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Un jour, du temps de la quatchole… (2018)

       à Charlou, à Jeanne et à Fernande ;


 

           La « quatchole », c’est ainsi que les puristes nommaient autrefois la Renault 4 cv. Notre quatchole, bleu ciel, était bien garée contre le mur de la maison, les deux roues de droite bisant le trottoir, dans le petit caniveau où l’eau continue de la fontaine de Fernande lui tenait les orteils au frais.

  Si elle trônait de la sorte devant la fenêtre de la cuisine c’est qu’elle était de sortie ! Sinon, une couverture sur le dos, elle dormait à la cave contre les cuves en béton à l’intérieur desquelles dormait le Corbière rouge de la vigne du pont, de las Costos, de Montsec, du Pujol et de la Condamine. Contre les cuves dormaient aussi l’établi, la forge, l’enclume, la longue pince et le marteau sur l’enclume, la vieille carriole du gaz, trois barricots de grenache, deux bonbonnes de Carthagène, le petit matériel de cave, des cannes à pêche désossées, et les coups de gueule et les fous rires de Charlou, mon grand-père. Suspendus à trois portemanteaux de conception maison, art brut d’une pureté virginale, entre les croisillons du portail dormaient les pantalons et les vestes en caoutchouc des vendanges, une musette remplie de sécateurs, les laisses et les colliers de Flist, Mirka et Joyeux, les chiens de chasse de Charlou, disparus depuis une vingtaine d’années, et quelques chapeaux qui coiffaient autrefois deux ou trois caps, assujettis, depuis une belle marmite de saisons, au sommeil éternel. Bien entendu une poignée d’araignées dormait aussi aux quatre coins, entre les murs et le plancher, sinon ce n’eut été une cave mais un palace !

  Si tout dormait d’un sommeil généreux c’est qu’il faisait encore chaud pour la saison et que la terre battue du sol apportait la fraîcheur et l’humidité nécessaires à l’assouvissement général.

  Le calendrier du facteur semblait dormir épinglé à un clou, forgé par le maître du lieu, mais en réalité il présidait à la ronde des lunes et répertoriait rigoureusement les jours de plantation des légumes, les jours de traitements dans les vignes et au potager, les jours où il fallait se couper les cheveux, les jours où il fallait greffer les pêchers et les abricotiers, les jours où les truites piqueraient le mieux… et bien entendu les jours où les couderles sauteraient d’elles-mêmes dans le panier !

  Le calendrier des postes était fiable à cent pour cent, jamais le facteur ne nous avait trahi, et je vous prie de croire que Charlou en connaissait chaque page par cœur, de la première à la dernière ligne !

  Jeanne aussi le connaissait par cœur ce calendrier… elle avait travaillé à la Poste autrefois ! Vous pouviez lui demander le nom des départements, leur numéro, le nom des Préfectures et des Sous-Préfectures, vous pouviez lui poser des questions sur l’histoire des villages du département, leur nombre d’habitants, ou les dates des foires, les noms des Saints ou le nom des étoiles de notre galaxie… elle savait tout !

  Marcelle aussi, leur fille (et ma mère), savait tout… ce n’est pas pour rien qu’elle avait été première du département au certificat d’étude de 1938 !

  Sur le calendrier, aujourd’hui était souligné en rouge ; ce qui était de bonne augure ; c’est donc pour cela que la quatchole était devant la porte !

  Devant la porte il y avait aussi deux énormes marronniers, deux comportes avec chacune un hortensia bleu, gras comme un cochon de février, bleu comme la quatchole garée les orteils dans le caniveau, bleu comme le ciel de Labastide-en-Val en cette fin d’octobre 1968, bleu comme mon petit arrosoir dormant dans l’eau s’écoulant de la fontaine de Fernande, bleu comme le banc coincé entre les hortensias et bleu comme le bourgeron de Charlou assis sur le banc et attendant que je termine mon petit-déjeuner.

  Devant la porte il y avait une autre comporte où des pieds de vendangeuses offraient au regard de Jeanne, derrière les carreaux de la cuisine, comme aux passants, de superbes brassées de fleurs rouges, pourpres et blanches. Bien entendu quelques pots de géraniums trônaient sur la murette et rougissaient notre horizon et notre temps où l’amour du simple guidait notre cœur et nos pas. Comme la douceur a toujours besoin de piquant, deux agaves « Américana » monumentales, toujours les pieds dans des comportes, ce qui me paraît normal en pays de vignes, terminaient le devant de façade de Jeanne. Vous auriez dit à l’époque à Charlou et à la quatchole qu’il s’agissait-là d’agaves « Américana » ils vous auraient ri au nez tous les deux, car ici on dit des aloès depuis la nuit des temps et on appelle un chat un chat, un point c’est tout.

  Oui, je petit-déjeunais. Mon ventre et mon esprit s’étaient bien mis d’accord pour faire l’impasse sur ce moment engageant et fameux mais c’était sans compter sur la détermination de Jeanne qui redoublait d’explications, guère pédagogiques à mon goût. Il fallait petit-déjeuner un point c’est tout. Alors je petit-déjeunais ; un point c’est tout.

  Comme lorsque j’irais à la chasse au sanglier, quelques années plus tard, sur la table des petits déjeuners de Jeanne se côtoyaient le chocolat chaud, celui au lait et aux noisettes, le pain de Canet, que la camionnette venait de déposer, le beurre, les madeleines, la confiture faite maison… là aussi de l’art brut d’une pureté virginale… confiture de figues avec des amandes ou des noisettes du jardin à l’intérieur, et, bien alignés, mon bol avec une peinture de mésange bleue sur le côté, la petite cuillère, le couteau, et ma serviette délicatement nouée. Naturellement, le jambon de pays ou la saucisse sèche et le pâté de notre maison avaient précédé les sucreries.

  Le chocolat fumait, Jeanne veillait, Charlou et la quatchole attendaient… et je faisais de mon mieux pour que tout le monde y trouve son compte.

  Alors, repus, j’enfilais la veste légère, et après une bise à Jeanne je sautais d’un bond dans la quatchole. La quatchole c’était rigolo, les portes s’ouvraient vers l’avant, il n’y avait pas de ceinture de sécurité et sous les fesses de Charlou une mousse de vingt centimètres d’épaisseur, grignotée par la rudesse d’un pantalon de velours côtelé et sa ceinture en ficelle de jardinier, avait pris la forme de quelque bienséant surpoids. Le compteur, au-dessus du volant, indiquait cent-vingt kilomètres par heure les jours de grand vent arrière, et la boîte à gants débordait de plaquettes de crin de pêche, de plombs, de bouchons rouge fluo, d’un dégorgeoir, d’une paire de ciseaux à tout faire, d’une rouleuse de cigarettes et du paquet de gris qui va avec, sans oublier le couteau à greffer, une boîte d’allumettes et un petit tournevis au manche orange dont je n’avais jamais vu Charlou se servir. Sur la banquette arrière nos vestes, le long bâton de buis de Charlou qui lui servait autant de canne en forêt, qu’à se faire un passage entre les épineux de la garrigue, à écarter les herbes pour y déloger les champignons, à faire fuir les chiens hargneux, à franchir les ruisseaux, à poser ses mains, l’une sur l’autre et le menton dessus lorsqu’il conversait assis sur le banc avec les autres sages du village… à me montrer la direction qu’il fallait prendre, quelque beauté de la nature ou à faire sauter un piège à renard douteux. Il y avait aussi la musette du déjeuner et celle pour le braconnage avec encore, à l’intérieur, quelques brins de fougère séchés, du duvet de perdrix rouge, deux gouttes de sang du dernier lièvre emporté ainsi que de la pègue brillante d’une précédente anguille !

  Ah, la quatchole je l’aimais bien, ses formes arrondies de vieille mémère, ses deux grands phares écarquillés à l’avant sur un sourire discret, avec le klaxon sur le pare-choc, et derrière, ses ouïes, pour laisser s’envoler ses expirations comme ses rêves les plus fous !

  Ah, la quatchole je l’aimais bien ! La quatchole de Charlou c’était ma fusée, mon carrosse !

  Il démarrait enfin mon carrosse et nous allions à la forêt de Lacamp cueillir des couderles. Bien sûr que la couderle se nomme clitocybe nebularis, mais vous l’auriez dit à l’époque à Charlou et à la quatchole ils vous auraient ri au nez tous les deux ! Tout comme si vous leur aviez dit qu’elle est un champignon comestible mais indigeste et laxatif ! Jamais, jamais nous ne vous aurions crus car on mange la couderle, ici, depuis la nuit des temps, en sauce à la crème avec des croûtons aillés et grillés, en soupe, ou sur les premières braises de la soirée avec du grenache, des histoires drôles et du millas ! Le cas échéant ça se saurait ! Hi, hi, hi… les savants !

  La quatchole enchaînait les tournants de la « Garouillère », le col de chez nous, avec une élégance raffinée et en un ronronnement à faire pâlir de rage les réacteurs du Concorde que l’on préparait cette année-là à Toulouse. Pas un mot plus haut que l’autre quels que soient la pente, la charge ou le temps ; toujours vaillante, toujours fidèle !

  En arrivant au col Charlou gara la fusée sur le terre-plein, ne pensa même pas à fermer le bijou couleur d’azur à clé, ce qui fut d’ailleurs inutile à cette époque, et sous le bourdonnement des abeilles et les dégoulinades de papillons multicolores, de bourraches et de pissenlits nous attaquâmes le chemin qui nous conduisait, sans l’ombre d’un doute, vers le bonheur.

  Le bonheur était là, en moi depuis que j’étais assez grand pour suivre Charlou dans ses activités journalières comme ses pérégrinations les plus secrètes. En ce temps-là, le bonheur c’était ce mélange de parfums, de couleurs, de formes et de proches qui emplissaient la maison, la cave, la forge, le jardin, les discours des hommes en colère, rouges comme leur vin et leur drapeau, sur le banc de la place, et les murmures de la rivière ! Le bonheur c’était la science et le respect de la nature, la science et le respect des hommes, et le savant mélange des deux que Charlou m’enseignait ! Le bonheur c’était les engueulades de Jeanne lorsque nous rentrions trempés jusqu’aux os, puis la tisane qu’elle nous préparait quand on plumait, ou triait, ou lavait, ou débitait les cadeaux de la nature que nous ramenions ! Le bonheur c’était la cheminée qui ardait délicatement sous l’oule que j’écumais consciencieusement et le morceau de pain rassis qui pompait le jus au plus près de la viande. Le bonheur c’était les couderles que nous coupions en petits morceaux et que nous enfilions sur de la ficelle à poulet pour en faire de longs colliers que nous suspendions ensuite dans la cheminée ! Le bonheur c’était la douce chaleur de l’édredon de plumes, les draps parfumés à la lavande, le vacillement de la bougie sur la tablette de nuit, l’immense clarté des jours et l’immense noirceur des nuits. Le bonheur c’était ces interminables parties de dames ou de petit-chevaux que nous faisions avant d’aller au lit, juste avant de prendre la cuillère de miel ou d’eau de fleur d’oranger ! J’eu la chance d’avoir des mentors exceptionnels ; il était là le bonheur, indiscutablement, et avant tout !

  Nous attaquâmes donc le chemin qui nous conduisait, sans l’ombre d’un doute, vers le bonheur. Déjà, au sortir de l’auto, l’empyreume du sous-bois, celui des fougères et de l’humus, celui dont suent les hauts buis de part et d’autre des passages, celui que laissent en fouinant les vieux sangliers, celui qui trahit la poussée des couderles, celui que j’aime par-dessus tous les parfums me prit aux poumons. J’étais dans mon élément, j’étais chez moi, le pied sûr, le pas alerte et l’œil vif.

  Arrivés au champ d’avoines folles les premières couderles hissaient la tête pour nous regarder passer. Je ne les vis pas mais Charlou, fin limier, me les montrâ du bâton.

  Mon sang ne fit qu’un tour, bien sûr j’étais en apprentissage, et je courus remplir le panier de champignons larges deux fois comme ma main ! Mais Charlou, qui connaissait l’endroit, avait emporté deux paniers avec lui… et deux grands ! Il ne nous fallut pas trois-quarts d’heure pour les remplir. Dans le bois nous trouvâmes aussi des clavaires jaunes qui finiraient quant à elles dans une belle omelette faite avec les œufs de nos poules.

  Bien entendu, ceci dit à voix basse, nous passâmes relever quelques pièges au passage, ce qui, ma foi, nous prit une bonne heure de plus.

  Lorsque me croyant bien loin dans les bois je revis la quatchole sur le terre-plein, heureux de la cueillette et de ce moment privilégié, je dévalais le chemin à toute hâte et terminais contre une grosse pierre cachée sous une matte d’anthémis des teinturiers, l’arcade sourcilière ouverte, le nez de travers, les yeux embués, mais tout heureux de ramener à Jeanne nos trésors parfumés.

  Encore une fois, si vous aviez dit à l’époque à la quatchole et Charlou qu’il était là une matte d’anthémis des teinturiers ils vous auraient ri au nez, car depuis la nuit des temps on dit ici des marguerites… et des marguerites ne sont que des marguerites, un point c’est tout.

  Pour le reste, Charlou était là, et le docteur Bouscat me ficela tout ça de main de maître.

  J’en revis ce matin la trace en me rasant, et comme c’est jour de relâche je me mis à l’écritoire. D’une grande idée comme d’une petite cicatrice, voici comment les poètes mettent au monde leurs petits ; sans tralala ni sarabande…

  Ainsi va la vie, Fernande !