Tant de soleils ont tout blanchi,
tant de pluies ont tout lessivées,
tant de grêlons ont rebondi
sur les lames de nos parquets,
tant de gelées ont racorni
le bout de nos souliers ferrés,
tant de boutons d’or ont fleuri
sur nos rêves d’égalité…
tant de progrès en peu de temps,
tant de vitesse, tant de violence,
tant d’espoirs, tant de différends,
tant de baisers, tant de démence,
tant de fêtes et tant d’absents,
tant de chardons dans la balance,
tant de pierres, tant de chiendent,
tant de sueurs et de souffrances…
tant de musiques sont passées,
tant d’amis lointains sont venus,
tant de fricots ont mijoté,
tant de chocolats ont fondu
et tant de verres ont tinté,
tant d’embrassades de bienvenue,
tant de nappes blanches ont flotté
comme des drapeaux de salut…
tant de lundis gris et cassants,
tant de souches à la rangée
tant de « bofanèlas », de sarments,
tant de capelines ajustées
et tant de sourires brûlants,
tant de rouquettes à couper,
tant de raisins noirs et craquants,
tant de misère à supporter…
puis tant d’hivers et tant de bûches,
tant de langes épais étendus
sur de longs fils de fanfreluches,
tant de saucisse dépendue
et de pain volé à la huche,
tant de crucifix, de statues,
de laurier bénit et d’embuches,
tant de secrets dans le bahut…
tant de vendanges en chemisettes
tant de tombereaux attelés,
tant de biscuits et d’anisette
pour le repas sous le noyer,
tant d’anecdotes dans les assiettes,
d’abeilles dans les seaux sucrés,
tant de sécateurs, d’oreillettes
et de bonheur à partager…
et tant de valses pour lesquelles
nous avons couru à vélo
tant de chemins où la dentelle
coulait le long des caracos ;
au pédalier tant d’étincelles
et tant de frissons dans le dos,
non tant pour la fête charnelle
mais pour l’ivresse du tango !
Depuis nos jambes se sont tues,
on ne marche plus, on fait rouler,
et si notre monde exigu
de souvenirs est tapissé,
comme deux jeunes ingénus
on tue nos journées à s’aimer,
puis on sommeille confondus
en écoutant le vent chanter.
« bofanèlas » : fagots de sarments de vigne en langue d’Oc.