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Marchand de soies (2008)

            C’est à sept heures précises, l’heure où mouettes et cormorans picorent au soleil levant les épices de l’existence et les nectars du jour nouveau, que nous prenions la mer. Une lueur blanchâtre, seule et matinale, perçait les cieux. Nous quittions la rive Ouest du Bosphore “le passage du bœuf“, ou détroit de Constantinople. Mon livre de bord titrait : Vendredi 2 février 1563 ; selon notre calendrier Julien.

    Nous nous éloignions du quai où les nôtres abandonnaient aux eaux salées de la mer de Propontide des larmes de miel. Maîtresse infâme et vénérée, la mer nous volait à nouveau. Seules, à cette heure sans teint, nos femmes entoilées de sommeil et de froid peuplaient les pavés larmoyants du port. Constantinople rêvait. Elles, pleuraient.

    Plus tard, lorsque le ciel jouirait d’un soleil radieux et que la fièvre quotidienne des bruits et des couleurs dévalerait quatre à quatre les ruelles étroites de la cité, il ne leur serait aisé de s’y frayer un passage. Sur les quais, les enfants hurleurs et les hommes pressés, les tonneaux de vin et les bêtes, les charrettes de paille et les comptoirs de bois, les caisses de poissons et les filets de pêche, les fruits et les rires, les tissus et les chants, le commerce et l’amitié recouvriraient les rigoles et les pavés ardents. De la vieille ville, une vapeur immaculée monterait vers les cieux.

    Sur les os de Byzance, Constantinople était heureuse et prospère. Depuis cent ans que les Turcs Ottomans en avaient fait leur capitale, elle ne cessait de s’épanouir. Turcs et Grecs, Juifs et Arméniens, tous contribuaient à sa suprématie, main dans la main. Ici, tout dépassait l’entendement. Capitale politique, religieuse et intellectuelle de tout l’empire byzantin, Constantinople chantait la guerre et l’amour, exultait et s’énorgueillait. Constantinople bouillait au rythme épicé des longs récits mythologiques. Les hommes et les dieux avec lesquels elle trinquait, se livraient à des danses effrénées et s’offraient à d’infernales séductions, n’y faisant qu’un. La vie s’écoulait dure et agréable et les eaux de la Corne d’Or, que Poséidon préservait des colères d’antan, faisaient l’objet de bien des vénérations. Des eaux chaudes ; ces eaux d’un bleu puissant depuis lesquelles nous jetions un dernier regard au rivage ; un clin d’œil complice à nos bâtisses orphelines.

      Dès lors, ma demeure, celle de mes compagnons de voyage, allait tour à tour prendre les noms de mer Egée, mer Ionienne et Adriatique. Un plancher mouvant sur lequel nous allions espérer demain, Poséidon nous tenant la main droite et la gauche vouée aux caprices d’Eole. La corne d’Or nous ouvrait les portes du grand large.

      Après une vingtaine de jours passés sur la terre ferme à conter aux enfants les histoires de la mer morte, d’où nous venions, les grands galops dans les hautes herbes d’Asie, à assurer l’entretien minutieux de notre galère marchande, à nous livrer aux préparatifs de ce énième départ, le soleil, le vent et les eaux de la mer de Propontide nous avalaient goulûment ; nous happaient à grands cris.

     Nous étions tout juste à deux milles marins que Constantinople nous oubliait déjà. Chacun retournait à ses pavés, tête haute et la lumière des phares veillait sur tous. La Corne d’Or disparaissait sous les brumes matinales. A présent, l’horizon, florissant,s’éveillait à nos papilles.

     De la poupe à la proue chacun officiait à son poste. La carène glissait en ses eaux chaudes coutumières. Sur le mât de misaine, cacatois, perroquets et huniers s’arrondissaient comme des ventres de femmes en délicatesses. A l’avant, les focs gonflaient leur estomac. A l’arrière, la barre roulait de bâbord et de tribord et le Nord magnétique pendait au compas. L’enthousiasme au cœur de chaque marin, j’aimais chaque départ. Sur le pont, chaque chant, chaque regard, chaque mot précis enveloppait d’ardeur, de courage et de félicité les bois et les cordages, les seaux et les voilures ; la galère filait, heureuse et légère. Cela faisait dix ans que nous parcourions les mers ensemble, dix ans que chaque geste maintes fois répété huilait l’espace et le temps, dix ans qu’Apollon burinait nos visages ; une vie que nous ne pouvions poursuivre sans cela.

     Notre cale regorgeait de tissus d’Orient, de poudre d’artifice, de poteries, de colonnes, de porcelaine, de fruits exotiques, d’outils et de bois moulurés que nous destinions à Vittoré Labia, incontestablement le marchand le plus influent de toute la Vénétie.

    Nous éprouvons, quatre fois par an, une joie particulièrement intense à l’idée de nous rendre à Venise, déesse de pierre à robe d’eau, au cœur de laquelle chaque marin rêve de jeter l’ancre une fois dans sa vie. Quelle fierté d’y voir flotter librement pavillons et grands pavois ! … la plus jolie, la plus enivrante, la plus troublante des villes qu’il me soit donné de connaître dans cette vie ! … et puis n’est elle, par ses couleurs, par ses parfums et son aura semblable à Constantinople, sa demi-sœur ?

    Pour l’instant, la mer. Notre voyage s’écoulait sans problème majeur. Poséidon faisait preuve de clémence et chaque jour nouvellement éclos nous livrait la respiration zélée d’un Eole compréhensif. Notre galère était forte, fiable et maniable. Nos escales, peu nombreuses, ne nous procuraient que peu de repos. Débarquer quelques marchandises, embarquer de nouvelles caisses, dormir un peu, croiser le verre et le jeu à temps perdu et parer à la manœuvre, toujours ces inéluctables carcans !

     Nos escales se nommaient Salonique, où je ne manque jamais d’aller prier Sainte Sophie, protectrice de notre famille, notre commerce et notre galère, Athènes, Tirana et puis Ancôme où nous accostions en ce samedi 17 février 1563, au terme de seize jours de navigation.

     Là, débarquer de la faïence et embarquer des peaux et de larges pièces de cuir devait nous occuper jusqu’à ces heures suffisamment tardives où les uns trouveraient encore le courage de pousser la porte de “La Marinière“, tandis que les autres regagneraient leur couchette au galop. “La Marinière“ est l’une de ces tavernes qui nourrit sur la ville d’enthousiastes perspectives ; vous y êtes accueillis poitrines et bras ouverts et la bière y est sans faux-col !

     Huit heures, dimanche 18, alors que la mi-février estompait peu à peu la noirceur de ces cieux, nous manoeuvrions pour la millième fois. Travail méthodique et rodé, cela ne devait nous prendre que peu de temps. La mer nous avalait comme d’ordinaire et notre dernière étape nous conduisait à Venise. Outre les relevés et les paramètres maritimes obligatoires, mon livre de bord regorgeait d’anecdotes. De l’encre parfumée, dont les belles des “Mille et une nuits“ coloraient leurs parchemins, ce carnet dépeignait l’âme et l’esprit de mes compagnons de voyage ; un album vivant, personnel, que nul n’aurait osé effleurer.

      Les courants de l’Adriatique, toujours plus vifs que ceux de la mer Egée ou de la mer de Marmara et l’esprit rebelle des eaux de surface, nous ballottaient brusquement. Les vents, ce dimanche, redoublaient d’intensité. L’eau passait par-dessus le pont mais notre galère filait orgueilleusement et tenait le cap au millième. Demain, Venise embrasserait l’horizon et cette seule idée nous ravissait. Ce n’est qu’au plus profond de la nuit qu’Eole et Poséidon décidaient enfin de se réconcilier.

      A partir d’Ancôme, nous ne perdrions plus les côtes de vue. Nous longions les terres d’Italie en direction du Nord-Ouest.

    Pesaro, dont le palais et la forteresse des Sforza surplombait majestueusement la baie, se découpait à quelques milles. Plus loin, Rémini, où la poigne des Malatesta pèse encore sur la ville comme sur une grande partie de la marche d’Ancôme et de la Romagne, qu’ils contrôlaient encore il y a tout juste deux cents ans. Ravenne, où nos aventuriers byzantins ont érigé d’innombrables monuments, dont l’église Saint-Apollinaire, le mausolée de Galla Placidia ; Ravenne où nous laissions le tombeau de Dante, la Divine Comédie, les yeux mirifiques de Béatrice Portinari et la capitale ostrogothe de Théodoric Ier. Chioggia, l’ocre, trônait au-dessus de cent mille oliviers. L’eau de sa baie reflétait tendrement ces tendres dégradés d’ocres et de verts, comme si elle mettait un point d’honneur à offrir le blason de la paix aux marins de passage. Enfin la princesse de pierre à robe d’eau, terme de notre voyage, daignait montrer son visage sommeillant.

       Lorsque  nous jetions l’ancre dans le bassin de Saint-Marc, ce lundi 19 février 1563, les réverbères flambaient encore. Nous avions devant nous deux bonnes heures de sommeil que nous allions croquer jusqu’à la dernière seconde. La fin de nuit ruisselait de bonheur. Les voiles attachées, les cordages arrimés, l’étrave à ses rêves d’eau bleutée, d’embruns et de courses effrénées avec les dauphins, bercés par le roulis léger de l’aube, Morphée, illico, tapissait de ses charmes nos couchettes de bois. Il était sept heures précises et quelques coqs répondaient à l’angélus. Les cloches, en cadence, donnaient le signal du réveil au soleil qui dépliait maladroitement ses rayons dans le ciel, s’étirant comme on le fait un lendemain de fête ; ce qui était d’ailleurs le cas, puisque demain, mardi gras, la tradition voulait que Venise clôture son carnaval. Depuis le 26 décembre, jour officiel de l’ouverture des festivités, la cité se transformait en une scène unique où tout était permis, où les différences sociales disparaissaient derrière les masques, où partout l’on riait et se livrait à de multiples jeux.

     Le jour, qui s’était tout d’abord accroché à la flèche du Campanile, avait sauté d’un bond sur les coupoles de la basilique Saint-Marc, musardé quelques instants sous les arcades du palais des Doges et gagné la fraîcheur des Procuraties. Chaque calle (rue), chaque campi (petite place), chaque quartier s’éveillait sous cette lueur bleue orangée de paradis, dont seule Venise détient le secret. Nous nous engagions lentement dans l’embouchure du Canal Grande, au fond du bassin de Saint-Marc. Nous nous rendions à l’autre bout du Canal, chez Vittoré Labia, ce riche marchand auquel notre cargaison était destinée. Dès lors, la déesse de pierre à robe d’eau nous offrait son étincelante beauté, mètre à mètre, pierre à pierre, vague à vague. Le squero di San Trovaso, où l’on fabriquait les gondoles rapides, légères et furtives, avalant les canaux à grandes bouchées, était en pleine effervescence. Le rythme des marteaux répondait aux cloches emballées. Quelques ouvriers regardaient avec admiration notre galère marchande glisser, conquérante, entre les imposantes demeures bourgeoises. A bâbord comme à tribord, les façades décorées de marbres polychromes, les crénelures des toits, les cheminées évasées, l’ouverture des loggias, le jeu des pleins et des vides, typique du style byzantin et leurs reflets sur le quadrillage des eaux étaient un enchantement.

      L’œil et le cœur, la narine et l’âme, tous les sens s’éveillent à Venise !

       L’église Santa Maria Gloriosa Dei Frari, à laquelle je me rends lors de chaque retour à Venise afin d’y prier la madone pour qu’elle m’assure un commerce fructueux et qu’elle veille sur notre retour à Constantinople, affichait une façade de briques d’une hauteur considérable. Chaque église, chaque palais rivalisait de prestige avec son voisin.

      Alors que les gondoliers et les barques marchandes s’écartaient pour permettre à notre galère de glisser sans embûche, un chantier s’élevait devant nous. Un pont était en construction ; ou plutôt en reconstruction, car on remplaçait le vieux pont de bois du Rialto par un gigantesque édifice de pierres. Il n’en était qu’à ses premiers balbutiements et de part et d’autre du Canal Grande étaient stockés d’énormes amas de pierres blanches, de bois d’échafaudages et d’étais. Cet unique pont devait relier la rive droite du quartier Saint-Marc, à vocation politique, religieuse et culturelle, à la rive gauche plutôt commerçante. Plus tard, je devais en voir les plans présentant une arche unique et puissante, surmontée de douze arcades reliées par une arcade majestueuse au sommet. Le passage principal serait bordé de deux couloirs piétonniers. Je devais apprendre également qu’au détriment de Sansovino, Michel-Ange et Palladio, Antonio Da Ponte en était le maître d’œuvre.

    Nous passions sans encombre. Chantier oblige, les poissonniers, les maraîchers, les bouchers et les primeurs installés d’ordinaire contre les piles de l’ancien pont de bois, s’étalaient maintenant de part et d’autre du Canal, où les imposantes demeures acceptaient de leur laisser une once de place. C’est dans une atmosphère de cris, de rires, de bousculades, de couleurs et de saveurs que nous terminions bientôt notre traversée de la cité vénitienne. Le quai sur lequel nous attendait Vittoré Labia était désormais à portée d’œil.

     Vittoré Labia s’était fait construire une énorme bâtisse, un palais à vrai dire, à l’angle formé par le Rio Cannaregio et le Canal Grande. Son immense entrepôt était pourvu de deux arches hautes et larges qui facilitaient le transport des cargaisons. La famille Labia occupait les deux étages du dessus, dont chacun comportait sept somptueuses portes-fenêtres caressant un balcon structuré qui courait sur les deux faces de la bâtisse. Le long du quai, une immense plate-forme permettait de stocker provisoirement les marchandises prêtes à embarquer ou fraîchement débarquées ; le bateau étant dans Venise le principal moyen de transport.

    Vittoré Labia voyageait aussi beaucoup. Outre son statut de marchand, il était homme de culture, et de bourse aisée sa passion pour la peinture et l’astronomie l’emmenait de temps à autre à sillonner quelques mers. Je l’avais rencontré cinq ans plus tôt à Constantinople, où il venait s’enquérir d’un parchemin exceptionnel, ayant été rédigé par Mikolaj Kopernik. J’ignorais naturellement la teneur de ce document, mais la disparition il y a tout juste vingt ans de Kopernik en avait révélé le génie et certains de ses écrits s’arrachaient à prix d’or.

    Maître Labia, réputé difficile en affaires et de caractère surprenant, m’offrait une sincère et amicale sympathie. Je travaillais donc avec lui depuis cinq années, et ma foi, toutes voiles dehors, nos affaires tenaient la barre d’une main assurée. Après notre chaleureux accueil, tandis que nos hommes achevaient de décharger la cargaison et se préparaient à manger, Vittoré me priait, comme à l’accoutumée, de le suivre dans ses appartements où était servi, en mon honneur, quelque succulent repas. Moment toujours agréable et délicat, durant lequel j’étais interrogé par les enfants sur les péripéties de mes voyages. Comme témoignage de ma respectueuse gratitude, j’offrais immanquablement à Madame Labia deux ou trois soies brodées de Damas. Puis, je contais à tous le piment des marchés de Sinope, l’aire des troupeaux de Batoumi, les constructions navales d’Odessa, les chants de Jérusalem et les philosophies des érudits d’Alexandrie ; ce qui nous prenait un temps considérable. Lorsque nous terminions de manger, à cheval entre la Mer Noire et les canaux vénitiens, il était généralement près de quatre heures, quand Maître Labia ne manquait jamais, comme pour ajouter du caramel au dessert, de m’emmener visiter quelques-uns de ses amis.

     Deux m’étaient connus : Jacopo Robusti que l’on appelait “Le Tintoret“, qui comme Vittoré était âgé de cinquante-trois ans et Tiziano Veccelio, dit “Le Titien“, portant allégrement ses soixante-quinze années. Tous deux étaient Maîtres en peinture et disposaient de nombreux élèves. Lorsque Vittoré marquait quelque évènement, ces hommes de renom étaient obligatoirement du repas. Ils s’étaient hélas absentés de Venise quelques jours, mais j’aurai, je l’espère, le plaisir de les saluer lors de mon prochain retour.

      Véronèse était là, mais son travail ne lui permettait pas de partager notre repas. Il nous attendait cependant dans son atelier. J’aimais particulièrement Véronèse, non seulement parce que nous avions tous deux trente-cinq ans, mais parce que notre vision du monde était étrangement similaire ; seulement pigmentée de couleurs différentes. Ses yeux étaient aussi pétillants que ses tableaux. Il mangeait et buvait hardiment mais cultivait la science et l’humour avec légèreté et profondeur. Tout s’expliquait à son âme. Il bordait les cailloux de dentelle et parfois la rime emboîtait le pas à son langage. Paolo Caliari, de son véritable nom, était peintre et poète, dompteur de poudres et de mots. Il n’était de la terre, du ciel ou de la mer, mais des trois à la fois et les trois figuraient sur chacun de ses tableaux en architectures somptueuses. Ses toiles brillaient par leurs mouvements. La richesse de ses coloris, le mouvement de ses scènes aux ampleurs harmonieuses faisaient de Paolo Caliari mon peintre préféré. Le lyrisme, allié à l’audace des innovations techniques, faisaient de Titien celui de Vittoré Labia. La fougue inventive, la virtuosité du raccourci et des éclairages chez Le Tintoret, lorsque nos discussions s’emballaient, bouleversaient cet amical classement, alors ce dernier reprenait la tête de nos préférences. Si l’homme éprouve toujours le besoin de classer les vertus et les défauts de ses semblables en des rangs particuliers, il était, dans ce cas précis, impossible de parvenir à nos fins. Nos trois amis étaient des génies dans leur domaine, voilà tout.

        En tout cas, se rendre à pied chez Véronèse cet après-midi du 19 février, veille de mardi Gras, relevait certainement d’un coup de maître. Le lendemain, Venise clôturerait son carnaval et déjà la cité courait, dansait et s’embrasait. Hommes et femmes s’aimaient, perforés de soleil et de joie. Vénitiens et étrangers, parés de masques et de costumes somptueux rivalisaient d’élégance, de couleurs et de formes dans une atmosphère de tolérance et de liberté parfumées. Les véritables costumes vénitiens, formés du “Bauta“, masque noir ou blanc, légèrement en pointe, recouvrant le visage jusqu’au-dessous du nez, du “Tabarro“, grand manteau noir et du chapeau tricorne, nous offraient aux détours des calles des personnages fascinants. De larges voiles pourpre et or habillaient sur la Piazzetta des petites dames rondouillardes et toute une traîne de femmes fines et hautes, gantées d’hermine et parées d’interminables coiffes pointues glissaient le long de l’église San Zaccaria. D’autres, une fleur à la main, de sous leur chemise violette montraient leurs charmes blancs et potelés, semblant vouloir se livrer au jeu de quelques perverses folies. De superbes nez crochus à lunettes noires, des faces d’oiseaux multiples et de chats malicieux coiffés de lunes ou de soleils dansaient sur les rives de Castello. De fantastiques poltrons jouaient à saute-mouton calle Dei Albanesi (rue des Albanais). De sur le Ponte Dei Greci (le pont de Grèce), des chants aigus montaient vers le ciel. Sur la Riva Degli Schiavoni, des marins attendaient que l’amour tombe du ciel… et dans le ciel, finalement, les anges grisés tournoyaient concupiscents. Sur le parvis de l’église San Giorgio, cinq ou six musiciens régalaient un cercle de faux pirates et de princesses arabes enlevées. Tout sentait le musc, la cannelle et l’encens, de la mitre du doge à la cathédrale Santa Maria Assunta de Torcello, du Canal Della Grazia au Rio Del Tendors. Venise appartenait à un autre monde, celui de l’Olympe à n’en nul douter ; à moins qu’elle ne fut réellement l’antre du Paradis !

      Un parcours difficile, vous disais-je, au cœur d’une déesse de couleurs et de miel, de senteurs et de guimauve, où les fleurets acérés de la vie se nommaient aubépines, roses, embrassades ou bonté.

      Véronèse riait en nous voyant franchir la porte de son atelier, croyant peut-être nous voir surgir parés de quelque accoutrement flamboyant ; il n’en était rien. Il nous chahutait bonnement. Son rire était bon et franc, son visage rempli d’allégresse. Notre venue l’enthousiasmait et pour la circonstance il se dépêchait de dispenser les dernières instructions à la douzaine d’élèves qui le secondait.

      J’aurais pu mourir dans cet atelier, rien ne m’aurait été plus agréable au monde ! … la mort vient souvent de parfums enivrants et de contemplation !

       Je ne sais si le Paradis, à cette heure, était pourvu de tant de charme, de tant de couleurs, de tant de senteurs ; à moins qu’à cette heure le Bon Dieu soit ici, à Venise, chez Véronèse ! … et il l’était assurément, esquissé, subjectif ou blanchâtre sur le fond obscur des piétas…et dans le cœur et le sang de l’artiste depuis toujours !

     Sur le mur de droite, en entrant, un immense essai que Véronèse nommait “Les noces de Canna“, resplendissait de clarté. Pour le peu que l’on pouvait en boire ce jour, il représentait une coupe de lumière oblique entre ciel et terre, s’écoulant de la toile pour illuminer les dalles de l’atelier ; une lumière vivante, en quelque sorte, qui par la mort accomplie invitait à la vie.

      La toile sur laquelle travaillaient ses disciples se nommait “La cène“. Entre les six arches monumentales, et longeant une balustrade de pierre ouvrant sur deux autels, une table de fête était dressée. Jésus se tenait au centre, les apôtres de part et d’autre, et vers les extrémités de la table une vingtaine de convives jacassaient, exubérants. Le centre de la toile, où Jésus parlait tête penchée sur la gauche, suscitait la paix ; peu de mouvement. La blancheur de la nappe brodée et le glacis pastel dépouillé du décor livraient une expression de méditation. Même le chien, calme, figurant au premier plan, à demi tourné vers la table, se fondait parfaitement à cette plénitude. Le mouvement s’accentuait vers les extrémités de la table où les convives gesticulaient ; parmi eux, un serveur arrivait plateau tendu à bout de bras.  Le carrelage hexagonal, orange, noir et blanc, le bandeau d’or du plafond soutenu par deux immenses colonnes aux chapiteaux dentelés, les anges brillants qui tenaient l’ensemble, démontraient une riche et puissante demeure. La ville, en fond, blanche et racée, donnait à l’œuvre une exceptionnelle profondeur et je serais volontiers resté des heures à suer là mon ineffable bonheur. Je devais apprendre, quelques mois après, que suivant l’avis du tribunal de l’inquisition, Véronèse devait changer le nom de sa magnifique représentation qu’il renommerait “Le repas chez Lévi“. Le tribunal de l’inquisition devait retenir que les personnages étaient trop inconvenants pour un sujet religieux, dont le bouffon avec son perroquet, un homme se curant les dents, puis un autre saignant du nez.

      Véronèse avait un grand atelier, beaucoup plus grand que celui du Titien ou du Tintoret, une sorte d’entrepôt réhabilité. Lorsque je foulais l’antre de ces lieux enchanteurs, même la grande Constantinople n’aiguisait plus mon regard, ne caressait plus mon œil et ma narine avec autant de délicatesse. L’eau tiédie des pinceliers, desquels les résidus de couleurs devenaient arc-en-ciel, prenait des reflets de mer Egée à l’automne. Les pinceaux, les couteaux, les palettes de bois et les spatules dansaient sur les fils, les fils dansaient sur les nuages et les nuages dansaient comme dansent les étés rieurs sur les rives de la Mer Noire. Les bacs, gorgés de pigments dégueulaient de gaieté. Les poudres et les pâtes colorées gavées de cyan, de magenta, de vermillon et de cadmium, les terres de Sienne, les ocres jaunes et les ocres roux sommeillaient, repus, sur des lits de planches et de tréteaux. Leurs pas sur les tabliers – pattes de mouches exotiques – ravissaient mes prunelles et les huiles de lin emplissaient mon esprit. Les liants, pâteux, domptaient mon âme. Les siccatifs, volatils, s’égrenaient dans l’azur, et, grisé, j’aurais bien tenté le diable de me mettre à l’ouvrage si Dieu, par bonheur, m’en avait attribué quelques possibilités.

      Les essences circulaient librement dans l’espace et je lévitais assurément dans les airs doucereux de l’extase quand Paolo et Vittoré me demandèrent quelque avis ; je revenais brusquement à la réalité. Quelques bribes naïves s’échappaient de mon âme encore engourdie ; ils riaient de bon cœur. J’aurais de toute évidence prolongé l’instant, mais la galère m’attendait. Tous savaient que nous devions quitter Venise avant la nuit.

       Si mes dieux le voulaient, le retour serait semblable à l’aller, bon et rapide. Là-bas, dans les soies de commerce et le sablier d’amour, Mariana m’attendait près de nos six enfants.

     Adieu gondoles à felze et masques et chansons ; adieux canaux secrets, peintures et Campanile, adieu Canal Grande et lagune, adieu princesse de pierre à robe d’eau ; adieu merveille des merveilles !

à nous Poséidon, à nous Eole !

     Perroquets, huniers, focs et cacatois avaient le vent en poupe… le sourire au cœur des hommes et la chanson au bec… Constantinople luisait d’impatience ; nous rentrions.

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