Court récit finaliste du premier concours de nouvelles Marcel Pagnol à Allauch, le 15 janvier 2022. Le premier paragraphe ( incipit ) étant imposé.
Voilà Allauch ! dit le docteur, nous sommes peut-être sauvés. Marchez en bon ordre et souriez. Ils nous attendent. Ne leur parlez pas. C’est inutile, personne ne vous croirait. Laissez-moi leur raconter. Moi, je peux.
Et s’il le pouvait c’est que le docteur était d’ici et qu’il les connaissait tous ! Il avait les mots et les images ; il avait les tournures et la manière ! Il forçait le respect et l’admiration, et était de plus l’un des rares rescapés du lieu ! Les autres étaient d’ailleurs, et bien qu’ils soient ici accueillis en héros ils n’étaient que des héros d’ailleurs ! Lui, on l’écouterait avec déférence et fraternité !
Le docteur et ses acolytes s’en revenaient de la bataille de Tourtour où ils avaient combattu les sarrasins aux côtés de Guillaume Ier de Provence, au sein même de l’ost que le comte avait levé quelques semaines auparavant.
Exténués ils arrivèrent par le chemin de Brignoles et le massif de l’Etoile, des sarrasins aux trousses ; à quelques lieues cependant. Ils demandèrent d’abord à manger, à boire et à peaufiner la défense de la villa car d’ici le lendemain au soir les sarrasins seraient au pied des murailles.
Nous étions aux premiers jours de l’automne de l’an de grâce neuf-cent soixante-treize, et la nature, comme toujours, faisait fi des occupations des hommes et menait sa vie en sifflant. Les dernières cigales s’étaient tues depuis peu et le vent léger déposait délicatement ses premières feuilles rousses sur le sol. Le soleil, particulièrement généreux en cette saison, s’employait à réchauffer les bogues des châtaignes, les pattes étirées des grenouilles, les chapeaux brunâtres des champignons et à faire roussir la peau granuleuse des coings. Quelques orages survenus pendant les nones et les ides de sextilis avaient été particulièrement bénéfiques aux végétaux, aussi, cette année encore les confitures, les truffes et les vins seraient des plus gourmands. Sarrasins ou pas sarrasins les pâquerettes quillaient le nez, des tapis de romarins couvraient les pentes des collines, et sur les chênes et les amandiers les boules de gui s’arrondissaient à vue d’œil. Bien entendu les grives babillaient à tout va sur les sarments croulant de raisins. Les lapins, quant à eux, creusaient sans cesse leurs terriers entre les lavandes et les touffes de thym. Les corneilles braillaient et les perdrix rouges cacabaient allègrement. Une fois l’aguiéloun, une fois le mistral, la nature allait en un ordre parfait !
Le docteur souhaitait peaufiner la défense de la villa, mais ici la stratégie était rodée depuis longtemps. Les murs étaient hauts et solides, l’eau ne manquait pas et les greniers étaient bouffis de nourriture. Le maître, ancien officier de Conrad III, roi des deux Bourgognes et de Provence, auprès de qui il avait combattu en France occidentale et en Italie avait la réputation d’un homme inébranlable ! Il avait été brave et courageux et l’était toujours malgré l’âge avancé de son épaisse barbe blanche. Les archers étaient aguerris. Les esclaves, descendants d’esclaves en fuite, les colons, cultivateurs descendants d’anciens soldats, les valets ruraux, et quelques familles de paysans, malgré leurs armes rudimentaires feraient dans leur corvée de défense preuve d’audace et de vaillance ! Ils connaissaient les moindres recoins du domaine et pendant l’affrontement cela jouerait en leur faveur ! Tous étaient à la fois soucieux et impatients d’en découdre. Tous étaient prêts à donner leur vie pour leurs frères de la villa !
Le domaine rural, la villa comme on le disait encore ici depuis l’époque romaine, était située sur le Mont Rodinaccus. Deux autres propriétés terriennes similaires, installées elles aussi par des gallo-romains il y a trois ou six siècles, florissaient toujours sur les pentes des montagnes environnantes. L’habitation du maître était fortifiée ainsi que le hangar, en prolongement, et le grenier. Le puits était à l’intérieur du hangar, donc protégé. Tout autour les bâtiments d’exploitation, dont la cave à vin, l’écurie, la bergerie, la basse-cour, les porchères, le pressoir à olives, les fours à pain, les lavoirs, le moulin, les ateliers, la forge et le chenil. A l’entrée du domaine un vivier à poissons, et tout autour les terres du maître, d’une superficie de trente-cinq hectares, dont une partie, en manses, que le maître donnait à cultiver. Il y avait là des terres arables, des près, des vignes, des oliveraies et des fruitiers. Tous les travaux agricoles étaient naturellement gérés depuis la curtis qui était la maison du régisseur. Des friches et des bois de chênes rouvres ou kermès terminaient la troisième ceinture. Comme la coutume prévoyait des droits d’usage en ce qui concernait les friches et les bois, qui constituaient la réserve de chasse, les fumets de biches, de lièvres et d’ortolans rôtis venaient lécher régulièrement les tables du domaine. Il faisait donc bon vivre à « Alaudia ». Quant au nom du domaine il dérivait probablement de Alaudius qui fut autrefois le gallo-romain à l’origine de sa construction. Alaudius signifiant « alouette » en latin, le nom de l’endroit ne pouvait être plus adéquat !
Maintenant que tout était en ordre, que tous étaient rassasiés et que chaque sentinelle était à son poste, le maître voulut savoir. Il s’adossa à la cheminée, installa le docteur à ses côtés. Les acolytes du docteur et le reste de l’assistance, sur des bancs de fortune se figèrent devant eux.
Alors le docteur relata ce qu’ils venaient de vivre.
« Partout le vent n’était que cri ! Partout l’odeur n’était que sang ! Partout le bruit n’était que fer, sabot et hennissement de cheval ! Partout on hurlait ! Partout on courrait ! Partout on tranchait ! Le soleil et l’ombre n’existaient plus, tout n’était plus qu’enfer ! Tout n’était que tressaillement ! Dès qu’un buisson frémissait était-il provençal ou sarrasin ? Le jour était interminable ! Seules la terre et la mort cohabitaient ! Pas un oiseau, pas un nuage, pas un jonc, un arbre ou un ciste pour rappeler la vie, la vie normale ! Pas le frémissement d’un ruisseau… qu’une lame de violence ! Juste une lame de violence, une lame aiguisée et brillante qui s’abattait à chaque instant ! Et puis le silence. Un silence total. Un silence glacial. Un silence bruyant et résonnant. Et puis des cris de joie, des sons de cornes… le rassemblement final, le rassemblement joyeux, celui de la victoire ! Tout est là, tout est dit, tout est fait. Voilà ce que l’on vit de l’intérieur même du combat !
Toutes les guerres sont similaires, toutes les batailles ne sont que stratégie, attente de l’assaut, doute, choc, corps-à-corps, souci de la supériorité des armes et des protections ! Toujours on suppose que l’ennemi est plus équipé, plus fort ! Il faut pourtant faire face, devenir à son tour une bête sauvage ; jeter tous ses muscles dans l’action sans réfléchir… et tuer !
Nous avons, en quelques semaines, porté l’attaque au Fraxinet, la forteresse sarrasine la plus peuplée et la plus armée de notre pays où nous avons tué de manière impitoyable et euphorique ! Puis sont venues les batailles d’Embrun, de Gap, de Riez, d’Ampus et de Cabasse où nous avons encore tué, toujours dans le même esprit ! Mais cette bataille de Tourtour fut la plus violente, la plus cruelle, la plus éprouvante, et au cours de laquelle, malgré notre troupe largement supérieure en nombre, nous sommes tous devenus des bêtes sauvages assoiffées de sang et de trophées !
Mais, depuis que le comte Guillaume a levé l’ost, ses couleurs, comme celles de son frère Roubaud, celles d’Ardouin, comte de Turin, des seigneurs de Levens, d’Aspremont, de Gilette, de Beuil et de Sospel, portent haut sur leurs surcôts et leurs boucliers la vaillance de la Provence comme le vent de la liberté et de la paix bientôt retrouvés ! La guerre est bien abominable, mais elle est souvent inéluctable ! »
Durant la nuit, hormis les ronflements, les flatulences et les grincements des paillasses rien ne vint s’immiscer dans le sommeil des braves. Si, d’intermittents soubresauts dus à d’horribles souvenirs de percements, de mutilations, de décapitations, de regards suppliants et de pleurs ! Si, le bruit assourdissant du cognement du fer contre le fer et les terribles hennissements des chevaux agonisants ! Si, la vision des corps affaissés et les derniers regards des compagnons sous le bras de la faucheuse ! Si, la vision des jets de sang sur soi et la coulée du sang dans les crevasses de la terre ! Juste des cauchemars ; des cauchemars ; des cauchemars !
Sur les murailles les sentinelles scrutaient les environs sans relâche. Pour l’instant la nuit ressemblait à toutes les autres. Une nuit claire. Une bonne nuit. La chouette du donjon répondait à celle des fours à pains, deux ou trois chiens aboyaient à un chat, les mulots étaient au grain et les étoiles brillaient au firmament. Les arbres et les arbustes avoisinants ne bougeaient pas ce qui laissait présumer que les sarrasins n’étaient toujours pas dans l’environnement proche d’Alaudia. Une partie des archers s’amusaient à des jeux de table. Ils lançaient des dés puis avançaient des pions sur un tablier dans le sens d’un parcours fléché. D’autres dormaient où affutaient les pointes de leurs flèches. Puis le soleil éclaira peu à peu les collines et le jour vint caresser les pierres du domaine. Alors les sarrasins arrivèrent et se préparèrent à faire le siège de la villa.
Je ne vous parle ni d’armée, ni de brigands, ni de marchands, mais ces sarrasins étaient en vérité les trois à la fois ! D’autres les qualifiaient aussi de corsaires. Quoi qu’il en soit, ils furent des andalous ayant pris la maîtrise de l’espace méditerranéen, et ayant, pour ce qui nous concerne en Provence, installé un comptoir au Fraxinet, aux alentours de l’an Huit-cent quatre-vingt-dix. En mélangeant l’esprit de conquête, de profit et de jihad, par leurs raids et leurs razzias ils anéantissaient les échanges commerciaux entre l’Europe de l’Est et l’Europe Occidentale. Obéissaient-ils à l’Emirat omeyyade de Cordoue ? Nul ne pouvait l’affirmer, pas plus que l’on ne pouvait affirmer qu’ils représentaient aujourd’hui, presque cent ans après, le Califat de Cordoue !
Sous le soleil naissant leurs cimeterres brillaient comme des miroirs ! Leurs arcs turquois, d’un mètre-cinquante de haut, semblaient être des armes de géant ! Leurs javelots piquaient les nuages et leurs feux grégeois narguaient nos palissades de bois ! Enrubannés pour les uns, dont on ne discernait même pas la couleur de leurs yeux, les autres étaient couverts de côtes de maille et tous chantaient leurs chants barbares hardiment ! Ils s’installèrent hors de portée de nos flèches et de nos carreaux d’arbalètes, puis, de là, ils tentèrent de nous assoiffer et de nous affamer durant six semaines pleines. Nos vivres épuisées nous serions réduits à l’esclavage ou à la famine ! Mais nous étions confiants. Les hommes et les animaux étaient à l’abri dans l’enceinte fortifiée et nous avions rentré les céréales comme tous les produits périssables. Dans le puits l’eau était intarissable. Les munitions étaient abondantes et les hommes déterminés.
Mais un siège demeure un siège, et succédant à l’allant, à la confiance, à la braverie du début, le moral de nos hommes commençait à pâlir. Quelques bâtiments d’exploitation n’étaient plus que cendres et nous avions remarqué que trois ou quatre groupes de sarrasins se relayaient régulièrement à leur campement. Contre nous, une nouvelle troupe fraîche de sarrasins tous les quatre jours, notre sort serait rapidement scellé !
Depuis quelques nuits la chouette du donjon ne répondait plus à celle des fours à pains, les deux ou trois chiens n’aboyaient plus au chat, les mulots n’étaient plus au grain et les étoiles semblaient voilées au firmament.
Mais c’était sans compter sur la providence ; sur l’idée lumineuse qui révéla, une fois encore, le génie du docteur ; l’idée qui fit basculer la situation !
Au vu des vivres et des munitions qu’il nous restait encore, de l’état d’esprit des donneurs d’ordres comme celui des grivetons, nous aurions pu tenir quelques jours encore, juste quelques jours ; quelques jours seulement !
Alors il eut l’idée de fixer solidement quelques pains à nos flèches et de les envoyer vers le campement sarrasin. Et la ruse fit mouche ! Pensant que nous regorgions de vivre, maintenant que l’hiver commençait à poudrer la campagne de ses premiers flocons, ils préférèrent abandonner le siège plutôt que d’affronter l’inconnu et le froid !
Ce soir-là la lune, en son dernier quartier, arriva bien avant la nuit ! Lorsque l’obscurité la rattrapa tous la virent briller avec trois étoiles autour d’elle ! Trois étoiles aussi brillantes que de l’or !
Trois étoiles, un croissant de lune et deux pennes de flèches sur fond d’azur devaient, bien plus tard, constituer les armoiries de la ville d’Allauch ! Si vous ne me croyez pas allez donc demander à Alphonsine, vous la trouverez sifflant par les sentiers du pic de Taoumé, bien au-delà de la grotte du Grosibou, où depuis plus de mille ans elle garde ses chèvres ! Elle vivait alors sur le Mont Rodinaccus, a vu ce qu’il s’est réellement passé… et c’est elle qui m’a conté l’histoire… telle que je vous l’ai décrite !
A bèn lèu !