On aurait dit qu’il était tombé la nuit précédente de larges flocons d’or et qu’une bourrasque les avait étalés pour en faire un tapis épais. Il cheminait sous les châtaigniers et n’osait poser le pas sur la jonchée de peur de les écraser. L’automne, fidèle à son accomplissement accouplait ses teintes chaudes à la brume légère et le tapis de pépites crissait sous ses pieds.
Il avait quitté la ville pour retrouver la paix. Là-bas, dans les poussées d’immeubles tout n’était que sirènes et klaxons, hurlements, martèlements d’engins de chantiers, enrouements de moteurs, cloches de tramways, passages d’avions, fumées irritantes et va et vient de contrariétés. Il ne supportait plus cette subordination au système. La marche forcée nauséabonde à laquelle il était assujetti l’insupportait au plus haut point. Ce trop-plein d’obligations enserrait son esprit, il avait besoin d’air et d’espace ; de bon air et de grands espaces !
Alors il enfila son vieux pantalon de chasse et sa parka, mit ses bottes et son bonnet, empoigna son panier d’osier, prit son bâton de marche et regagna la forêt. La solitude et l’air pur venaient maintenant à son secours.
Il avançait à pas feutrés comme s’il avait peur de briser, du craquement d’une branche, ce moment suspendu. Il ne voulait pas déranger la nature dans sa paisibilité. Il s’y fondait au contraire, ce qui amusait beaucoup un écureuil qui le suivait de pitreries en pitreries, de bogues en bogues, de balises d’espérance en bornes de sérénité. Il s’enfonçait dans les entrailles de la châtaigneraie et épousait la sente jusqu’à l’ancienne maison forestière, aujourd’hui ruinée. Il connaissait bien chaque arbre, chaque breuil, chaque taillis et le nom de tous les oiseaux de la cambuse. Il venait ici depuis tout petit, au temps où la maison forestière tenait encore debout et qu’elle laissait échapper, par le canon de la cheminée, des senteurs d’une soupe au chou dans laquelle trempaient quelques os à moelle entre deux ou trois carcasses de palombes ou de bécasses ! On lui en servait alors une assiette rasibus que l’on saupoudrait de fromage râpé. On lui donnait du pain rassis à tremper, un morceau de carcasse, et même un verre de vin et un bout de fromage de chèvre car il était d’ici, comme les autres… même s’il était encore bien petit pour manier la cognée !
Aujourd’hui il ne voyait ni le toit éventré, ni la mousse à l’intérieur de la bâtisse, ni la porte et les fenêtres en lambeaux, ni ne remarquait les pans de murs éboulés, le portemanteau vermoulu vide de bérets et l’absence de jovialité ! Pour lui tout était comme avant, avant que le modernisme ne chasse ses frères bucherons de la forêt. La nature avait seulement reprit ses droits et c’était bien. Par habitude, après avoir pendu le béret il aurait presque dit bonjour en entrant, aurait serré quelques mains rugueuses et velues et se serait réchauffé les pieds aux grasses flammes de l’âtre ; ainsi soit-il.
Il ne s’était arrêté qu’une poigné de minutes à la bâtisse, le temps de respirer un courant d’air parfumé, aux fragrances de bon vieux temps sans doute ! Il avait souri bien qu’une larme de tristesse coulait sur sa joue, avait caressé quelques pierres du bout du doigt comme si elles étaient d’anciennes amies, avait respiré une planche, celle du portemanteau peut-être, et s’était enfoncé plus profond encore sous la futaie.
Maintenant qu’il faisait corps avec la nature il ne retenait plus ses pieds et laissait aller son corps aux caprices du terrain. Il faisait désormais partie intégrante de la vie forestière qui l’avait accepté et les mésanges charbonnières cheminaient avec lui sans la moindre crainte. Parmi les fougères il trouva quelques cèpes, de vraies têtes de nègre, qu’il trancha de la lame recourbée de son couteau et qu’il déposa délicatement dans le fond de son panier sur un lit d’herbes et de mousses. Il en trouva encore, de belle taille, qui hissaient leur visage au-dessus des bogues et des feuilles comme pour admirer le paysage alentour. Puis, au bas du versant il sauta le ruisseau et se fraya un passage entre de jeunes épicéas. Là il remplit encore son panier de lactaires délicieux, d’une poignée de girolles et la forêt tout entière le vit heureux, des branches de houx aux trois geais excités qui quittèrent à tire d’aile leur couvoir au cœur de la canopée pour en informer, de leurs criailleries, la terre entière !
Puisque l’heure du ventre sonnait il se hissa sur la crête d’où en cassant la croûte il pourrait voir le paradis et en entendre le silence. Mais ce qu’il entendit en s’asseyant ressemblait étrangement à l’aria de bleus de Gascogne à la poursuite d’un sanglier ! Ici, en l’occurrence, les chiens étaient nombreux ou particulièrement ardents ! Ils étaient encore sur l’autre versant mais semblaient pousser la ou les bêtes dans sa direction. Malgré le pantalon bariolé qu’il portait cela faisait bien une vingtaine d’années que tuer ne lui procurait plus de plaisir. S’il s’était plutôt rangé du côté des détracteurs de la chasse il n’en était un membre actif toutefois. Bien sûr, s’il voyait passer la chasse à quelques pas il serait ravi et touché par ce tableau bucolique empreint de souvenirs heureux.
A cet instant-là les sirènes et les klaxons, les hurlements, les martèlements d’engins de chantiers, les enrouements de moteurs, les cloches de tramways, les passages d’avions, les fumées irritantes et les va et vient des contrariétés qui fusent quotidiennement dans les poussées d’immeubles étaient loin, bien loin dans quelque méandre obscur de son cerveau. La subordination au système, qu’il ne supportait plus, et la marche forcée nauséabonde à laquelle il était assujetti s’étaient dissoutes, comme par enchantement ! La voix des chiens s’approchait, et lorsque l’aria de la meute court la forêt le reste du monde demeure suspendu ! Avez-vous déjà ressenti ce frisson glacé qui galope sur votre peau, provoque une sueur de bout de vie et raidit votre corps quand la bave du chien dévore le musc de la bête au cœur de la trace fraîche ?
Soudain, à quelques mètres seulement au-dessous du rocher sur lequel il s’était assis pour manger, les buis et les houx s’écartèrent violemment et les branchages morts volèrent en éclat sous la course effrénée de trois gros sangliers à la queue leu leu. Les chiens se jetèrent à leur tour dans les fourrés et poussèrent les bêtes vers le ruisseau… puis trois coups de feu retentirent, secs, impitoyables et sans appel ! Le rideau tombait sur le dernier acte, les acteurs avaient tout donné. Des ronds de sang maculaient les planches, la comédie prenait fin. Deux chasseurs étaient là qui contemplaient la scène, sans fierté et sans applaudissements, le regard triomphant, seulement.
Puis, quelque part derrière la grenouillère et le perchis retentit la trompette sonnant la fin de la chasse. Alors des hommes vinrent chercher les bêtes raidies, les encordèrent et les traînèrent jusqu’aux véhicules. La meute chanta les cantilènes de saison, puis, fourbus, les chiens grimpèrent dans leurs caisses sur les plateaux des bouzines ou à l’arrière des camionnettes.
Dès l’instant qui suivit la forêt reprenait vie. Il entendit à nouveau les passereaux clamant l’ataraxie revenue et le ruisseau cultivait toujours les clapotis de l’eau sur les pierres. A chaque coup de vent les feuilles de châtaigniers glissaient des branches les plus hautes comme de larges flocons d’or et effaçaient les traces de pas des chasseurs, l’haleine teigneuse des chiens et les derniers râles des bêtes traquées. Le sol était une nouvelle fois jonché d’un étincelant tapis de paix comme si la mort n’était jamais passée. Maintenant l’instant était propice à la méditation. Il avait besoin de se recentrer sur lui-même et c’est bien pour cela qu’il était venu.
L’endroit était favorable tant à la contemplation qu’à l’introspection, alors, dans sa plus grande solitude, au cœur de ce silence parfumé et du bon air qui venait à lui par la sente et les larges espaces lumineux d’entre les arbres il s’assit en tailleur et se concentra sur sa respiration. Ne vous êtes-vous jamais livrés à la méditation ? Glanez donc quelques images, essayez et jugez ! Lui, depuis longtemps était un adepte de la chose, aussi, après les bienfaits de l’air pur et les souvenirs heureux du sous-bois il savait que la méditation finirait d’ôter les dernières brumes noires de son esprit.
Il commença par ce concentrer sur sa respiration, ce qui est une manière efficace de réduire le flux de pensées qui viennent parasiter l’esprit. Il compta chacune de ses respirations et observa les mouvements de son corps au gré de ses inspirations et de ses expirations. Si jusqu’à présent il avait trouvé le calme et la paix sur cette terre jonchée de feuilles d’or il se laissait peu à peu engloutir par la nature avec laquelle il faisait corps désormais. D’ailleurs, déjà canalisé à d’autres desseins, il ne sentit ni ne vit un chevreuil qui s’approchait tout près de lui… pourtant la vapeur qui sortait des naseaux de la bête perlait sur sa parka !
Puis il visualisa chaque partie de son corps, l’une après l’autre, de haut en bas et les ressentit pleinement. Maintenant son état émotionnel était connecté à son état physique ; il était en pleine conscience de sa facture interne. Il ne percevait plus le moindre frémissement de feuille, le moindre craquement de branche, le moindre parfum d’humus ni la moindre sensation d’être encore de ce monde. Pourtant les bogues continuaient de chuter des hautes branches, pourtant le vent léger ne cessait de chanter la chanson de l’automne, pourtant les feuilles d’or s’amusaient à le lécher en planant, pourtant la rivière faisait entendre ses clapotis à plus de dix mètres ! Si le soleil, pour lui, essayait de percer la canopée ce fut chose vaine, il ne le sentait pas !
Un bon quart d’heure il resta clos. Puis il commença à ressentir la roche sur laquelle il s’était assis, puis l’air qui glissait sur son cou ; il en eut un frisson de bien-être. En une parfaite équanimité il continua de percevoir chaque bruit et chaque son que la nature lui donnait en cadeau. D’abord ce fut la musique de pics épeiches qui cognaient contre des troncs d’arbres à cinq ou six endroits différents de la forêt, puis le tintamarre d’une tronçonneuse qui se lamentait longuement sur le versant d’en face. Il entendit l’écureuil qui redoublait d’acrobaties au-dessus de sa tête, mais se contentant de l’écouter sans lever la tête, l’animal, joueur, se lassa et partit en quête d’âme plus exaltée. Il avait maintenant pleinement conscience de son environnement et porta les yeux sur un renard aussitôt qu’il le vit sortir d’un layon.
Comme il était pleinement intégré dans le paysage la vie le frôlait, le croisait et l’accompagnait sans se soucier de sa présence. Il était là, vivant au milieu de la vie, tout était donc conforme et normal ! Toutes les exhalaisons du sous-bois venaient naturellement à lui, celle de la terre humide, celle de la mousse, les sucs des pignes et des aiguilles de pin, comme toutes les odeurs brûlées de l’automne. L’empyreume de la décomposition organique devenait à ses sens l’arôme le plus subtil ! Les odeurs se mêlaient et se confondaient, se retrouvaient et flottaient ondulant entre chaque strate d’air sous une brume légère qui exaltait le tout. L’air ambiant ressemblait à l’éther du jardin d’Eden et lissait son corps de virginité. Sans provoquer les desseins du moment il laissait les stimuli externes venir à lui d’une manière naturelle. Ses sens captaient les signaux présents dans son environnement, il s’éveillait du monde chaotique et retrouvait une sensation de plénitude.
Il se leva, prit une bouffée d’air éthéré, son panier de champignons et son bâton de marche et rebroussa chemin. La forêt était de feu sous le soleil déclinant. Le lac artificiel était d’un bleu sombre et profond, des colverts s’y amusaient en riant. Sous l’influence de l’air les joncs dansaient entre terre et eau. Posés sur leur tapis de feuilles les troncs lisses et puissants des hêtres ressemblaient à des jambes de géants. Il ne vit pas de bois de cerf en traversant la clairière car l’époque n’était pas suffisamment avancée, mais il y doubla une famille d’amanites tue mouche dont les chapeaux rouges tachetés de blanc étaient un régal pour l’œil. Toute chose était belle et l’air était bon !
Dans l’artefact corrosif de la société qu’il allait retrouver il se noierait à nouveau dans le jus épais des sirènes et klaxons, des hurlements, des martèlements d’engins de chantiers, des enrouements de moteurs, des cloches de tramways, des passages d’avions, des fumées irritantes et des va et vient de contrariétés dans les poussées d’immeubles. Il le savait mais il était maintenant armé pour y faire face quelques temps. Demain il méditerait à nouveau. Depuis qu’il avait découvert cette pratique, et qu’il en avait fait un rite quotidien, il posait sur les obscurités de la vie un regard nouveau, peut-être plus désinvolte, peut-être plus apaisé.
On aurait dit qu’il était tombé la nuit précédente de larges flocons d’or et qu’une bourrasque les avait étalés pour en faire un tapis épais. La lune cheminait cette nuit-là sous les châtaigniers et n’osait poser le pas sur la jonchée de peur de les écraser. L’automne, fidèle à son accomplissement, accouplait ses moufles à la brume épaisse, et le tapis de pépites crissait sous ses pieds. Une autre forme de vie cabriolait dans le sous-bois, mais la vie est la vie, sans distinction aucune.