à Huguette,
qui m’a soufflé cette scintillante image du « réallumeur d’étoiles » ;
Vu de l’extérieur, en ce temps-là les hommes, les femmes et les enfants marchaient à côté de leur chemin. Seuls quelques vieillards rompus à l’expérience et quelques excentriques notoires suivaient à peu près leur voie comme ils l’avaient toujours fait. Que ce soit à la ville comme à la campagne les gens étaient hagards comme si le ciel leur était tombé sur la tête, ou comme si la terre avait enflé jusqu’à leurs yeux pour qu’ils ne puissent plus respirer ni tourner le cou de droite et de gauche. De toute façon l’air était nauséabond. L’époque avait avalé leur dignité, leur respectabilité, leurs convictions, leurs idéologies, leurs certitudes et leurs doutes, leur foi, leur imagination, leur sensibilité, leur altruisme, leur faculté de jugement… enfin, tous les ingrédients de l’être et du savoir être ! Elle en avait fait des robots. Ils avaient fait leurs ces chemins sans avenir et s’accommodaient des métiers, des patrons, des horaires, des vêtements, de la nourriture, des salaires, de la culture, des amis et des transports que les temps nouveaux leur imposaient. Ils allaient à vélo et recyclaient leurs détritus puisque l’écologie le leur demandait, ils prenaient les médicaments que les firmes pharmaceutiques leur dictaient et ils allaient voter malgré le poids de leurs dictatures successives. Ils obéissaient au système et se mentaient sciemment à eux-mêmes comme on leur avait appris. Ils étaient donc de bons élèves et de bons citoyens. Ils étaient devenus des brebis habituées et dépendantes de l’herbe sèche. La corde par laquelle ils étaient tenus était suffisamment longue pour qu’ils aient une impression de liberté et n’aient aucune envie de se révolter. D’ailleurs, l’appareil leur permettait de posséder cette voiture à laquelle ils étaient particulièrement attachés, d’acheter le pain et les légumes quotidiens, de pousser la consommation à une chocolatine le dimanche et un morceau de morue le Vendredi-Saint, ce qui faisait pour les tout puissants un risque de révolte limité.
Vu de l’intérieur le schéma était identique. Leur manière de penser, de percevoir et de réaliser leurs désirs était fortement gangrénée. Ils n’étaient plus en contact avec la réalité extérieure car ils n’avaient plus souvenance de leurs sensations éprouvées, de leurs expériences vécues ni de leur propre identification. Aussi, leur comportement, leur rapport aux autres, la confrontation entre la réalité extérieure et les normes morales et sociales qui étaient les leurs étaient totalement faussés. Leur principe de plaisir battait de l’aile également. Les montagnes qu’ils gravissaient pour trouver de nouvelles sensations étaient toujours plus hautes. N’ayant plus aucun censeur à demeure dans leur esprit ils avaient totalement perdu le sentiment de culpabilité. Ils en étaient arrivés à se jalouser, à se voler entre frères, à se violer, à se persécuter, à se tuer ! Ils ne rêvaient plus ; plus d’imaginaire, de symbolique, plus d’irréel ! Penser, sentir, pressentir et percevoir n’étaient plus de la maison ! Plus d’introvertis, plus d’extravertis, seulement des clones ; des robots clonés ! « Que puis-je connaître ? », « Que dois-je faire ? » et « Que m’est-il permis d’espérer ? » avaient abandonné les lieux, seuls le paraître et le mimétisme avaient de place dans leur boîte crânienne. Leur civilisation décadente ne reposait que sur un système capitaliste mourant que personne ne voulait ou ne savait soigner. C’était le temps où les hommes fermaient les yeux en attendant je ne sais quel miracle ! Seuls quelques existentialistes clamaient que l’homme n’était pas déterminé d’avance par son essence et qu’il était libre et responsable de son existence. Seules quelques féministes et quelques gays croyaient en un jour nouveau mais les négriers de l’affaire les faisaient taire à coup de trique ! Quant à ceux qui s’accrochaient à la théorie du bonheur, de l’égalité, de la démocratie et de l’éducation, on les bâillonnait en les flattant ! On avait banni le mot vérité des écoles, et à défaut d’une définition précise chacun voyait la sienne à sa porte ! Ils ne vivaient alors que suivant les principes de la sélection naturelle et le gros mangeait le petit en toute impunité.
Alors, devant tant de misère, une nuit où les chats déambulaient sur les rebords de toit et où les chiens grimpaient aux poubelles des restaurants sous le regard magnanime d’une lune rousse, les étoiles, en colloque, décidèrent de s’éteindre et de ne se rallumer que lorsque les humains feraient preuve de sagesse. La lune fit de même. Ce qui entraîna de nombreux bouleversements. Au bout de quelques nuits les observatoires durent fermer leurs portes, les amoureux n’allèrent plus courir les champs et les bois, la crainte de l’au-delà ressurgit, les superstitions marchèrent à grands bruits sur les sentiers de la campagne profonde, les loups vinrent hurler à la lisière des villes, les ours colonisèrent la plaine et la peur s’empara des honnêtes gens. A huit heures du soir tous les volets étaient clos. Même l’écologiste le plus aguerri n’osait mettre un œil à la lucarne tant ce phénomène était inquiétant. L’angoisse rongeait chaque âme. Les églises se remplissaient. La nuit, plus de méditation, plus de lecture de poésie, plus de lumière tamisée, plus de câlins, plus de télé, plus d’ordi et plus de smartphone. La lumière bleue des iPad stoppée l’épiphyse secrétait à nouveau de la mélatonine mais personne ne dormait pour autant. Tous étaient sur le qui-vive. Et si c’était un coup de Dieu, d’Allah, ou YHWH, ou Shiva ? Et si c’était un coup de Lucifer, ou Belzébuth ou de Satan… enfin quoi, du diable, peu importe comment vous l’appelez… d’ailleurs, à Jésus qui lui demandait son nom, le démon lui répondit : « Mon nom est légion, car nous sommes beaucoup ! ». Cela faisait plus de huit nuits que les étoiles s’étaient éteintes, les gens cherchèrent à comprendre. L’Eternel avait dit « J’enverrai parmi vous la malédiction et je maudirai vos bénédictions ! », « Je vais faire venir des malheurs, toutes les malédictions ! »… et les gens y croyaient dur comme fer. Plus fort encore, d’autres croyaient que des extraterrestres préparaient leur débarquement, ceux-là, comme un air de déjà vu, commençaient à bétonner des blockhaus sur les côtes et les points stratégiques. Lorsque je vous disais qu’ils avaient un grain, vous saisissez peut-être mieux à présent, non ? Les armes, la suspicion et la délation avaient repris du service, comme quoi l’expérience n’est bien que cette lanterne que l’on porte dans le dos et qui n’éclaire jamais que le chemin parcouru ! Pauvre Confucius, n’avons-nous jamais progressé ? Les savants, quant à eux, pensaient que la machine était en panne et s’interrogeaient comment accéder au générateur. Bien sûr ils avaient des fusées, des satellites et du matériel de réparation ultrasophistiqué mais ils ne connaissaient la route à suivre. Qui possédait la clé des étoiles ? Les gens ne mangeaient plus, ne buvaient plus, ne parlaient plus, l’inquiétude les rongeait. N’ayant aucune solution ils se désespéraient et dépérissaient. Même la biodiversité nocturne, pourtant gênée par la pollution lumineuse des villes était totalement à l’ouest. L’équilibre naturel était désynchronisé. La petite faune ne pouvait plus s’orienter, elle prenait à présent les lampadaires pour la lune… ce qui fit d’ailleurs le bonheur des chauves-souris qui connurent alors une période faste. Et je ne vous parle pas des oiseaux migrateurs qui n’avaient évidemment plus de repères. Comme on parlait de fragmentation de l’espace nocturne vous comprenez aisément que la reproduction de toutes ces espèces était fortement perturbée. Sans les étoiles les grenouilles mâles ne chantaient plus, aussi les femelles gonflées d’œufs prêts à être fertilisés ne s’approchaient plus, les renards, les blaireaux, les sangliers et toute la clique n’avaient plus le cœur à jouer à pan-pan cucu, aussi, à ce rythme-là la vie aurait tôt fait de disparaître de la surface de la terre.
Trois mois passèrent pendant lesquels les éléphants, les bernaches, les nomades et les marins ne purent se fier au ciel. L’apocalypse leur présentait son meilleur profil, bientôt elle les regarderait en face. C’est alors que l’on vit dans l’immensité une silhouette replète, munie d’une longue canne avec une chandelle à son bout, rallumer la première étoile. Puis la seconde, puis la troisième, puis la quatrième, puis la cinquième, puis elle les ralluma par bouquets de dix, de cent, de mille ! En un rien de temps l’espace scintillait de partout. Tous, pressentant un prodige, ouvrirent leurs volets. La peur s’étant étiolée ils ouvrirent même les fenêtres et respirèrent la vie revenue. Les animaux et les plantes en firent de-même. Les hommes, les femmes et les enfants de bonne volonté, fatigués par tant de nuits d’accablement, s’endormirent dans la minute. Les autres abandonnèrent leurs blockhaus à moitié construits, ce qui ne dépareillait pas avec ceux de la guerre à moitié détruits. Les savants abandonnèrent l’idée de trouver le générateur. Les éléphants, les bernaches, les nomades et les marins reprirent la route. Dès leur réveil, tous, décontractés, firent un petit déjeuner copieux et pour une fois depuis longtemps ils se mirent à réfléchir. C’est vrai que dans l’adversité ils avaient besoin les uns des autres. Et s’ils se rapprochaient enfin ? S’ils communiquaient à nouveau avec empathie ? S’ils étaient à nouveau habités par l’altruisme ? S’ils s’écoutaient attentivement ? S’ils se regardaient vraiment ? Et si pour une fois ils marchaient côte à côte au lieu de se tourner le dos ? Mieux, s’ils s’aimaient comme au premier jour ? S’ils ne voulaient plus imposer leurs idées mais les soumettre et les partager ? S’ils mettaient en commun leurs technicités et leur sagesse ? S’ils mêlaient intimement leur avenir ? Et s’ils prenaient conscience que tout conflit est chose inutile et peine perdue ? Et s’ils arrêtaient de courir après des fantômes ? Pour une fois ils étaient sur la bonne voie, pour une fois ils étaient sur la bonne voix. Les étoiles s’étaient rallumées, pourtant, ni les extraterrestres ni Dieu, ni Allah ni YHWH, ni Shiva ni Lucifer, ni Belzébuth ni Satan, ni le diable n’en était à l’origine, pas plus d’ailleurs que de leur terrible extinction. La violence, le désespoir, la bêtise, la jalousie, l’orgueil, l’individualisme, l’incompréhension avaient eu raison de la lumière, la silhouette replète, munie d’une longue canne avec une chandelle à son bout, avait rétabli l’évidence. Il n’était pourtant là qu’un Poète de passage.
Les gens finirent par comprendre et l’appelèrent « le réallumeur d’étoiles », même si ce terme n’est toujours pas dans le dictionnaire. Dès lors ils se mirent à lire ses poèmes et certaines de ses histoires courent encore sur les lèvres ce matin.
Heureux soit-il, heureux, comblé et béni !