S’il me demeure quelques images de ce jour-là ? Et comment !
Nous étions au mois béni des reboiseurs. Zeus, Apollon et Eole faisaient bon ménage, et sous leur gouverne les cieux étaient encore cléments. Ici, comme tous les matins de cette fin novembre la brume s’était pris les doigts aux ronces des églantiers et les pieds aux tiges des joncs. De toutes ses forces elle étirait le cou pour boire sur le plan d’eau les saveurs sirupeuses de l’automne vieillissant. Comme tous les jours elle s’envolerait à l’heure où montent les palombes, en déposant des millions de gouttelettes étoilées sur les tuiles de la maison éclusière. Ainsi les ramiers pourraient y boire leur soûl. Les onze heures ne seraient guère loin. Midi sonnantes envelopperait la maison des fumets de viandes, de pommes de terre et de champignons rôtis sur la grille de la cheminée, comme de la soupe de pain trempé que nous espérions avec impatience. Nous rentrerions alors du chantier, la boue aux chausses, les vapeurs du labeur fumant à travers notre blouse de travail et le velours de nos pantalons râpé… à peu près partout.
Cette semaine-là, à l’écluse de Villesèque nous étions douze à la besogne. Je vais donc vous instruire sur le fruit de notre travail, autant qu’alléguer quelques indispensables précisions.
Nous étions en mille-huit-cent-cinquante. Sous les ordres de notre directeur de zone, Monsieur Philibert Souliès, nous plantions des platanes sur les berges du Canal du Midi. Pour effectuer ces plantations nous avions été recrutés par la Compagnie du Canal qui gérait alors l’ouvrage. Une compagnie à la gestion des plus rigoureuse, jugez plutôt.
Depuis la prime enfance du canal, la famille Riquet, qui en avait eu la charge, avait rapidement mis en place une organisation pyramidale avec un directeur général qui régissait un ensemble de directeurs responsables d’une zone géographique définie. Sept zones avaient été créées d’Ouest en Est : Toulouse, Naurouze, Castelnaudary, Trèbes, Le Somail, Béziers et Agde. Chaque directeur, responsable des travaux d’entretien de sa zone, était de plus épaulé par un receveur et un contrôleur. Et comme fondations la pyramide comprenait plusieurs centaines d’éclusiers qui assuraient le bon fonctionnement de l’ouvrage. Bien entendu les bureaux des trois têtes pensantes partageaient le même étage d’une maison de maître toulousaine. Il y avait là le directeur général des travaux, le receveur général qui fixait les taxes et le contrôleur général chargé quant à lui de la comptabilité… saint homme, s’il en est, puisque c’était lui qui assurait la rémunération de notre travail en fin de toute semaine accomplie. Une organisation vêtue des soies blanches de la perfection !
Si nous boisions les berges du canal c’est que ces belles dames et grands messieurs de Toulouse éprouvaient un ravissement certain à faire tourner leur monde depuis les allées de feuillus. A la mise en eau complète du canal, en mille-six-cent-quatre-vingt-un, les deux-cent-quarante kilomètres de terriers qui bordaient la voie d’eau étaient totalement nus ou très grossièrement enherbés. Ces citadins au verbe influent avaient demandé que les rives du canal, traversant au moins la Ville Rose, soient habillées d’arbres majestueux. Ce qui fut fait aux alentours de mille-sept-cent-trente pendant la monarchie de Louis XV. Parmi les essences plantées on trouvait essentiellement des ormes champêtres, des peupliers d’Italie parsemés de quelques saules pleureurs. Ainsi les ombrelles et les hauts de forme purent promener leurs minois sur la rive gauche en aval du pont des Demoiselles, comme sur la rive droite du port Saint-Etienne. Le succès fut total. L’attrait des populations pour cet embellissement paysager dépassa l’entendement ! Plus tard, en mille-sept-cent-soixante-quinze, dès la mise en service du canal de Brienne, toujours à Toulouse, il fut aussitôt bordé d’ormeaux créant ainsi l’une des plus belles promenades de la ville. Et le cas fit école !
Lorsque vers mille-sept-cent-quatre-vingt on introduisit en masse, en France, le platane hybride, un hybride du platane d’Orient, là ce fut une vraie révolution ! On le fit alors venir d’Angleterre, qui le connaissait déjà depuis Henry VIII. Ce fameux monarque du seizième siècle, qui s’était marié six fois et avait fait exécuter deux de ses épouses pour inceste, sorcellerie et adultère. Par là même il avait d’autres chats à fouetter et ne s’était guère préoccupé de nous faire connaître ce fameux platane. Mais une fois chez nous l’arbre fit des petits, plein de petits, par dizaines, par centaines et par milliers !
Peu à peu le platane à feuilles d’érable commença à occuper tout l’espace. En peu de temps il devint le roi des places et des bords de route. Bien évidemment le Canal du Midi fut de la partie. De Toulouse à Agde les platanes vinrent remplacer les ormes champêtres, les peupliers d’Italie et les saules pleureurs qui étaient jusque-là les essences les plus plantées sur les berges. Ils étaient quatre-cent-quarante-sept en mille-sept-cent-quatre-vingt-six et trente-mille-sept-cent-vingt-huit en mille-huit-cent-dix-huit. Des arbres offrant une grande générosité en bois de chauffe et exigeant peu d’entretien. De plus, ces platanes sont pourvus d’un système racinaire si développé qu’ils assurent une excellente tenue des berges. Leur feuillage imposant crée une «cathédrale d’ombre» abritant les attelages employés au halage de l’ardeur du soleil et servent d’abri contre la violence des vents bien tempétueux sur les terres du Midi. Ils limitent également l’évaporation du miroir d’eau, ce qui faisait dire à Adolphe Brongniart : « ce sont des arbres de génie ! ».
Et nous étions là, en cette année mille huit-cent-cinquante pour renouveler les arbres déjà atteints de vieillesse, et poursuivre l’objectif de voir bientôt les berges du canal plantées dans leur totalité. Le platane hybride étant de belle venue il s’était imposé, depuis soixante-dix ans, comme le seigneur du territoire.
Depuis mille-sept-cent-trente le canal connaissait son heure de gloire. Ses atouts majeurs étaient le confort qu’il assurait à la navigation, la sécurité des bateliers comme des marchandises et la rapidité avec laquelle ils reliaient Toulouse à Sète en quatre jours seulement ! Depuis, le canal force l’admiration et fait la fierté de tous. La nouvelle tranche de travaux de plantation avait été autorisée par décision du Roi Louis-Philippe en décembre mille-huit-cent-quarante-deux et avait débutée en janvier mille-huit-cent-quarante-quatre. Depuis, l’agitation allait grand train !
S’il me demeure quelques images de ce jour-là ? J’y viens !
Cela faisait, à quelques mois près, un an et demi que Louis Napoléon Bonaparte était notre Président de la République, mais jamais ce paladin n’avait eu la bonté de nous apporter le vin chaud ni la bouillie de maïs sucrée sur le chantier. Il est vrai que la disette frappait régulièrement notre pays, lui, vraisemblablement, beaucoup moins. Ceux qui étaient au service de la Compagnie du Canal, quant à eux, n’avaient pas à se plaindre de la nourriture, qui de plus était fournie à titre gratuit. Ce jour-là la brume avait enfin décroché ses doigts des ronces des églantiers et ses pieds des tiges des joncs. Rassasiée des saveurs sirupeuses de l’automne vieillissant elle s’était envolée à l’heure où montent les palombes. Bien entendu, comme tous les jours elle n’avait pas oublié de déposer ses millions de gouttelettes étoilées sur les tuiles de la maison éclusière. Alors, fidèles à leur habitude les ramiers étaient venus y boire leur soûl. Les onze heures n’étaient guère loin. Sous l’entrain qui nous animait nous avions même omis de rouler notre cigarette et boire notre café, le tout mis également gracieusement à notre disposition par la Compagnie du Canal. Ce café dont nous ne pouvions plus nous passer maintenant puisqu’il trompe la faim et permet à la fois de surmonter la fatigue et de se réchauffer. Nous réparions au plus tôt cette infortune. Couchées sur les bords des trous, les pelles et les pioches profitaient de ce moment de répit pour somnoler un brin. Sur les tas de terreau et de fumier, que des charrettes et des tombereaux nous déposaient régulièrement, à tour de rôle des tourterelles, des verdiers, des pinsons et des rouges-gorges venaient picorer quelques douceurs. Venant des hautes herbes de la Malepère de majestueux vols de canards passaient au-dessus de nos têtes en direction des eaux rafraichissantes de la Montagne Noire. Ils nasillaient à plein bec. Dans les champs, de part et d’autre du canal, le temps était aux semailles. L’ordinaire était bien ordinaire mais dans cet ordinaire ordonnancement chacun y trouvait son lot de chaleur et de paix. Nous savons bien que les habitudes sont toujours réconfortantes ! Derrière la paire de bœufs gascons les maîtres-valets et leurs familles semaient à volonté, de la main droite, puis de la gauche, et les meilleurs d’entre eux pouvaient même ensemencer trois hectares par jour ! Et cerise sur le gâteau, grâce au Canal du Midi, depuis cent-cinquante ans notre Lauraguais fournissait en blé tout le Bas-Languedoc, le Roussillon et même la Provence !
S’il me demeure quelques images de ce jour-là ? J’y suis !
Alors que le soleil pâlissait au zénith, nous étions rentrés à la maison éclusière pour nous réchauffer, et nous substanter tant notre estomac criait famine. Une rasade de vin comme entrée à la graille, et aussitôt la soupe trempée de pain dans l’assiette. La soupe était alors de tous nos repas. C’est Augustine Izard qui mitonnait pour nous. Chaque matin, à l’heure où la brume ne pensait pas encore à déposer ses millions de gouttelettes étoilées sur les tuiles de la maison éclusière, elle venait à pied de Sainte-Eulalie pour nous cuisiner ses mérites. Et des mérites elle en avait de toutes les couleurs et de toutes les saveurs. Jamais je n’ai rencontré d’esprit aussi fin aux fourneaux ! Elle nettoyait également les tommettes souillées par la terre de nos bottes, la table, les étagères, le buffet, veillait comme une mère sur les chats et allégeait nos peines par ses rires à gorge rompue. Que sa table et sa compagnie étaient bonnes ! Quant au pain de seigle, il était cuit dans le four communal de Villesèque. Je me souviens aussi de l’indescriptible saveur des haricots qui faisaient suite à la soupe, et de la tranche de porc salée qui trônait au-dessus. Enfin, comme nanan, une pomme ou une poire nous apportait notre soulas quotidien. C’est alors qu’on cogna à la porte.
Entrèrent six hommes, deux en habits fort proprets, trois estafiers, et un cocher faisant le sixième. Les deux premiers portaient la redingote. Le vert spencer de l’un et le ventre repu de l’autre entendaient qu’il s’agissait là de notables. Vissé sur le crâne le chapeau melon leur donnait un air d’huiles en vadrouille. Ce qu’ils étaient assurément. En arrivant à l’écluse de Béteille, plus en amont de sept kilomètres cinq-cents, leur calèche avait malencontreusement voulu stopper là son voyage. L’axe du moyeu, certainement endommagé depuis quelques temps, était sur le point de rendre l’âme. Sans outils pour effectuer la réparation l’éclusier leur avait conseillé de poursuivre au pas jusque chez nous où des hommes et du matériel les sortiraient rapidement de ce pernicieux contretemps.
Lorsqu’ils entrèrent dans la maison éclusière les deux premiers nous jetèrent un œil méfiant, ainsi qu’aux quatre coins de la pièce, comme s’il s’agissait-là d’un repère de brigands. Les poêles et les gamelles pendues par un clou à la poutre ne devaient en effet être de leur ordinaire. Le chaudron à soupe pendu dans l’âtre sous un maigre feu non plus. Le cuvier dans lequel Augustine nettoyait les gamelles moins encore. Pareil pour le banc, rêche, où ils voulurent bien assoir leur pantalon. Quant à leurs bottines vernies ils ne devaient avoir l’habitude de les poser près d’une souris au trois-quarts estourbie dont s’amusaient les deux chats de la maison. Et pour terminer, le parfum ambiant était fait d’odeurs de terre mouillée, de soupe tiède et de sueur. Mais ainsi était notre ordinaire. Et bien qu’il soit fort ordinaire c’était bien dans cet ordonnancement-là que nous trouvions notre lot de chaleur et de paix. En réalité ces hommes étaient bien différents, empreints d’une jovialité certaine, mais nous le réaliserions plus tard ; comme quoi, juger trop hâtivement est une grossière ânerie !
Comme ces Messieurs étaient fort intelligents leur malaise ne dura qu’un bref instant, et les présentations faites la discussion alla bon train. Il s’agissait de Monsieur Jean-Baptiste Dumas, Ministre de l’agriculture et du commerce, et du célèbre botaniste Adolphe Brongniart, son beau-frère. Ils avaient été mandatés par Napoléon pour inspecter les plantations de platanes sur les berges du canal, ce qu’ils menaient avec passion et conviction. En l’absence de notre chef de zone et sous la demande de nos respectables hôtes nous doublions allègrement notre temps de pause. Et puis il fallait réparer la calèche ! Ce qui nous permit de discuter, non des affaires du gouvernement, mais d’arbres et de lieux remarquables. Adolphe Brongniart nous contait l’école de botanique du muséum de Paris et nous buvions ses images. Il nous parlait des plantations du jardin botanique attenant, qu’il avait renouvelées entre mille-huit-cent-quarante-deux et trois, de ses fantastiques herbiers, et je puis vous assurer que nous n’étions plus à l’écluse de Villesèque ! Jean-Baptiste Dumas souriait de nous voir amusés tandis que dehors la calèche était à nouveau sur pied !
Après le café que nous servit Augustine tous ces messieurs prirent congé. La calèche embrassa lentement le tournant et disparut emmenant ces hommes vers les tours ruinées de Carcassonne où ils avaient rendez-vous avec Eugène Viollet-le-Duc. Viollet-le-Duc s’apprêtait à débuter les travaux de restauration de la cité et la tâche s’annonçait colossale.
Bien des platanes allongés, racines nues, nous attendaient près des tas de terreau et de fumier, nous partions au chantier.
Certes il n’est là, pour vous, qu’une anecdote parmi tant d’autres, mais il s’agit pour moi d’un souvenir inestimable que je tenais à partager. Ainsi les couleurs du souvenir demeureront immortelles… comme ces immortelles du jardin botanique du muséum de Paris qui, sous la verve d’Adolphe Brongniart, nous étaient alors apparues comme les plus belles fleurs du monde.