Nous étions le dix-neuf novembre deux mille-dix-huit, jour de la Saint Tanguy. Dans le calendrier républicain, où les noms des mois s’affichaient particulièrement éloquents, Novembre se nommait alors Brumaire, ce qui se vérifiait parfaitement depuis l’aube. Certes il ne faisait guère froid mais la brume cheminait côte à côte avec mes soupirs de lassitude et la pluie d’Ouest. L’eau toquait à la fenêtre avec insistance comme si elle voulait entrer et s’écouler sur les tréfonds de mon âme lascive. Le chat soupirait en regardant dehors. La soupe, dans laquelle frémissait une carcasse de colvert entre quatre bouts de navets et les feuilles vert bouteille des poireaux, soupirait sous son toit de terre cuite. La pendule soupirait à son tour appréhendant surement les interminables soirées d’hiver qui s’installaient peu à peu, et qu’elle devait piqueter de ses revifs tous les quarts-d’heure. Tout soupirait ici-bas et tout transpirait dans l’humide oisiveté de cette nouvelle saison en terres occitanes. J’avais du bois à rentrer, deux vignes à tailler, de l’ordre à mettre à la cave, un ouvrage en cours, de la vaisselle à terminer, le lit à retendre, un phare du tracteur à changer, une gouttière à réparer sur le toit de la niche de Zeus et Courteline, des courses à faire et des copains à voir, mais je resterais dedans aujourd’hui. Une embardée du moral, peut-être ; peut-être un coup de mou. C’est au grenier que mes pas me portaient inconsciemment, je devais y faire du vide et ce jour semblait propice à cette entreprise ; ainsi soit-il.
Il faisait presque chaud sous les tuiles où des pans de laine de verre pendaient pour laisser pénétrer quelques filets d’air. Ailleurs, des toiles d’araignées, de la poussière voletant entre deux rais de soleil, des parfums et des objets d’autrefois… un bric-à-brac somme toute normal pour un grenier. Un grenier respirant une harmonie certaine avec ses malles, ses meubles démontés, ses vieilles glaces et ses étagères dont le dernier inventaire remontait à la fin des années soixante vu les dates des premiers journaux de la pile. Je pris le temps de lire quelques pages au hasard où de grosses lettres noires et épaisses traitaient de Mai soixante-huit, du Printemps de Prague, du Festival de Woodstock, des premiers pas de l’homme sur la lune, d’un cyclone au Bangladesh, et de Jackie Stewart qui remportait le championnat du monde de Formule 1 au volant d’une Matra-Ford en mille neuf-cent-soixante-neuf. Les journaux étaient ficelés par année et sur les pages people Tracy Reed, Claudia Cardinale, Danielle Darrieux et Edwige Feuillère arboraient un sourire d’une éclatante beauté. Bien évidemment, par-dessous, une famille de souris affamées de chroniques nourrissantes avait dévoré une bonne part du festin en laissant sur place les restes de son repas.
Je jetais un regard alentour cherchant où démarrer le rangement que j’avais prévu d’effectuer… et remis au moins dix fois ! Une malle de voyage aux armatures dorées attira mon attention. Les ferrures brillaient. Elle devait pour le moins renfermer un trésor ! Les clés étant sur les deux serrures j’ouvris et soulevais le couvercle avec une délicate attention. Deux chandeliers entourés de torchons d’un coton épais étaient posés sur le dessus. Trois cadres venaient ensuite, mais les mariés posant sur les photos m’étaient inconnus au bataillon familial, puis, en parlant de bataillon, un képi de l’époque de la Cochinchine, des épaulettes galonnées dans une boîte métallique et une épée comme les portent aujourd’hui les Saint-Cyriens au défilé du quatorze juillet. Au-dessous je trouvais de vieux actes notariés et un écrin à bijoux recouvert de satin gris entouré d’un liseré bleu-blanc-rouge contenant deux médailles militaires datant de la guerre de quatorze. Tout au fond de la malle dormait un carnet intime recouvert de cuir rouge satiné, avec son fermoir de laiton ciselé et son crayon doré étriqué dans son fourreau. De sa plus belle plume la diariste avait écrit sur la couverture : – Le Cahier de Yolande –.
Je m’approchais de la fenêtre et dépoussiérais d’un revers de manche un petit banc de bois qui était à proximité. J’avais souvenance de ces bancs sur lesquels les anciens prenaient place, autrefois, dans l’âtre gaillard de la salle à manger, lorsque l’hiver rudoyait leur maison. Il devenait à présent mon fauteuil de lecture, inconfortable mais béni !
Je devais déjeuner seul ce jour-là, le restant de la famille étant dispersé aux quatre coins de la campagne. Je n’attendais personne et n’avais rien d’urgent sur le feu. L’idée ne me vint même pas de descendre ce – Cahier de Yolande – dans le salon, autrement confortable, alors, lisant à voix haute, le grenier fut le premier témoin de ce récit et le petit banc de bois le fauteuil le plus moelleux qui soit.
Lorsque je tournais la première page je n’éprouvais pas ce genre de curiosité malsaine à m’immiscer dans la vie privée de Yolande. D’ailleurs je ne connaissais Yolande ni d’Adam ni d’Eve. Ce sentiment malsain de voyeurisme ne me prit à aucun moment de l’histoire que je lus comme s’il s’agissait là d’un roman. Jamais, au fil des pages, j’eus l’impression d’être un fouille-pot ! Aujourd’hui j’écris des nouvelles et il m’est agréable de vous faire partager cet amour que connut Yolande, et qui, par la présente, perdurera peut-être, qui le sait, dans les strates insoupçonnables de l’éternité !
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Yolande et Justin s’étaient unis dans la petite église de notre village le samedi dix-neuf juillet mille neuf-cent-trente, jour de la Saint-Arsène. Justin avait sept ans de plus que Yolande, ce qui se retraduisait dans toutes les bouches par : « mariage plus vieux, mariage heureux ! ». Il faisait chaud ce jour-là, mais comme vous le savez le temps n’a rien à voir dans ce diction.
Si la crise de mille neuf-cent-vingt-neuf commençait à balayer les extravagances des années folles et à marquer le retour d’une rigueur vestimentaire, dont les robes des mariées, il était encore trop tôt pour prendre en compte cet état de fait dans notre région. Dans notre campagne viticole, tant éloignée de toutes les cités à la mode, les robes étaient du « concocté maison » depuis bien des décennies, et passaient allègrement d’une mariée à l’autre… avec quelques modifications cependant. Yolande n’avait pas échappé à la règle. Elle arborait toutefois un élégant drapé satiné retenu par une grosse fleur et piqueté de fausses perles, deux bretelles à la dentelle finement brodée et un serre tête plus étincelant encore qu’un rosier Palais Royal en été ! Un chignon impeccablement ajusté coiffait l’ensemble. La mariée respirait la candeur et la fierté de Justin, son homme !
Lui était habillé comme l’étaient tous les hommes de la région depuis le mariage du dernier wisigoth connu. Soit un costume noir avec des bretelles, un gilet, une chemise blanche avec une cravate ficelle, des chaussures en cuir et un sourire de fête ! La raie étaient bien marquée et les cheveux gominés comme il se devait, le tout parfumé de frais.
La table du banquet était constituée de larges planches alignées sur des tréteaux et recouvertes de lumineux draps de lin. Les nappes étaient décorées d’orchidées, de brassées de lavande, de tiges d’Yvette, de guimauve rose, d’arums, de roseaux à quenouille et même de potées de belles de nuit ! La vaisselle était blanche et sertie d’un liseré d’or avec des breloques incrustées de part et d’autre du liseré. Les verres étaient en cristal et les couverts en argent ! Les plats embaumaient plus encore que les fleurs ! Les voix et les rires montaient graduellement à mesure que le soir descendait. Tout le village était aux noces ; le vin coulait à flots, les pâtisseries se succédaient ; demain s’annonçait merveilleux !
Dans les pages suivantes j’appris que Justin, fils unique, était marchand de vin, qu’il travaillait dans l’entreprise familiale et que les revenus ne manquaient pas. Yolande ne travaillait pas, la belle famille ne l’aurait pas toléré ! Son beau-père tenait le « bureau », et le carnet « clients » dormait toute l’année dans la poche intérieure droite de sa veste. Des charrettes de demi-muids titubants quittaient pratiquement le chai tous les jours et il y avait du travail à temps plein pour quatre hommes toute l’année ! Sa belle-mère tenait la maison et ne supportait personne d’autre dans la cuisine. Alors Yolande s’occupait de la volaille, du jardin potager, des fleurs de la propriété et du pigeonnier.
Lorsqu’elle « parlait » à Justin, les dix-huit mois précédent leur mariage, il était ma foi totalement disponible pour elle. Ils pouvaient se voir l’après-midi au bord de la rivière et le soir Justin prenait encore le temps d’amener Yolande danser avec leurs amis. Ils faisaient de longues balades dans les vignes, où, suivant la saison il lui cueillait un brin d’amandier en fleur qu’il accrochait à son chapeau, un coquelicot qu’il glissait à sa boutonnière ou une cigale qu’il suspendait à son cœur ! Il la couchait parfois dans l’herbe parfumée d’une pinède et la couvrait de baisers ; Yolande était heureuse de ses délicatesses. Mais depuis leur union son travail l’absorbait totalement et Justin consacrait de moins en moins de temps à son épouse. Et l’enfant qu’il désirait qui n’arrivait jamais ! Jamais la moindre nausée, jamais le moindre étourdissement, jamais le ventre de Yolande qui ne s’arrondissait, jamais de cernes sous ses yeux !
Entre l’instabilité politique internationale due au crack de mille neuf-cent-vingt-neuf, les gouvernements français souvent renversés par la chambre des députés, la baisse des prix agricoles, les sautes d’humeur du beau-père, les absences du mari, la Piéride du chou qui avait ravagé tout le potager l’hiver trente-un, les pigeons qui avaient contracté l’ornithose l’été trente-deux, la grève générale organisée par la gauche en février trente-quatre, les fièvres de la vieille en juin de la même année, les sautes d’humeur de la belle-mère, les saisons qui défilaient trop vite sur cette terre sèche et l’enfant qui ne venait toujours pas, quelle sale période pour Yolande ! « Que tout aille au feu si ça veut, même moi » s’exclamait-t-elle à la page trente-sept !
Une voiture se garait sous mes fenêtres, je levais un instant le nez du cahier ; ce n’est quand même pas possible, Yolande était ensorcelée ! Quelqu’un clochait, je descendis, c’était la factrice qui m’apportait un colis, du Saint Nectaire qu’un ami affineur m’envoyait de Saint-Victor-la-Rivière. Je souriais en pensant aux pommes de terre bouillies qui l’accompagneraient le soir. Et peut-être ouvrirais-je pour l’occasion, sus aux chauvins, l’une de ces quelques bouteilles de blanc qui me venaient d’entre Riom et Issoire ?
Maintenant j’allais poursuivre la lecture du – Cahier de Yolande – en mon salon. Le jour faiblissait mais l’halogène serait d’excellente compagnie ; le canapé aussi.
Cela faisait déjà plusieurs semaines que lorsque Yolande revenait du lavoir avec sa brouette de linge propre le nouveau maréchal-ferrant du château, arrivé au village dix mois auparavant, l’accompagnait jusqu’à la grille de la propriété. Elle l’avait rencontré chez Angèle, son amie d’enfance, qui avait épousé l’année précédente Lucien, le responsable des écuries du château. Elle l’avait gentiment repoussé mais apparemment sans ardeur. Il ne s’était donc éloigné de trop et avait gardé un œil sur elle. Il était lui aussi marié et avait deux magnifiques enfants aussi roux que leur père. La mère était brune et travaillait également au château comme repasseuse. Lui se prénommait Adrien et il paraissait être fol amoureux de Yolande. Yolande n’avait pas mentionné dans son cahier le prénom de la repasseuse ni celui des enfants, mais elle avait souligné de trois traits épais « lorsqu’il me regarde ses yeux ressemblent aux nuits étoilées de notre mois de juin ». Adrien était fol amoureux de Yolande mais la chose n’étant pas possible, elle l’évitait bien décidée à suivre son chemin de femme fidèle.
Certes, la seconde guerre mondiale se profilait mais les successeurs des choux de trente et un n’avaient plus attrapé la Piéride. L’ornithose de l’été trente-deux avait décimé les trois-quarts des pigeons mais le colombier connaissait à nouveau une population raisonnable. Les prix agricoles avaient encore baissé et le beau-père et la belle-mère devenaient de plus en plus acariâtres. La vieille toussaient de plus en plus gras, elle était maintenant maigre comme un coucou et ne passerait probablement pas l’hiver. Les premières rides apparaissaient aux contours des yeux de Yolande. L’enfant attendu par toute la famille n’était pas venu, aussi, Justin délaissait totalement sa moitié. Se réfugier dans le travail lui était une excuse fort voyante, Yolande n’était dupe, elle ne lui donnait pas de fils et il la tenait pour responsable ! Je ne sais s’il l’aimait toujours mais il se butait lorsque le sujet était abordé. De toute façon il partait souvent à la rencontre de ses clients et passait au moins trois semaines par mois hors de la propriété où l’air lui était devenu irrespirable.
En mille neuf-cent-trente-cinq « La voix du peuple de Narbonne – Journal politique, d’information sociale et d’intérêts locaux » qui paraissait tous les dimanches depuis le mois de mars, et « La Dépêche -Journal de la Démocratie » tenaient à peu près le même langage sur le déficit budgétaire qui se creusait à dix milliards quatre-cent-millions de francs, les prouesses de la liaison aérienne Paris-Alger, le Service Militaire qui passait à deux ans, le Traité d’Assistance Mutuelle entre la France et l’URSS, le lancement du paquebot Normandie, et la Finale de la Coupe de France de football qui avait vu, le cinq mai, au Stade Olympique Yves-du-Manoir, à Colombes, la victoire trois buts à zéro de l’Olympique de Marseille face au Stade Rennais UC.
Ces deux journaux commentaient également avec beaucoup d’intérêt la création, le trente juillet, du Comité National des Appellations d’Origine pour les vins et eaux de vie, sous l’impulsion du Sénateur Joseph Capus, diplômé de l’Ecole d’Agriculture de Grignon, qui offrait à la viticulture française et mondiale de nouvelles perspectives de développement. Inutile de vous dire que toute la famille lisait ces articles d’un œil plus brillant encore qu’un lingot d’or !
Au jardin, ma foi, les tomates, les salades, les aubergines, les dahlias et les glaïeuls prenaient de chatoyantes couleurs et poussaient en bonne harmonie. Du pigeonnier, les petits nés fin juin s’élançaient à tire-d’aile et se coursaient maintenant au-dessus des souches dont la véraison était en bonne voie. La vieille avait tenu mais la toux grasse que le Docteur Briscatin n’arrivait pas à soigner avait eu raison d’elle, et tout le village l’avait accompagnée au cimetière peu avant le quatorze juillet. Au chai les affaires se maintenaient tant bien que mal et le nouveau petit patron tant attendu ne viendrait jamais. Justin, qui se contentait jusque-là des filles des lanternes rouges de Carcassonne et Toulouse, où il vendait son vin, avait apparemment pris maîtresse du côté de Lézignan-Corbières ; qu’importe ! Le beau-père et la belle-mère vieillissaient mal ; qu’importe ! Les saisons défilaient bien vite, qu’importe !
En ce mardi six août mille neuf-cent-trente-cinq, jour de la Transfiguration (changement Glorieux survenu chez le Christ), le visage, le sourire, le corps et la vie de Yolande allaient également être transfigurés !
C‘est aux alentours de onze heures du soir que la cloche sonna ; la cloche qui annonçait alors un incendie dans le village. Le feu avait pris au château, dans l’aile où étaient stockés les ballots de paille ; au petit stock, heureusement. Comme il se propageait rapidement toutes les bonnes volontés des environs étaient conviées à donner la main. Il fallait faire passer les seaux d’eau, à la chaîne, depuis les deux puits jusqu’à la grange. En un tournemain tous les hommes étaient-là. Les femmes, les vieux, et les grands enfants également. De la propriété familiale vinrent Yolande, le beau-père et deux ouvriers. Quant aux deux autres cavistes, habitant au village, ils les avaient rejoints au château.
Je ne sais si ce fut les essences de cette nuit chaudement étoilée, la peur et l’attirance du feu, les chants des hommes, les cris des bêtes, l’absence de son mari qui était en goguette ou vendait son vin, ou l’excitation diabolique de s’approcher d’Adrien au plus noir de la nuit, Yolande était frémissante et tendue du fond de son regard au bout de son téton.
Sur les muscles sculptés du maréchal-ferrant roulaient des perles de vapeur auxquelles se joignirent d’autres perles de désir lorsqu’il vit apparaître Yolande à quelques pas de lui. Il en était de même pour elle comme si déjà leurs corps s’entremêlaient. Il n’était qu’une question de temps. Tous redoublaient d’ardeur à la tâche. Angèle, l’amie d’enfance de Yolande, et Lucien, son mari, responsable des écuries, se démenaient comme des lions. Lucien pompait l’eau de l’un des deux puits et Angèle envoyait les seaux. Adrien, lui, tenait une lance branchée sur le deuxième puits et aspergeait les flammes. Trente minutes suffirent pour circonscrire l’incendie. Grâce à l’aide de tous les dégâts furent limités, l’ensemble du stock et presque la totalité du bâtiment furent sauvés.
Les châtelains calèrent dans la cour deux tables sur des tréteaux sur lesquelles on posa du pain, du jambon de pays, des pâtés, du vin de grenache et des gâteaux sec. Tous restèrent une heure à parler du feu, de la véraison des raisins, de la peur des chevaux, à surveiller les fumerolles, et à partager la collation de remerciements. La femme d’Adrien, la repasseuse, s’appelait Fiorine. Elle dut rentrer rapidement pour rassurer ses enfants apeurés par les crépitements de la paille, les lueurs des flammes, les chants des hommes et les cris des bêtes à une heure aussi tardive. Tout le monde partait, Yolande resterait un peu près d’Angèle, pour ranger, et Lucien la ramènerait, alors le beau-père et les deux ouvriers rentrèrent à la propriété.
Le plan était différent. Un court instant Yolande et Adrien échangèrent quelques mots, cachés de tous près de la grille du château. Quelques mots ; ces mots usuels d’une grande banalité qui ouvrent rapidement les portes du langage du cœur. Aussitôt leurs lèvres se joignirent et un discours acharné remplaçait maintenant leur échange de mots. La main d’Adrien enlaça Yolande et l’emmena de l’autre côté du chemin derrière un rideau de tournesols.
Le corps bandé de Yolande s’offrait à présent au jeu sensuel des caresses divines. Plusieurs orgasmes vinrent la posséder. La terre était chaude et l’air de la nuit complice. Son cœur haletait autant que sa bouche. Sa tête, ses cuisses et son dos ondulaient sur l’herbe noire du talus. Adrien était exquis. Leurs vêtements épars jonchaient les tournesols. Adrien, enveloppé d’essences divines, lichait le corps nu de Yolande. Ses lèvres et ses doigts s’insinuaient entre les méandres de l’intime comme si la brèche du bouillonnement ne lui avait jamais été ouverte ! Pas un bruit au château. Puis Yolande enserra le corps d’Adrien comme un étau pour une interminable et folle étreinte. Sur leurs corps empressés la sueur remplaça la rosée, la danse remplaça l’entrechat. De leur couche leurs douces plaintes s’évaporaient vers des cieux dont ils ne percevaient ni les sourires de Vénus ni l’immensité étoilée. En un ineffable silence le firmament jouissait. L’incendie était oublié et ils ne sentaient même plus l’odeur de la fumée qui se drapait sur les piques hérissées des tournesols ! Les comètes pouvaient entrer dans l’espace, personne ici ne guettait ! Puis l’instant physique prit fin ; ce fut l’amour et la tendresse qui prirent le relais. Comme de vieux amants ils se rhabillèrent lentement. Leurs gestes étaient calmes, leur souffle et leurs mots aussi.
Ils traversèrent furtivement l’allée de chênes centenaires et main dans la main Adrien ramena Yolande à la grille de sa propriété. Certes ce soir le temps leur était compté, certes ils en voulaient plus ; certes ils avaient eu beaucoup ! Ils grappillèrent un autre baiser au sort et ce fut tout pour cette soirée.
De la page cinquante-quatre à la page soixante-deux l’écriture de Yolande était tremblotante. Je sentais bien qu’elle avait été submergée par l’émotion en écrivant. De toute évidence elle revivait le moment, et j’éprouvais pour cette femme qui avait osé s‘offrir à un autre homme que le sien, dans l’époque, le milieu social et culturel que nous connaissons, beaucoup d’admiration et de respect.
Pour moi aussi le soir tombait, le restant de la famille allait rentrer, je devais préparer ces fameuses pommes-de-terre bouillies qui accompagneraient le Saint Nectaire et mettre au frais l’une de ces bouteilles de blanc qui me venaient d’entre Riom et Issoire !
Dès le lendemain matin, à nouveau seul dans la maison, je reprenais le fil de l’histoire.
Derrière la propriété de Yolande, enfin, de ses beaux-parents et de son mari, il était une garrigue escarpée où seuls quelques bergers amenaient de temps à autres paître leur troupeau. Mais comme les bergers du village avaient bien vieilli et que la garrigue était bien escarpée ils n’y venaient guère et préféraient arpenter des pâtures plus plates. Sur cette garrigue escarpée Dieu avait anarchiquement semé des genêts, des romarins, des lavandes, des cistes blancs et roses, des asphodèles, des aphyllanthes de Montpellier et des lins de Narbonne. Il avait planté, tout aussi anarchiquement, des arbousiers, des pins d’Alep, des chênes kermès et avait jeté sur le tout des criquets de Barbarie, toute une panoplie de sauterelles, des millions de cigales, des papillons, des perdrix, des faisans, des corneilles noires et des petits lapins à queue blanche. Heureusement qu’il avait pensé à y introduire quelques genettes et quelques renards pour réguler le tout. Dieu avait aussi tracé un élégant sentier qui démarrait à la vigne de la clau, qui veut dire « clé » en occitan (la clé des champs, peut-être ?), et qui passait à trois-cent mètres de la vigne devant un énorme noyer puis se perdait dans les nuages. C’est sous ce noyer dont personne n’avait cure depuis longtemps que Yolande et Adrien assouvissaient dès lors leurs amours, bercés par les arômes, la douceur et la musicalité de la nature environnante.
Ils se voyaient pratiquement tous les jours et étaient devenus inséparables. Plus que cela, quand l’un ne pouvait venir au rendez-vous les deux ressentaient un vide immense ! Alors leur vie perdait de son éclat et dès leurs retrouvailles ils se happaient comme s’il s’agissait de leur première fois ! Après l’amour, en se caressant ils se contaient ces choses simples qui font rire et tuent le temps. Ils riaient de quelqu’un, d’une situation, d’un geai qui passait en criant. Ils respiraient le même air, mettaient le même brin de thym à la bouche, cherchaient des formes d’animaux dans les nuages qui descendaient vers la mer et se réchauffaient du même soleil dans le même nid !
Même s’ils étaient totalement fous l’un de l’autre, au fil des pages Yolande avait mentionné plusieurs fois que l’idée de voir régulièrement un autre homme que son mari lui avait été difficile au début. Même si tout sentiment entre elle et Justin était éteint. Même si Justin lui adressait tout juste la parole. Yolande, dans son cahier, n’a jamais fait état de la situation sentimentale entre Adrien et Fiorine. Était-ce par pudeur, par respect ? Adrien et Yolande s’aimaient, ils avaient fait le choix de se voir quotidiennement, avec tous les risques que cela comportait et leur choix était assumé. Voilà une période, un lieu, une culture où l’on ne divorçait pas aussi facilement, on fermait les yeux sur la noirceur de ses jours et l’on respirait le vent à pleine bouche sans se plaindre. Alors Yolande avait pris un amant comme d’autres avaient choisi de souffrir en silence ou d’en terminer avec leur agouante vie terrestre.
Lorsque l’heure du rendez-vous approchait l’excitation montait. Les jambes de Yolande tremblaient à chaque pas, elle tressautait au moindre bruit, elle bafouillait au moindre mot mais ne s’est jamais trahie. Adrien non plus. Leur amour était fusionnel, ils étaient en symbiose charnelle et intellectuelle. Leur routine se caractérisait par de petits rituels qui leur faisaient vivre des instants magiques. Certes, l’aurevoir était empli de tristesse mais tout recommencerait le lendemain dans le plus grand bonheur. Yolande et Adrien étaient honnêtes et loyaux l’un envers l’autre, ils se livraient des petits secrets, s’écoutaient, étaient l’un pour l’autre toujours de bon conseil et ne se portaient aucun jugement. Au retour de leur escapade leurs vies respectives reprenaient tout à fait normalement ; la famille, les amis, le travail. Seule Angèle, l’amie d’enfance de Yolande, était au courant de leur liaison mais jamais elle n’en dit mot à qui que ce soit.
Mais au début septembre mille neuf-cent-trente-neuf on placarda sur le mur de la mairie et celui de l’école cette affiche intitulée république française, avec, en dessous, deux drapeaux bleu-blanc-rouge aux manches croisés, et en dessous encore, écrit en grosses lettres noires ordre de mobilisation générale. On pouvait lire plus bas que le premier jour de la mobilisation générale était le samedi deux septembre mille neuf-cent-trente-neuf à zéro heure. L’affiche mentionnait également que tout français soumis aux obligations militaires doit, sous peine d’être puni avec toute la rigueur des lois, obéir aux prescriptions de son fascicule de mobilisation. Et puis d’autres blabla quant à la réquisition des animaux, des voitures, des moyens d’attelage, des aéronefs, des véhicules automobiles, des navires, des embarcations, des engins de manutention et de tous les moyens nécessaires pour suppléer à l’insuffisance des moyens ordinaires d’approvisionnement de ces armées. Il était naturellement précisé au bas de l’affiche que les autorités civiles et militaires étaient responsables de l’exécution du présent décret.
Tout alla très vite à partir de ce jour. A la propriété les choses étaient simples, Firmin et les quatre ouvriers iraient à la guerre et le beau-père verrait s’il est possible de continuer les affaires, et comment. En plus de l’intendance, du jardin, du pigeonnier, de la volaille, des lentilles, et du cresson sur la rivière la belle-mère et Yolande mettraient la main à la pâte quant à la destinée du chai. Pour le reste on verrait à mesure ; on s’adapterait !
Il en était de même au château. Même si le conflit couvait depuis plusieurs mois tout le monde était pris de court ne sachant trop comment classer les priorités. Comme les charrettes et les chevaux, les deux véhicules automobile seraient réquisitionnés… les bâtiments peut-être aussi. Les hommes devaient partir, comme en quatorze les femmes prendraient la suite. Là aussi on verrait à mesure et l’on s’adapterait !
Pour Yolande et Adrien tout juste le temps de se dire au revoir. Au revoir ou adieu, on savait ce qu’était la guerre. Et pour leur dernière rencontre le noyer entendit parler de bataille, de casse-gueule, de casse-pipe, de front, de razzia, de cataclysme et il vit les larmes de Yolande sillonner ses joues. Quatorze- dix-huit était dans l’esprit de tous ; elle avait fait dix-huit millions six-cent-mille morts !
Sur le petit sentier de la garrigue escarpée jamais les bottes des soldats ne claqueraient. Seuls les genêts, les romarins, les lavandes, les cistes blancs et roses, les asphodèles, les aphyllanthes de Montpellier, les lins de Narbonne, les arbousiers, les pins d’Alep, les chênes kermès, les criquets de Barbarie, toute la panoplie des sauterelles, les millions de cigales, les papillons, les perdrix, les faisans, les corneilles noires, les petits lapins à queue blanche, les genettes et les renards seraient en paix. Partout ailleurs ce serait la nuit, et la désolation étendrait ses tentacules.
Tout alla très vite en effet. Justin, Adrien, Lucien, les quatre employés de la propriété et les autres garçons du village étaient quillés sur deux voitures plateaux ; ils partaient. L’une allait à Narbonne, l’autre à Carcassonne. Leurs femmes, leurs parents, leurs enfants étaient là et leurs larmes emplissaient les caniveaux. Yolande, Angèle et Fiorine se tenaient par les mains qu’elles serraient fortement. Les hommes ne partaient pas en chantant comme ceux de quatorze ! Inquiets ils abandonnaient leur foyer, leur travail, avec l’espoir que cette guerre soit courte ! Ceux-là partaient sans manifestation d’enthousiasme nationaliste. L’air parfumé de leur terre et de leur garrigue escarpée leur manquerait rapidement ; ils en étaient conscients.
Au début de juin mille neuf-cent-quarante, alors que Yolande profitait d’une belle journée pour étancher des barriques sur le seuil du chai, Angèle arriva toute souriante et haletante. Adrien était arrivé à l’aube pour huit jours. Il lui faisait dire que si elle le pouvait elle aille au noyer sur le coup des six heures… et qu’elle devait lui ramener aussitôt la réponse. Il lui faisait dire aussi que s’il avait de ses nouvelles par les courriers de Fiorine, ne pas entendre sa voix ni enlacer son corps était les plus grandes atrocités de sa guerre ! Inutile de vous dire qu’à l’heure dite Yolande alla au noyer au triple galop !
Adrien montait doucement vers le noyer, et pour cause, une blessure à l’abdomen l’empêchait de presser le pas. Longtemps ils s’enlacèrent et s’embrassèrent avant de parler. Le quatorze et le quinze mai il avait participé à la Campagne de France et c’est sous les obus, à la bataille de Gembloux, qu’il avait reçu des éclats de fer au ventre et à la jambe. Beaucoup d’autres étaient morts, lui était vivant, sa blessure par chance n’était pas des plus graves, il pouvait marcher et c’était là l’essentiel ! A la suite de cette terrible bataille le Général en chef Gamelin, de qui dépendait son bataillon, donna à ses hommes une permission de huit jours afin de reprendre des forces chez eux. A tour de rôle chaque groupe partait lorsqu’un autre revenait. En huit jours ils se retrouvèrent huit fois sous le noyer.
Justin, lui, écrivait à ses parents et Yolande profitait de ses nouvelles. Il était quelque part dans l’armée des Alpes à tenter de contenir les troupes de Mussolini. Le Duce envisageait de reprendre Nice, la Corse et la Savoie, aussi Justin avait du pain sur la planche sur les pentes escarpées des Alpes du sud. Lucien s’occupait des chevaux du côté de la Ligne Maginot et pour l’instant il n’avait pas eu à pointer le canon de son fusil sur l’ennemi. Quant aux quatre ouvriers du domaine, l’un était au ravitaillement à Reims et l’on demeurait sans nouvelle des trois autres. On apprendrait beaucoup plus tard qu’ils étaient en excellente santé et qu’ils étaient prisonniers dans une ferme en Allemagne où ils faisaient bouillir la marmite.
Les huit jours passèrent si vite qu’Adrien repartit juste après le dernier baiser donné à Yolande et après la promesse faite de partir ensemble une fois les hostilités terminées.
Bien entendu, depuis la mobilisation générale le quotidien La Dépêche – Journal de la Démocratie, qui avait décidé de poursuivre ses activités pendant la guerre, informait des affaires de celle-ci pratiquement en temps réel. Elle protégeait, en sus, des républicains espagnols réfugiés, des juifs et des francs-maçons qu’elle cachait souvent dans ses propres locaux de la rue Bayard à Toulouse. Entre la lecture de ses articles et l’écoute du poste après dîner toute la population était bien informée de la situation du pays, que ce soit au sujet des manœuvres politiques, des points d’affrontement, des stocks de nourriture, des déplacements ou du moral des troupes !
Mis à part une pensée quotidienne à l’endroit d’Adrien, chaque jour, le cahier de Yolande ne reflétait maintenant rien de significatif, sauf peut-être le départ de la belle-mère en mille neuf-cent-quarante-trois, et dès lors l’affaiblissement du beau-père… une charge de travail supplémentaire à la propriété… mais l’aide de quatre jeunes auvergnats envoyés par la mairie.
Yolande ne parlait plus des fleurs, du jardin, du pigeonnier, de la volaille, ni du cresson qu’elle aimait tant à ramasser sur le petit bras de rivière qui passait en contrebas de son courtil. Elle ne mentionnait même plus ses escapades sous le noyer où elle faisait semblant d’aller retrouver son Adrien ! Les rares phrases qui lui venaient étaient sans forme, sans couleur et sans vie.
Voici ce qu’elle mentionna dans son dernier chapitre.
A la fin de l’année mille neuf-cent-quarante-cinq, alors que les soldats et les prisonniers revenaient un peu tous les jours de la guerre par petits groupes, Angèle vint la chercher les larmes aux yeux. Les gendarmes étaient chez Fiorine pour une sale nouvelle. On avait retrouvé le corps d’Adrien gisant dans un ruisseau, apparemment heurté par la chenille d’un char. Yolande resta toute la soirée à pleurer avec Angèle, Fiorine et ses enfants.
Puis elle inscrivit, et ce fut là ses derniers mots, qu’on était le samedi premier décembre mille neuf-cent-quarante-cinq, qu’il était onze heures du soir, qu’elle se rendait au chai, qu’elle emporterait une corde et qu’elle allait se pendre à la plus grosse branche du noyer, là-haut sur la garrigue escarpée.
De son rouge à lèvres le plus vif elle signa Yolande en un trait long et épais. De la même manière elle écrivit à côté Adrien, et d’un baiser appuyé elle embrassa le prénom de son aimé. La marque rouge de son amour semble encore fraîche aujourd’hui, soixante-treize ans plus tard. Derrière, ce ne sont que des pages blanches, celles d’une symphonie inachevée.
Trois semaines passèrent et tous les garçons du village rentrèrent, harassés, froissés, éclopés mais vivants. Tous, sans exception, même Adrien !
Cruelle erreur, erreur fatale des gendarmes, ils avaient annoncé à Fiorine la mort d’un homonyme.
Putain de vie, putain de sort. Je me suis rendu au cimetière, j’ai trouvé la tombe de Yolande, j’y ai déposé quelques fleurs et nous avons bavardé. Sa voix est douce, elle dort en paix. J’avais mis un visage sur son prénom et je ne fus pas déçu en voyant sa photo.
Adrien est décédé en décembre deux-mille-cinq, à l’âge de quatre-vingt-quinze ans. Sa tombe se trouve au cimetière du village de Saint Amour, dans le département du Jura, où vit l’un de ses enfants.
Comment le Cahier de Yolande repose en mon grenier ? Jamais personne ne m’en avait révélé l’existence auparavant. Les temps et les amitiés ont aussi leurs mystères !
Allez heureux !