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Sur le dernier des tapis volants (2018)

      Le hasard suscite bien souvent l’extraordinaire, et ce que je vais vous conter là paraît aujourd’hui totalement abracadabrant, fantasmagorique, impossible même me direz-vous tant cela dépasse toute logique, toute raison, tout entendement… et pourtant…

  Il me fut fait, un midi d’une fin septembre particulièrement doucereuse, par un ami poète d’Ahmedabad avec qui je conversais, extrêmement renommé en Inde pour ses écrits en langue tamoul, un honneur comme nul autre n’en pourrait jouir.

  Il possédait le dernier tapis volant que la terre put compter et me proposa pour le lendemain un survol de son pays, je vous le concède, singulièrement surréaliste !

  Il s’agissait là d’un tapis magique qui avait la particularité de se déplacer, en toute sécurité, à très grande vitesse, et, chose mystérieuse, en lui indiquant la direction on pouvait aussi choisir la période désirée. Cependant, ce tapis n’avait ni la possibilité de quitter l’Inde, ni de nous emmener vers le futur, ni d’accéder avant l’antiquité, c’est-à-dire vers la période Védique. Ceci-dit l’éventail était suffisamment large et quand mon ami me demanda où je voulais aller je m’en remis bien volontiers à sa connaissance de la contrée. Le rendez-vous fut pris pour le lendemain, dès les premières lueurs de l’aube.

  Ah, le tapis était prêt… moi beaucoup moins… et je vis dans le regard souriant de mon hôte que le voyage serait des plus exaltants ; il le fut en effet. Lui debout, moi assis sur un ciel tissé de nuages moutonneux, de divinités amoureuses et de paysans au labeur, un pompon d’or aux quatre coins du tapis nous prîmes gentiment la voie des airs.

  En prenant de la hauteur, et lorsque je me décidais enfin à ouvrir les yeux, la première vision que j’eus d’Ahmedabad, de cette région pourtant aride, fut l’omniprésence de l’eau : les eaux vertes du fleuve Sabarmati qui baignaient le pied des usines de textile, les eaux du lac Kankaria, lac rond et vicieux comme un œil de dinosaure faussement endormi, et les eaux bleues du lac Vastrapur sur les bords duquel méditaient des nuées d’aigrettes sacrées et quelques couples de hérons impériaux.

  Mais le tapis allait si vite que nous arrivâmes déjà sur Fort Rouge, et tenez-vous bien, je ne sais par quel miracle, en tenue locale appropriée ! Tous deux portions le Sherwani, cette chemise qui arrive au genou, lui rouge, moi blanc, le pantalon churidar en accordéon sur les chevilles qui va avec, et le traditionnel turban assorti. Nous allions garder cette tenue pendant tout notre voyage et j’avoue bien volontiers qu’elle est d’un confort agréable.

  En arrivant sur Fort Rouge, qui doit son nom au gré rouge de ses pierres, l’effervescence était à son comble. Nous étions à la fin de l’été 1648 et l’empereur Moghol Shâh Jahân, le commanditaire des travaux, pendait, si je puis dire, la crémaillère. Construit sur le côté est de Shahjahanabad, ancien nom de Dehli, le mur d’enceinte de deux kilomètres et demi de long et de trente-trois mètres de haut côté ville, coiffé de tours aux toitures arrondies me faisait étroitement penser à celui de la Cité de Carcassonne ; aussi imposant, aussi beau, aussi sûr !

  A l’intérieur des murailles des monuments en marbre, des mosquées, des palais impériaux et des jardins arrosés par le détournement de la rivière Yamuna rivalisaient d’éclat !

  Mais bien que le tapis fut rapide nous ne pouvions prendre le temps de visiter, pédibus jambus, la citadelle plus en amont. Alors, après avoir serré la paluche de Shâh Jahân, croqué à la fête quelques beignets de rapace au masala et bu deux grands verres de lassi sucré, une boisson faite à base de lait fermenté, nous prenions congé.

  Sitôt assis, sitôt partis… et sitôt arrivés, car nous ne parcourûmes que deux cent kilomètres ; pour notre tapis un saut de puce ! Cependant, quatre-vingt jours nous séparaient de la pendaison de crémaillère de Shâh Jahân que nous allions retrouver ici à Agra, au Taj Mahal.

  Des centaines de personnes étaient conviées à la cérémonie et tous priaient autour de l’empereur en mémoire de son épouse Arjumand Bânu Begam, morte en 1631 en donnant naissance à leur quatorzième enfant. Sa première inhumation fut à Burhampur, mais en fin d’année son corps fut transféré et inhumé à Agra où le Taj Mahal fut construit pour être son mausolée, et dont l’on marquait aujourd’hui l’achèvement des travaux.

  De notre tapis nous vîmes Shâh Jahân pleurer cette troisième épouse, tant aimée, devenue sa favorite. Surnommée Mumtâz-i Mahal, ce qui signifie en persan « lumière du palais » elle fut renommée pour sa beauté, son mariage fut une histoire d’amour, et elle fut chantée de son vivant par tous les poètes reconnus.

  Laissant Shâh Jahân à son palais de marbre blanc et son bonheur posthume, le tapis reprit sa route, sa grimpette, son rink, sa voie vers les forêts de l’Odisha et du Chhattisgarh que nous avons survolées à notre époque cette fois, le jour J de notre balade, en cette fin septembre doucereuse.

  L’Odisha et le Chhattisgarh sont deux états de l’est de l’Inde, sur le golfe du Bengale, où un violent conflit oppose depuis quelques années les populations locales à des troupeaux d’éléphants sauvages. Il est malheureusement trop de victimes dans les deux camps. Sous le développement des mines et des industries lourdes, installées récemment, les villages s’agrandissent, et suit naturellement l’expansion des champs des paysans locaux. Les forêts et les zones sauvages rétrécissent et la faune empiète sur le terrain de l’humain. Les premières victimes animales sont l’éléphant, bien sûr, mais aussi le léopard. Ainsi il est fréquent que des éléphants créent des accidents sur les routes, les autoroutes et les voies ferrées ! Parfois, acculés, ils sont pris de démence et ravagent tout sur leur passage, on parle alors de « havoc » qui est le moment où ils passent à l’acte.

  Mais ce que nous vîmes ce jour- là d’en haut fut différent. Nous vîmes des éléphants sauvages suivre leurs couloirs de migration d’une manière paisible, se nourrissant, en cheminant, d’herbe, de feuilles, de fruits, de racines et des tubercules.

  Nous vîmes aussi d’autres éléphants, apprivoisés, tirant des troncs d’arbre de la jungle à la scierie. Il nous sembla qu’une confiance réciproque régnait entre l’homme et l’animal et que les deux semblaient heureux. Puis d’autres encore parés de vêtements de parade multicolores et d’accessoires clinquants se rendaient au festival de Jaipur, emmenant sur leur dos des cornacs enturbannés de couleurs chatoyantes. Les éléphants se balançaient fièrement, tandis que plantés sur leur échine, quillés comme des i, les hommes à la moustache fine, sous un patois mélangé d’odia et d’hindi ondulaient en de grands rires festifs.

  Toujours plus attentionné à mon égard et désirant m’impressionner plus encore, je suppose, mon ami poète me fit un cadeau superbe. Sachant que je vis à Toulouse, lui qui ne s’est pas encore régalé à la vue des façades en briques roses et galets de la Garonne ordonna au tapis une curieuse destination. Nous partîmes cette fois pour Jaipur, la capitale de l’État indien du Rajasthan. Cette Jaipur que l’on surnomme, figurez-vous, la « Ville Rose » des indes !

  Là se déroule, une fois par an, au mois de mai, le festival des éléphants que nous venons d’évoquer. Des processions d’éléphants, de chameaux et de chevaux précèdent les compétitions de beauté entre pachydermes. Une multitude de musiciens et de danseurs folkloriques en tenue traditionnelle évolue au Chaugan Stadium où les maharajas jouaient autrefois au polo !

  Nous n’étions pas au joli mois de mai, les éléphants n’étaient point décorés mais la vieille ville arborait son cholis Ghaghra rose sur lequel le soleil faisait étinceler des fils d’argent, d’or et de longues rivières de pierres précieuses. Le Palais du vent sifflait de toute sa majesté. Jamais je ne vis un bâtiment dont l’architecture et les couleurs ne m’émurent autant que celui-ci ! Construit sur le modèle de la couronne de Krishna, ce monument en forme de pyramide, ressemble, par ses jharokha, des balcons décorés de treillis de pierres, à s’y méprendre aux nids d’abeille d’une ruche. Bien sûr il s’agissait autrefois du harem royal, l’architecture avait donc été pensée pour que les dames du harem puissent observer la vie quotidienne de la rue, en dessous, sans être vues car elles devaient strictement obéir au purdah, qui signifie rideau, une pratique empêchant les hommes de voir les femmes. Derrière un sourire, parfois se cache la tristesse et derrière la noirceur se cache la beauté; mais la vie est ainsi faite.

  Après avoir foulé le pavé, ici le sable jaune, en l’occurrence, de ma deuxième « Ville Rose » le tapis frétillait à nouveau sous nos corps. Il rêvait de prendre le large, ce qui fut fait illico. Le seul désir que j’émis avant de rentrer était de voir les pèlerins se baigner dans les eaux du Gange. Aussitôt mon désir devint réalité et nous volions vers Bénarès où nous entrions en l’an 1930.

  La famille des Maharadjas Bahâdur qui régnait alors sur ces terres prétendait descendre du Dieu Shiva et tirait un grand bénéfice des pèlerinages dans leur ville. Dans la ville religieuse la plus célèbre de l’Inde on disait que Shiva avait créé l’univers ! Les pèlerins y affluaient par milliers ! Nous nous sommes donc posés sur un ghât, l’un de ces escaliers monumentaux par lesquels on accède au fleuve quel que soit son niveau d’eau, pour prendre le bain rituel et prier.

  La coutume locale voulait que l’on contourne la ville à pied pour y visiter cent six sanctuaires, mais il nous eut fallu trop de temps ; Bénarès serait donc l’objet d’une nouvelle visite. Sachant que la rive droite, plate et sujette à des inondations, avait la réputation d’être impure, nous ne nous y sommes risqués car il était dit que celui qui y mourait renaissait sous la forme d’un âne ! Il vaut mieux parfois ne pas tenter le diable !

  Le tapis volant vola et nous amena de ce pas, plus exactement d’une course effrénée, à Rishikesh, dans le nord de l’Inde et au pied de l’Himalaya. Nous y arrivions en 1968. Quelle vue sur les montagnes, mais quelle vue… j’en eus le souffle coupé !

  Quant à la ville vue du pont de Lakshman, les bâtiments surmontés de clochers pointus, et les ashrams, ces lieux où des disciples se groupent autour d’un gourou pour recevoir son enseignement et où y était également enseigné le yoga, ces lieux, disais-je, parés de couleurs flamboyantes qui s’étendaient sur la rive du Gange étaient totalement fascinants ! Nous y avons fait une halte.

  Nous y avons touché la statue de Shiva, sur le Gange, car nous savions qu’il apporte le bonheur et la sagesse. Nous y avons vu, sur les ghâts, des femmes d’un raffinement époustouflant aux saris safranés, pourpres, rouges et verts, écrus et bleu turquoise. Quelques vaches, maigres, méditaient avec elles au bord de l’eau. Sur les bancs de la rive d’en face, au pied du pont, une foule s’était amassée pour voir de près, nous a-t-on dit, des gens célèbres. Nous y avons accourus. Effectivement, et croyez-moi sur parole, les Beatles étaient là ! Nous devions apprendre plus tard qu’ils venaient dans le ashram de Maharishi Mahesh yogi étudier la méditation transcendantale.

  Tandis que d’autres bouclaient leur sac à dos pour partir à la conquête de l’Himalaya, nous brossâmes délicatement notre tapis, puis nous repartîmes sous un soleil constamment enchanteur.

  Nous devions rentrer, bien entendu, mais ce dernier fit un ultime crochet par l’océan indien où il souhaitait se rafraîchir à l’iode des embruns. Nous survolâmes la côte le six avril 1930 où nous vîmes des milliers d’indiens, réjouis et heureux, l’air grave cependant, au- devant desquels était Mohandas Karamchand Gandhi, dit « le Mahatma », c’est-à-dire la « grande âme » !

  Fidèle à son idéal de désobéissance civile non violente il avait entamé une marche qu’il avait appelée « marche du sel » pour dénoncer la taxe sur le sel et l’interdiction aux indiens d’en faire la récolte, car il s’agissait là pour les britanniques d’un monopole d’état. N’oublions pas que de 1757 à 1947 l’Inde était alors sous domination britannique.

  Il était donc parti d’Ahmedabad le douze mars 1930, avec quelques dizaines de sympathisants, et après vingt-cinq jours de marche et trois-cent-cinquante kilomètres il était entouré ce six avril de milliers de villageois, d’intellectuels et de journalistes. Il viola symboliquement le monopole de l’Etat en ramassant une poignée de sel. Comme le Mahatma tous ses disciples plongèrent la main dans l’eau et en retirèrent également une poignée. Cette action fut une porte ouverte de plus vers l’indépendance de l’Inde.

  Il ne nous restait plus qu’à faire son chemin en sens inverse et rentrer à Ahmedabad. Le tapis, sans faillir, nous mena à bon port. Nous étions partis aux premières lueurs de l’aube, nous rentrions aux premières lueurs du crépuscule.

  Le hasard suscite bien souvent l’extraordinaire, et ce que je viens de vous conter là paraît aujourd’hui totalement abracadabrant, fantasmagorique, impossible même me direz-vous tant cela dépasse toute logique, toute raison, tout entendement…

et pourtant…