de chien vous n’auriez pas trouvé un représentant buvant le café dans la cuisine avec Henri ou Hélène comme il était de coutume ! L’approvisionnement était devenu difficile depuis quelques jours mais les rayonnages ne manquaient de rien. On ne parlait même plus à l’épicerie des coquineries et des tromperies des uns et des autres, et les secrets qui flottaient habituellement entre les rues du village ne faisaient plus escale sur le comptoir depuis le mauvais temps. On ne parlait plus que du froid, du froid, encore du froid et toujours du froid.
Un cinquième larron arriva porteur des dernières nouvelles de la TSF. Toute l’Europe Occidentale était sous la neige, le gel et la tourmente. Partout les axes routiers et les activités économiques étaient paralysés, les rivières et fleuves étaient gelés. Les conséquences de ce coup de froid étaient dramatiques, près de mille personnes avaient déjà perdu la vie à travers l’Europe ! Près de sept-cent mille oliviers avaient à ce jour gelé dans les régions méditerranéennes, on patinait sur le Rhône et là où il coulait il transportait de gros morceaux de glaces ! Les cultures d’avoine, de blé et de colza étaient très sévèrement endommagées ou parfois totalement détruites. Il est certain que dans les vignes ce froid avait entamé la récolte ; il fallait attendre pour savoir ! Dans les villes nouvellement équipées de stations météorologiques on avait même relevé plusieurs moins vingt degrés en Languedoc-Roussillon ! On dit même qu’à Nantes la Loire charriait des glaçons de un mètre sur cinquante centimètres, et même l’Orbiel, chez nous, transportait des petits morceaux de glaces… ça allait mal, très mal ! Dans les villes comme Carcassonne, Castelnaudary, Narbonne ou Toulouse les gens s’extasiaient devant les fontaines gelées et on faisait du patin sur le Canal du Midi ! Et on avait lu et vu les photos dans l’Indépendant qu’à Castelnaudary Marcel Dumas et Georges Vialan avaient fait le tour du grand bassin avec la Citroën traction de Georges devant des centaines de Chauriens ébahis. Dans la foulée, Léon Alquier, champion de moto-cross avait fait quelques jolies paraboles sur la glace. L’année était bissextile, fallait-il y voir une raison à ce désastre ?
Tandis qu’à l’épicerie deux clients avaient pris congés, le filet à commissions bien arrondi, entra une grande femme toute de noir vêtue. Elle portait le deuil de son mari mort au champ d’honneur en dix-sept, au Chemin des Dames, soit depuis trente-neuf ans. Comme toutes les veuves de toutes les guerres elle portait en fait le deuil à vie. Elle venait acheter des chaussettes et une culotte, noires évidemment. Elle avait cinquante-neuf ans et aux dires de certains hommes du village les dessous noirs lui allaient à merveille. Voilà le genre de secrets qui flottent dans les rues du village et qui viennent se poser un instant sur le comptoir de l’épicerie d’où il ne ressort pas un mot sur l’affaire car la discrétion est de mise chez Hélène ! Cette grande femme avait également besoin de bougies et d’allumettes. Ce qui me permet aussi de vous préciser qu’outre l’alimentation l’épicerie regorgeait d’autres trésors : des articles de mercerie, de la lingerie, de la laine à tricoter, des bas de mousse et de nylon de toutes les couleurs, de la vaisselle, des cartes de vœux et encore plus tard viendraient les journaux et le tabac.
Pour l’instant le froid occupait tous les esprits. Les vignes étaient désertes et les hommes ne pouvant aller tailler engraissaient les cheminées et réparaient tout ce qui en avait besoin à l’intérieur.
Lorsque la nuit grinça entre les volets mordus par le gel Hélène ferma la porte, éteignit la lumière de l’épicerie, rejoignit Henri dans la cuisine… et ils parlèrent du froid, toujours du froid, encore du froid. Que voudriez-vous qu’ils fassent d’autre par ce temps ? Dix centimètres de neige recouvraient les rues de Fontiès, tout était gelé et la température relevée avait encore baissé de deux degrés ! Alors discuter était la seule chose à faire et personne ne s’en privait !
Ensuite, ce catastrophique épisode passé, Henri repartirait dans les vignes. A la campagne il y a toujours quelque chose à faire quelle que soit la saison et quel que soit le temps.