Lorsqu’il me réveilla pour la première fois c’était encore nuit noire. Pas un bruit dehors, seul le ronronnement du chat lové entre mes pieds, celui du frigidaire et le martèlement de quelques gouttes d’eau sur la bonde du lavabo. Il devait être bien tôt puisque les bips des autolaveuses municipales ne ricochaient pas encore des portes cochères aux devantures des bistrots et les sirènes de police et de pompiers ne se poursuivaient pas sur les boulevards voisins. Le calme apparent m’incitait donc à bailler, à me retourner, à réajuster la couette, à taper l’oreiller, puis je souris à l’idée que le lit m’appartenait encore pour un bon moment. Je ne fis pas attention à lui et je me rendormis du sommeil des justes.
Lorsqu’il revint, plus insistant encore, les merles piaffaient dans les micocouliers et les premières voitures dévalaient la rue. Les âmes hâtives qui vont au travail passent vers six heures, l’heure où les passereaux s’ébrouent gaiement dans la fontaine arceaux de la rue Boy-Zelenski, quartier de la Grange aux Belles, au pied de mon appartement. Je me demandais ce qu’il pouvait bien me vouloir de si bonne heure mais le sommeil fut le plus fort ; je repris le fil de mes rêves.
Bien entendu il revint à cheval sur un brin de soleil qui s’infiltrait dans ma chambre par l’un des deux trous en forme de cœur percés en haut des volets. Comme l’un de ces bambins casse-cou du jardin d’enfants, un roi du toboggan, il glissa à reculons le long du rai et se posa délicatement dans un pli de ma couette, exactement entre les pattes du chat. Perdu dans ses songes le matou n’y prêta garde. Il venait pour moi et me le fit vite comprendre.
Un court instant il vint se poser sur le napperon de ma table de chevet, puis il se glissa au chaud sous le duvet, revint sauter de bon cœur sur la couette, bondit sur ma tête, sur le fauteuil, glissa sur les murs et se cala sur la poignée de la fenêtre prêt à s’envoler. J’ouvris, il partit.
Je sentis qu’il rodait alentour. Par la baie grande ouverte de la cuisine, alors que je terminais mon petit déjeuner il vint se poser sur la motte de beurre où il dessina de graciles arabesques. On aurait dit un message, un plan ; une sorte d’invitation ! Ayant quelques heures à mon crédit j’enfilais mon gilet, vissais ma casquette et le suivis dans la rue.
Une fois sur le trottoir, assuré que j’étais bien derrière lui, rue de la Grange aux Belles il fila grand train. Je le perdis de vue mais il m’attendait sur un banc, à l’ombre des platanes, place du Colonel Fabien, où il comptait les points d’une partie de pétanque. Il avait à la fois l’air insouciant de ceux qui vont au gré du moment et la mine fâchée de celui que je ne suivais apparemment pas assez vite. En fait c’est lui qui me promenait et je devais suivre le rythme et le tracé qu’il avait décidé.
Puisque je ne marchais pas assez vite, me jetant un regard courroucé il s’enfonça dans la bouche du métro bleu marine à la station Colonel Fabien et me fit hâter comme une maman houspille son gamin qui traîne la patte pour aller à l’école. La différence c’est que je ne savais pas où il m’emmenait. Je savais cependant que je n’avais d’autre choix que de le suivre et je le faisais sans rouscailler.
Il vint s’asseoir près de moi dans le métro, posant même sa tête sur mon épaule, ce qui m’emplit d’une joie profonde ; d’une de ces joies qui vous rougissent les yeux et vous donnent des ailes !
Nous regagnâmes le ciel à la sortie Pigalle. Il me fit emprunter le boulevard de Clichy où Paris sentait à Paris. Sous les arbres de l’allée on promenait des chiens en laisse, quelques excentriques ramassaient leurs effets sur des bancs de fortune, et les rideaux de fer des magasins de nuit, baissés, dormaient lourdement. Je me décidais à prendre un café à la brasserie Rouge Bis et m’assis en terrasse.
Face à moi le Moulin Rouge demeurait l’attraction des touristes. Le temps que je boive mon café il fut au moins cent fois mitraillé ! Un jardinier arrosait les hortensias et les bruyères des quatorze immenses pots rouges qui longent la façade du Moulin sur le trottoir. Je pensais que Miss Doris et ses girls devaient dormir d’un profond sommeil dans des pyjamas sur lesquels des paillettes de ciel, de rires et de bravos avaient dû s’accrocher. Elles rêvaient probablement sous une lune cerclée de bandes bleues blanches et rouges comme le sont les robes du French Cancan !
Lui semblait heureux de me promener comme je l’étais qu’il guide mon errance. Les parfums de café et de pains au chocolat avaient été balayés par l’heure tardive et du Chat Noir au Sanglier Bleu des bouquets d’une cuisine raffinée fleurissaient mon passage.
Sans me demander si j’acquiesçais, lui emprunta la rue Lepic. Des japonais y achetaient des crêpes tandis qu’en face des bretons emportaient des produits de chez un traiteur asiatique. Je foulais les pavés de la rue, badant à chaque boutique : un clin d’œil au Moulin Rouge Palace, un coup d’oreille au Café des 2 Moulins où un guitariste faisait montre de ses talents et bien entendu un coup de nez à la Fromagerie Lepic ainsi qu’Aux vrais produits d’Auvergne. Une glace chez Pepone, à l’angle de la rue Lepic et celle des Abbesses m’aurait bien tenté mais je la ferai précéder plus tard d’un agréable repas chaud sur les hauteurs de Montmartre… si «son» parcours nous faisait passer par là.
Nous enfilions la rue des Abbesses et j’étais aux anges de voir combien il était heureux. J’avais l’impression qu’il était là chez lui. Tout était propice à s’extasier. Un enfant à qui l’on aurait offert tout un magasin de jouets à Noël n’aurait pas été plus en joie ! Depuis plus d’une heure le soleil avait passé le zénith et notre ventre, le sien et le mien, commençaient à crier famine. Aussi nous nous sommes installés autour d’un confit de canard et de frittes maison à la terrasse d’une brasserie face au Passage des Abbesses.
Les touristes, extrêmement nombreux en cette saison, me faisaient penser à un immense ver fluorescent qui serpentait sous mes yeux. Je vous promets qu’il y avait à regarder et à entendre ! Les filles sont ma foi jolies d’où qu’elles viennent de par le monde ! Lorsque s’entremêlent les différents langages et les vêtements hétéroclites on y retrouve un élégant mélange du Paradis et de la cour des miracles ; c’est là Paris, et c’est ce qui fait son charme !
Pardi, je pris un alcool de poire pour clôturer la pause et nous reprîmes notre chemin. Lui avait décidé de guider ensuite mes pas jusqu’au square Jehan Rictus où se trouve le «mur des je t’aime», endroit des plus romantiques s’il en est ! Ce square fut aménagé à l’emplacement de l’ancienne mairie de Montmartre dont Clemenceau, jeune avocat, fut le maire, et où Paul Verlaine s’unit à Mathilde le onze août mille huit-cent-soixante-dix. Ce qui n’était leur jour de chance puisque au rêve des fiançailles succédèrent presque tout de suite les malentendus conjugaux. Quant au «mur», il décline des «je t’aime» en trois-cent-onze langues différentes ; comme cet endroit sent la paix !
Tandis que lui batifolait et s’égosillait à pousser la chansonnette j’en profitais pour allumer un barreau de chaise que l’on m’avait offert quelques jours auparavant et qui avait été acheté pour moi à La Havane même. Sous la fumée brunâtre de la chose je tentais de me souvenir de ce poème de Verlaine, vous savez : «Es-tu brune ou blonde ?» et y parvenant à peu près je le clamais à voix feutrée.
Armés de courage nous nous attaquâmes à la rue Ravignan. Je puis vous assurer qu’après le confit, la liqueur de poire et le barreau de chaise elle monte salement ! Mais lui, exubérant, me donnait la main et je grimpais sans problème sur le dos du ver fluorescent. La bête, fatiguée par la chaleur, la côte et le poids des touristes fit une halte Place Goudeau où tous se jetèrent sur les fauteuils disponibles des cafés pour étancher leur soif de Paris. Lui était là, vêtu des couleurs locales les plus scintillantes qui soient et quelques amis à lui nous avaient rejoints. Haletants nous arrivâmes rue Morvins. Entouré de ses copains il partit devant comme s’il eût été un chien à qui je venais de lâcher la laisse ; dois-je rappeler que c’était lui qui était censé me promener ?
Libre je longeais donc la façade de l’Ambassade de Savoie à mon rythme, Ambassade qui n’est un bâtiment à vocation diplomatique mais un restaurant du quartier. Je gardais néanmoins un œil sur lui que j’entendais prophétiser la gente touristique à l’angle de chaque rue. Il vantait à tous le Paris d’hier et d’aujourd’hui et chacun le gratifiait d’une pièce ou d’un clin d’œil amical. «Carpe Diem» comme dit l’autre ! Lui devant et moi derrière nous étions dans un ravissement total.
Comme j’aime et comme je voudrais vous faire profiter de ces noms typiques et sonores de la culture locale : La Pétaudière, Le lapin à Gil, La mère Catherine, le Sabot rouge, et La bohème du tertre, et Au cœur couronné, et Au clairon des chasseurs ; élégant non ?
Bien entendu il ne m’avait abandonné à la marée humaine et m’attendait attablé place du tertre, un cercle d’amis impressionnant autour de lui. Il donnait toujours de la voix et recevait tant de pièces et de clins d’œil amicaux qu’une lumière particulière envahissait l’endroit. On aurait dit une clarté d’une pureté totale, plus encore que cette clarté que venaient cueillir les impressionnistes dans les criques bretonnes ; non, une blancheur céleste qu’accompagnaient mille voix d’anges !
Lui était à son affaire. J’en profitais pour perdre mon esprit entre les portraits, les pinceaux et les palettes multicolores qui peuplaient le moindre recoin de la place. Qu’ils sont encore pleins d’allant les artistes de Montmartre ! Toujours, dans quelque originalité nouvelle ils jumellent la Tour Eiffel, l’Arc de Triomphe, les Champs et la Seine rivalisant d’ingéniosité ! Entre deux panneaux de toiles abstraites qu’on lit interrogatif une ardoise de restaurant… qu’on lit en suivant… puis d’autres tableaux représentant des boutiques aux devantures colorées, des poulbots, des miniatures de bateaux et de coquelicots, une autre ardoise, de vieilles cartes postales de Paris, des tournesols, des moulins, des artistes, des touristes, encore une ardoise de restaurant, une bonne humeur colorée… et des frittes chez Eugène !
Je l’avais oublié en repartant mais il me rejoignît à l’angle d’Au petit creux, rue du Chevalier de la Barre. Devant Aux étoiles de Marie la foule était si dense que nous avions du mal à nous faufiler. Bien sûr, il en profita pour lâcher quelques morceaux de ces vieilles chansons inhérentes au folklore du quartier ! Depuis tant d’années je les ai toutes entendues et les ai toutes aimées : Lucienne Delyle chantant «Le moulin de la Galette», Cora Vaucaire «La complainte de la butte», Sophie Mansart «Monte là-dessus», Yvette Guilbert «Le fiacre»… et Yves Montand «Rue Lepic», «Le temps des cerises» et combien d’autres encore que je bois bouche bée !
Il m’entraîna vers le Sacré-Cœur, suite logique de notre cheminement. Tout en contemplant la fameuse Tour Eiffel, tandis que lui captivait de son souffle entraînant les touristes alentours, il me revint à l’esprit cet article publié dans le journal «Le Temps» du 14 février 1887. Cet article reprenait une lettre destinée à Monsieur Alphand, l’un des trois directeurs généraux de l’Exposition universelle de 1889, chargé des travaux, dans laquelle Gounod, Maupassant, Garnier, Bouguereau et d’autres artistes et écrivains s’élevaient contre l’érection de cette «Tour de Babel», «ce monstre de Tour Eiffel» qui va «déshonorer» Paris en 1889 ! Imagineriez-vous vivre sans elle aujourd’hui ?
Posant un sourire amical sur la balade à laquelle Lui m’avait convié, je l’abandonnais pour quelques jours sur le parvis de la basilique. Nos chemins devaient se séparer là car l’heure, intransigeante, me rappelait aux tendresses de ma moitié qui regagnait le nid.
Quant à lui, l’aviez-vous deviné, c’est ce petit air d’accordéon qui vous trotte dans la tête et ne vous lâche plus les jours où votre esprit sort des sentiers battus !
Je descendis le square Louise Michel, le gilet sur l’épaule, en chantant «Drapeau rouge»… mais si vous la savez… Paul Brousse l’écrivit en 1877 et elle commence ainsi :
Les révoltés du Moyen âge
L’ont arboré sur maints beffrois.
Emblème éclatant du courage
Toujours il fit pâlir les rois.
Le voilà, le voilà, regardez !
Il flotte et fièrement il bouge,
Osez, osez le défier
Notre superbe drapeau rouge
Rouge du sang de l’ouvrier…
Texte, en notre période où l’on ne peut clamer ce que l’on pense sans s’attirer les foudres dictatoriales, que je chantais naturellement à voix feutrée.
Je descendis la rue de Steinkerque et m’engouffrais dans la gueule béante du métro bleu marine (sans connotation politique) à la station Anvers qui m’avala tout cru.
Dix minutes après je serai rendu.