Lorsque vous me percutâtes, Madame, sous les brumes blanchâtres des grenades lacrymogènes et la noirceur des temps, vous fûtes désemparée ! Les soleils artificiels des guirlandes de Noël transperçaient pourtant la cohue et vous léchaient de leurs langues gluantes et multicolores mais vous ne les vîtes ni ne les sentîtes ! Le diable coureur de rues se jouait de vous en vous enchaperonnant de son haleine fétide et vous l’embrassâtes à chaque pas. Entre un plafond de hurlements et un parterre de pavés agonisants vous dérivâtes comme une branche sur une mer en furie jusqu’à ce que vous vous agrippâtes à quelque chose de solide, et ce fut moi. Je vous sortis donc de cette mêlée et laissai le soin aux joueurs de retrouver sans vous les chemins de l’embut.
Groggy par tant de chahut je vous invitai à vous asseoir sur un muret de fortune, au pied d’une vitrine bedonnante d’impacts de barre à mine, et là, confuse de m’avoir percuté vous vous en excusâtes mille fois. Alentour, bien des vitrages pouffaient sous les béliers des casseurs, les palissades de chantiers livraient leurs litanies métalliques et des météorites de banlieue transperçaient l’espace. Avec votre petit panier de paille, vos basquets de toile blanche, votre jean serré et votre doudoune rouge Balenciaga vous ne me sembliez armée pour les sombres voies adjacentes aux grands boulevards, là où l’affrontement donnait de sa gueule béante. A quelques mètres de nous seulement, un ost de martiens de l’apocalypse, têtes couvertes masques à gaz et bâtons à la main cherchait à en découdre, nous quittâmes dare-dare notre oasis. En face nous le Printemps Haussmann brillait de mille feux, derrière nous les poubelles brûlaient de mille feux, entre les deux la voix du peuple gueulait de mille feux. Alors votre doigt et votre regard pointèrent les yeux exorbités des plaignants embellis d’impétuosité et vous vinrent ces mots : « Pourquoi tant de violence ? » ; Parce que c’était une révolution, Madame !
Ce mot-là n’étant de votre vocabulaire usuel vous n’en comprîtes le sens, l’enfermant même dans des temps anciens d’où il n’avait aucune possibilité de resurgir ! Quelques noms, que vous aviez appris autrefois, sortirent de votre bouche en un élégant désordre : Karl Marx, Pauline Léon , Voline… que vous aviez, à ce que je compris, enfermés ensemble dans l’un de ces sarcophages de papier sur une étagère inaccessible ! Mais hélas, Madame, sous vos petits yeux ronds et votre frange bouclée, dans votre réalité quotidienne faite de boutiques aux devantures richement ornées et de passantes à talons hauts pourvues de pochettes frappées du sceau de luxueuses enseignes, la révolution s’était échappée des temps anciens pour renaître sous vos pas ! Et vous ne connaissiez de l’insurrection ni les couleurs ni les odeurs, ni les larmes ni le fracas, ni la violence démesurée ni les cris de haine, ni l’effet de groupe ni l’espoir ! Vous n’en connaissiez pas les mots, vous n’en connaissiez pas les sueurs, encore moins l’histoire ! Il vous était impossible d’apprécier le poids de la misère permanente sur le dos des pauvres gens ! Tant nos classes étaient éloignées vous ignoriez même que cette misère enveloppait de son linceul épais des millions de nos frères et sœurs ! Vos yeux étaient embués par votre confortable train-train, Madame, et vous détourniez la tête lorsque vous passiez à côté d’un clochard ivre sur son banc ou promenant son caddie rempli de souillures, et ses chiens ! Vous ne saviez entendre les gémissements de ceux qui œuvraient à la basse besogne ! Vous ignoriez sciemment que d’autres ne mangeaient qu’un jour sur deux ! Vous vous contentiez, Madame, de la seconde partie des journaux télévisés sans chercher à comprendre si l’information n’était pas en définitive dirigée ! Entre la plage et le ski, les voyages à l’étranger et votre intérieur cosy les saisons déroulaient pour vous leurs tapis moelleux et multicolores ! Et là, pour se faire entendre enfin, d’autres cassaient tout ce qu’ils trouvaient sur leur passage, donnant aux Champs Elysées des allures de guerre et vous en étiez horrifiée ! Paris brûlait une nouvelle fois et ce qui vous gênait était l’image que l’on pouvait en percevoir depuis le reste du monde ! Le qu’en dira-t-on posait ses pattes cafardeuses sur les plis de vos yeux ; misère !
Alors, entourés de quelques-uns de mes proches nous vous conviâmes à pousser la porte du Triadou Haussmann, où, entre la chaleur et les rires nous vinrent quelques chocolats chauds enrubannés de friandises. Sous les lumignons rouges du lieu, comme nous, d’autres posaient un peu leur ardeur et leurs maux. Des rires franchouillards naissaient à chaque table, et dans la vapeur légère qui montait au plafond des lueurs bleu blanc rouge transperçaient la clarté du jour. Nous avions tous besoin d’une pause et elle fut la bienvenue.
Puis, remise de vos émotions vous voulûtes savoir et comprendre ! Vous commençâtes à nous demander les tenants et les aboutissants de nos différentes revendications, et, voyous mis à part, pourquoi une violence certaine s’était soudainement emparée de ce peuple paisible… et que pousserait-il après la violence… et qu’apportaient le désordre et les heurts ?
D’être entendus, Madame, d’être entendus et écoutés !
Vous souvenez-vous de la crise identitaire et des heurts en Catalogne en deux mille dix-sept, et du Printemps Arabe en deux mille onze où tous demandaient plus de libertés, de démocratie, d’égalité sociale ? Vous souvenez-vous des Emeutes de la Faim en deux mille sept et deux mille huit en Amérique du Sud, en Afrique et en Asie suite à la forte hausse des denrées alimentaires, et de la révolution roumaine en mille neuf cent quatre-vingt-neuf contre la pénurie alimentaire, l’ambiance de terreur et la misère matérielle ? Vous souvenez-vous des manifestations entraînant la chute du mur de Berlin en mille neuf cent quatre-vingt-neuf, et de l’insurrection en Irak contre le régime de Saddam Hussein en mille neuf cent quatre-vingt-onze ? Vous souvenez-vous des manifestations de mille neuf cent quatre-vingt-neuf, place Tian’anmen, à Pékin, pour réclamer les indispensables réformes dont manquait la république Populaire de Chine… pour ne citer que ces évènements-là ! Et Mai soixante-huit ? Croyez-vous qu’on ne fasse d’omelette sans casser des œufs ? Ainsi va l’histoire, ainsi vont les avancées sociales ! Puisque les fruits de l’économie ne sont redistribués qu’au compte-goutte, lorsque le peuple à faim il va les cueillir lui-même sur l’arbre de vie, comme il le peut ! La faute à qui ? Cherchez Madame, la réponse n’est guère difficile à trouver !
Si aujourd’hui les augmentations insupportables des taxes et de divers impôts sont, entre autre, à l’origine du mécontentement des français, je vous invite à vous instruire, Madame, de ces révoltes passées ayant le même mécontentement de base. Certes, si elles n’apparaissent dans aucun manuel scolaire, ces révolutions aux noms chantants, toujours réprimées dans le sang, furent d’éclatants moments de l’histoire de notre pays à lire le soir au coin du feu ; si vous en avez un !
En mille trois cent quatre-vingt-deux, sous Philippe le Hardi, ces révolutions prirent le nom de la Harelle, à Rouen, et de la révolte des Maillotins, à Paris, où des demeures de bourgeois, d’officiers royaux et de changeurs furent brûlées !
Au XVIIème siècle, sous Richelieu, puis Mazarin, on parla des Croquants du Quercy, en mille six cent vingt-quatre, qui incendièrent les propriétés et les récoltes des collecteurs d’impôts… de la révolte des lanturlus de Bourgogne, en mille six cent trente, qui brûlèrent un portrait du roi et saccagèrent sept maisons de notables…et des nu-pieds de Normandie, en mille six cent trente-neuf, où les prêtres encadrèrent les révoltés, et dont la population d’Avranches assassina le collecteur d’impôts !
Sous le règne de Louis XIV, ce fut la révolte des Lustucrus, en mille six cent soixante-deux, dans le Boulonnais, insurgés qui forcèrent les maisons des cavaliers de la troupe les obligeant à s’enfuir avant de les assaillir… celle du Papier timbré, dite des Bonnets rouges, en Bretagne, en mille six cent soixante-quinze, où les bureaux de papier timbré et de marque de la vaisselle en étain furent pillés et où les affrontements eurent lieu au cri de : « Vive le roi sans la gabelle ! »… puis La révolte des Audijos, dans le pays landais, où Bernard d’Audijos et ses paysans, à partir de mille six cent soixante-quatre, assaillirent les convois royaux et se replièrent dans les forêts des environs de Hagetmau… celle des Angelets, en Roussillon, qui dura huit ans à partir de mille six cent soixante-sept, où les paysans soulevés harcelèrent les soldats français et éliminèrent un bon nombre de percepteurs du sel… la révolution du Roure dans la région de Montpellier, où en mille six cent soixante-dix Anthoine du Roure et ses hommes assurèrent hardiment que « les pots de terre doivent casser les pots de fer ! »… et la révolte des Tard Avisés du Quercy, trente mille hommes qui refusèrent, en mille sept cent sept, les taxes sur les contrats de mariage et les baptêmes !
Et puis les Emeutes de Paris en mille sept cent cinquante, si fortes que le roi n’osa plus traverser la Capitale… et la Guerre des farines, en mille sept cent soixante-quinze, dirigée contre les meuniers affairistes, pendant laquelle la foule pilla les boulangeries et envoya par le fond les barques qui transportaient les blés… sans oublier la révolution de mille sept cent quatre-vingt-neuf qui est encore abordée en classe de seconde… dont cette fameuse phrase qu’une princesse aurait citée : « Si le peuple n’a pas de pain, qu’il mange de la brioche ! », image à méditer, non ?
Jetez également un œil, Madame, aux Emeutes des canuts lyonnais, en mille huit cent trente et un, canuts qui crièrent à la population : « Aux armes, on assassine nos frères ! », qui dressèrent des barricades et marchèrent sur Lyon drapeau noir en tête… ainsi qu’à la révolution de Février, de mille huit cent quarante-huit, où le peuple parvînt à prendre le contrôle de la Capitale ; Louis Philippe refusant de faire tirer sur les parisiens abdiqua… et celle des vignerons du Jura et de l’Aude en mille neuf cent cinq et sept, surtaxés, et insuffisamment soutenus après la crise du phylloxéra, qui lancèrent une grève de l’impôt durant plus de six mois !
Parce que bien des femmes, des hommes et des enfants, pacifiques bafoués, eurent le courage d’affronter la baïonnette et la poudre à canon, parce que bien d’autres, aujourd’hui, ont toujours l’audace et la vaillance d’affronter les négriers d’un système capitaliste à bout de souffle, toujours plus de français vivent et vivront dans des conditions descentes, mangent et mangeront à leur faim, ont et auront un travail correct, un toit, des loisirs et de l’amour !
Pour l’heure le ciel de Paris n’était que gris ; convenablement gris.
Après avoir bu notre chocolat, Madame, échangé nos adresses au sein du groupe, après nos bises d’au revoir, votre petit panier sous le bras vous reprîtes le cours de votre vie. La pagaille ayant emprunté la rue Tronchet pour regagner la rue du Faubourg Saint-Honoré, où le Palais de l’Elysée avait depuis la veille au soir fermé ses portes à triple tour, vous repartîtes tranquille. Nous reprîmes sur l’épaule notre sac de revendications et rejoignirent notre escouade d’amis à l’angle de la rue Royale.
Sous les sirènes hurlantes d’escadrons de gendarmerie et de compagnies de sécurité harassés, dans la festive obscurité de coups de matraque résiduels et des lampions de décembre, les cheveux dans la poisse flottante des jours d’affrontement et les souliers crevés au caniveau de l’incertitude, nous entendîmes soudain retentir un splendide sé canto ! Les barbillons à vif, la crête rouge de colère et les oreillons à l’affût, le drapeau occitan à la main les nôtres étaient là.
Les badauds sortaient constater les dégâts et faisaient pisser les chiens sur les ruines fumantes des barricades, comme toujours après la bataille. Ceux-là, les cheveux et le cul au sec, de leurs salissures verbales refaisaient le monde. Inconsciemment ils pétassaient le système de noir et de blanc ; une rustine pour l’avenir ! Comme s’il y eut un espoir de rétablir la paix et l’harmonie du sortir de ces bouches quelques journalistes les interviewais. Quelques parisiens semblaient estomaqués ; Paris, elle, bichait !
Les agents de nettoyage œuvraient maintenant pour que la ville retrouve un semblant de propreté, une propreté à touristes, une propreté de qu’en-dira-t-on, une propreté de fête… et la Tour Eiffel pleurait une nouvelle fois, mais cela personne ne le vit !
Pendant que vous songiez peut-être aux heurts, aux cris, pour nous ce fut le retour vers les terres du Midi.