Rss

Dieu revient à Fontinianum (Fontiès-d’Aude)(2018)

             Les échafaudages de bois prennent un peu plus d’altitude chaque jour, et pour que les façades grimpent vers Dieu d’une manière pure et lisse les hommes bouchent au fur et à mesure les vieux trous de boulins. De toute façon le magister opérarium 1 veille au grain. La moindre inexactitude, incomplétude, ou l’insignifiante malfaçon fait luire en ses yeux de longs fers de lance réprobatifs. Gare à celui qui s’attirerait les foudres de Peire Salomon !

  Ce grand bonhomme à la barbe épaisse, blanche comme les neiges de Moselle d’où il est originaire et maigre comme un clou de Perse est l’architecte, le « Maistre Masson ». Un titre honorifique jumelé à la prestigieuse appellation de « doctor lathomorum » ! Il avait été ouvrier, jadis, mais son intelligence appliquée et son habileté l’avaient vite propulsé à l’acmé de la réussite. La recherche permanente d’une harmonie parfaite entre la beauté pure, qui n’appartient qu’à Dieu, et ce miroir, que lui, le bâtisseur, doit lui offrir par son œuvre afin que sa beauté se révèle aux yeux des hommes est son unique destin ; son unique chemin. Un chemin sans arbres, sans oiseaux, mais une voie de pierres, de poussière, de chants et de martèlements qui le hisse, heure à heure, soleil après soleil, lune après lune, chant de cigale après chant de corneille vers la porte grande ouverte du paradis.

 De fait, Peire Salomon est un maître d’œuvre tant charpentier qu’appareilleur 3, et le concepteur de tous les engins de levage nécessaires au chantier. Deux clercs, juifs, aussi maigres que deux sarments de vigne et aussi pâles que deux demi-morts, instruits de connaissances artistiques, l’entourent et réalisent les plans, les façades et l’ornementation. Un élève bâtisseur, en fin d’apprentissage, complète l’autorité : Engueran D’el Bosc. Si je me souviens bien, Engueran, rouquin à la chevelure exubérante, le visage et les bras tout tacheté d’étoiles lointaines nous vient des rives du Rhône où il a rencontré Peire Salomon et ses acolytes lors de la construction d’une église forestière proche de Saint-Romain-en-Gal.

 Certes, l’accès à la maîtrise est depuis longtemps conditionné par l’accomplissement de voyages, au travers desquels s’acquièrent autant les sucres de l’échange, que les subtilités de la méthode et les secrets de la réalisation.

  Ainsi est la vie de ces génies solitaires, faite de ces pauvres richesses qui ne nourrissent que l’esprit, de Pythagore et de Thalès, du nombre d’or, d’une paire de bonnes sandales en cuir d’Arzignano, d’un compas, d’une équerre, d’une règle, d’une pige et d’une corde à treize nœuds.

  Ce matin le vent de Carcassonne a enfin faibli, la pluie a cessé, aussi chaque corporation, dans cette fourmilière, tient sa place avec habileté, honneur et fierté. La géométrie se joue de la gravité en définissant les deux axes de l’élévation : l’aplomb, vertical, et le niveau horizontal. On parle ici de construction « ad quatratum 4 » et « ad trigonum 5 », on parle aussi de cercle… et je peux vous assurer que sous la houlette de Peire Salomon l’affaire tourne rond ! Ce fascinant personnage domine parfaitement la gnomonique 6. Les églises qu’il bâtit sont bien axées vers la Jérusalem céleste et l’entrée positionnée plein sud, conformément à la règle, c’est-à-dire vers Monze en ce qui concerne l’église de chez nous. Une équipe d’artisans hautement qualifiés s’est constituée autour de la maîtrise. Là aussi il s’agit d’ouvriers itinérants qui suivent le maître au gré des chantiers. Ils se connaissent parfaitement et leur collaboration est étroite. Ils se respectent. Ils s’aiment. Ils forment une famille unie, parfaitement unie ; c’est beau à voir, à entendre et à siffler ! Si je suis là, lorsque le travail aux champs me donne un brin de répit, c’est pour regarder, pour comprendre, pour aider, je veux être leur frère, je veux voir du pays, je veux aussi être des grandes réalisations, je ne veux plus de la vie de paysan !

  Les deux grandes roues d’écureuils et les trois cabestans tournent comme des soules 7, les griffes et les louves mordent les pierres à pleines dents, je jubile ! L’église, grandissante, sourit aux cieux, à la montagne d’Alaric, au vignoble et aux habitants de Fontinianum, nom que notre village a pris en 1229, c’est-à-dire il y a quatre-vingt-douze ans, puisque nous sommes en 1321, et précisément le jeudi 8 mai de notre calendrier Julien. Auparavant on l’avait nommé Fontianum en 1227, Fonseano en 1215, Foncianum en 1095, et Fontéius depuis 70 avant J.C.

  Alentour, sous un ciel bleu où se mêlent en de longues rayures des pans de bleu, de blanc et d’orange flamboyant, mes semblables effectuent dans les vignes un labour de surface afin que les herbes ne prolifèrent de trop. Les femmes épamprent les souches et les enfants hument à plein nez les longues travées de rouquettes qui jonchent le sol comme de petites étoiles tombées du firmament.

  A Fontinianum nous attendons le moment de la récolte de l’orge et du froment, nous serons alors en juillet et le soleil, plus puissant encore, dorera nos amours, nos hyménées, et les somptueuses tables de nos banquets. Puisque nous parlons de nos travaux agricoles laissez-moi juste vous dire, puisque j’en suis fier, que nous pratiquons ici l’assolement triennal. C’est-à-dire que la première année nous cultivons, dans un champ donné, les céréales d’hiver, la seconde année les céréales de printemps et nous le laissons en jachère la troisième année, ce qui permet à la terre de se reposer. Pour l’heure d’autres profitent du beau temps revenu pour tailler les oliviers. Dans les jardins on sème la plupart des plantes potagères.

 Contrairement à d’autres contrées nous mangeons bien à Fontinianum. Notre alimentation se compose de lentilles, de pois, de vesces, de fèves, de fruits, de miel, de poules, de canards, de pigeons et de fromages que nous accompagnons de pain fait à partir de farines d’avoine, de seigle, d’orge et de froment. Les plantes aromatiques tiennent une place importante dans notre cuisine. Nous utilisons la menthe, la sauge, le thym, le romarin et le persil que nous faisons aussi macérer dans de l’huile d’olive.

  Il faut dire que le Comte Roger-Bernard III de Foix, notre seigneur depuis 1292, nous laisse vivre en paix, à notre guise. Ses hommes ne viennent jamais percevoir les impôts. Cens, champart, banalité, péage, corvée, taille, mainmorte, formariage n’ont pas cours chez nous ; en pratique seulement, bien entendu. Auparavant, nous appartenions à Esclarmonde de Foix, sa sœur, femme du roi de Majorque, résidant à Perpignan, qui avait hérité des terres de Fontinianum de leur père Roger IV de Foix. Elle les avait donc concédées à son frère Roger-Bernard, mais de son temps, pareillement, les impôts n’étaient une source de discorde ; bénie soit cette lignée !

  Cependant, si les terres de Fontinianum appartiennent à la Famille de Foix, notre église, placée sous la protection de Saint-Marcel 8, dépend quant à elle du diocèse de Carcassonne, et en la matière l’évêque Pierre de Rochefort est le patron ! Lui, aurait tendance à prélever plus d’impôt qu’il ne faut, et si la dîme, seul impôt que l’on doit verser au clergé, est en moyenne comprise entre trois et treize pour cent de la récolte, suivant l’abondance de l’année, vingt pour cent ne l’effaroucheraient guère ! Aussi Roger-Bernard, peu enclin de sympathie envers ce fesse-Mathieu de prélat, doit bien souvent le rappeler à l’ordre.

  Pour finir ce petit tour d’horizon du mois de mai à Fontinianum, sachez qu’à cette période on châtre aussi les taureaux, on tond les brebis et on fait le fromage. Ici, pas une âme ne se noircit de paresse ! Toutes brillent plus encore que les reflets d’argent que le soleil de midi fait onduler sur les vaguelettes de la rivière Atax 9 lorsqu’il vient y boire et plus encore que les flambeaux illuminés des cieux à la mi-nuit !

  Tout autour de l’église, par-dessus les chaumes, entremêlées aux crissements des sciages, aux percussions lourdes des cognées, au canevas des rotations des engins de levage et aux chants d’entrain des ouvriers au labeur, des fumées de cuissons épicées s’étirent des toitures. L’heure est à la restauration et à Fontinianum nous respectons ce moment sacré… quoi qu’en dise Monseigneur Pierre de Rochefort, grand bâtisseur, homme de forte personnalité, plus forte, certainement, que mes mots ne pourraient la décrire… et commanditaire de la reconstruction de notre église paroissiale.

  Contrairement à des provinces plus éloignées nos maisons ne sont pas construites de bois et de torchis sur un soubassement de pierres, mais les pierres de nos murs arrivent jusqu’au toit. Bien entendu, comme ailleurs, nous avons peu de fenêtres pour ne pas inviter la grosse chaleur ou le grand froid à pénétrer au-dedans. Nos fenêtres sont étroites et la nuit venue nous tirons un contrevent de bois pour laisser gentiment la clarté de la lune aux chouettes et aux chauves-souris. Le toit, en chaume, est posé sur des clayettes de bois… et de longues tuiles, moulées sur le genou, lorsqu’on a le temps et les moyens de les fabriquer, viennent durcir notre ciel nocturne. L’intérieur est composé de deux pièces, une pour nous, une pour les animaux. Notre partie possède un grand lit de paille où nous dormons à plusieurs, un grand coffre, que nous appelons la huche, où le pain et les aliments sont à l’abri des animaux et un foyer entouré de bancs où l’on s’assoit pour se réchauffer, discuter, comme nous amuser et chanter lorsque nous faisons la veillée.

  Ceci-dit, c’est dehors que nous préférons vivre. Ici le temps est clément la majeure partie de l’année. Il se caractérise par des hivers doux, des étés secs et une luminosité importante. Parfois, des vents venus de Carcassonne, assez violents, permettent à nos chaperons, nos capes, nos tuniques, nos braies et nos houseaux de sécher plus rapidement après les avoir lavés. Certains jours où l’air nous vient de Narbonne le ciel se couvre de nuages gris et l’humidité transperce nos murs et nos corps ; nous n’aimons pas ces jours-là mais ils demeurent rares cependant.

  C’est des grands chaudrons, suspendus au-dessus des braises par de longues crémaillères accrochées aux poutres faîtières, que s’échappent ces fumées de cuissons épicées, ces parfums de viandes mijotées dans des bouillons confits d’artichauts, de carottes, de navets de choux et de cardons. C’est du lent bouillonnement de ces chaudrons ventrus et des richesses tirées de nos veillées autour du feu que nous bâtissons notre vie à Fontinianum. Notre bonheur est simple et sage. Nous nourrissons et nous nous nourrissons de la communauté, ensemble nous rions, ensemble nous pleurons, ensemble nous avançons.

  Puisque les ouvriers de l’église prennent un peu de temps pour manger, les uns attablés sur des tréteaux de fortune, d’autres à même le sol, d’autres encore sur les passerelles des échafaudages, puisque deux ou trois gaillards compriment de leurs doigts boudinés et velus des outres en peau d’où sort, en un jet puissant, un vin rouge rubis, puisque d’autres, à l’ombre, se perdent en un sommeil instantané, maintenant je vais prendre quelques instants pour vous résumer succinctement qui est Pierre de Rochefort, pour lequel les bâtisseurs sont à Fontinianum depuis le printemps 1318, c’est-à-dire depuis trois ans, à un mois près.

  Je voudrais d’abord vous dire qu’avant qu’il n‘arrive pour se rendre compte de l’avancée des travaux de notre église et contrôler si tout est conforme à ses souhaits, une fois par semaine environ, une Cour épiscopale impressionnante le précède. Elle est composée de la curie diocésaine, dont le vicaire général, des vicaires épiscopaux, des prêtres qui constituent son sénat, de toute une ribambelle de laïcs pourvus de la fonction de larrons à tout faire, des clercs membres de son conseil pastoral particulier, des hommes de naissance illustre jouissant de la liberté comme de la richesse foncière, ou habitant une maison forte, ou ayant une activité guerrière, j’entends de la classe chevaleresque, quelques représentants de l’aristocratie et d’autres de la société culturelle et artistique. Tous ne sont aux yeux de l’évêque que les vassaux de l’église auxquels incombent des devoirs de conseil et d’aide, comme, par exemple, le service des armes.

  Ensuite arrive Monseigneur, coiffé de sa mitre, muni de sa crosse, habillé du pluvial, grand manteau orné de trois rocs d‘or d’échiquier sur un champ d’azur, ses armoiries, et de fleurs de lys. Il bénit les travaux et l’assemblé puis invite Peire Salomon, un genou à terre, la tête posée sur l’autre genou et les mains jointes à dérouler les parchemins. Il fait ensuite le tour de l’ouvrage, coupe, tranche et repart comme il est venu, par tous acclamé, sur son chariot à grandes roues, vers Carcassonne à deux lieues.

  Pierre de Rochefort a été élu évêque par les chanoines et confirmé par l’archevêque de Narbonne en l’an 1300. Un conflit particulièrement violent opposait alors le roi Philippe IV le Bel au Pape Boniface VIII qui affirmait la primauté de son autorité. Malgré l’interdiction qu’en avait faite le roi, le prélat n’hésitait pas à se rendre en 1302 à un concile convoqué par le souverain pontife à Rome. Cinq ans plus tard, sur ordre du pape, il présidait à l’interrogatoire des templiers détenus dans la Cité, puis administrait leurs biens saisis dans son diocèse. On le voit ensuite inspecter la prison de l’Inquisition dans une mission d’apaisement car il se trouve mêlé au conflit qui oppose de 1303 à 1320 le franciscain Bernard Délicieux 10 et le consul Elie Patrice 10 aux inquisiteurs. Il présida aussi en 1319 au procès de Bernard Délicieux, lui annonçant même qu’on allait le livrer au bourreau. Il interdit aux médecins de soigner les malades qui n’ont pas reçu le sacrement de pénitence, interdit aux curés de donner, comme il est de tradition, aux seigneurs justiciers l’eau bénite par aspersion mais de l’offrir de la main à la main. La noblesse se souleva contre cette décision, affirmant qu’on lui enlevait un privilège dont elle jouissait depuis Charlemagne, si bien que le roi cassa l’ordonnance de l’évêque, rendant ainsi leur privilège aux seigneurs. Il restaure les églises de Fontinianum, de Mas-des-Cours et de Rouffiac. Il termine les travaux de l’abside et du transept gothique de la cathédrale St Nazaire de Carcassonne commencés en 1270 par l’un de ses prédécesseurs : l’évêque Bernard de Capendu. Ses trois rocs d’échiquier apparaissent sur certaines clés de voûte de cette cathédrale et au bas de la rosace du transept sud. Il fait aussi construire la chapelle des saints Pierre et Paul dans le collatéral nord, où il sera un jour inhumé.

  Pour l’heure les tailleurs de pierre, les marbriers, les maçons poseurs, les charpentiers, les peintres, les polisseurs de marbre, les forgerons, les verriers, les plombiers sont à nouveau à l’œuvre. Les aides, serviteurs, compagnons et valets sont affairés à servir, charrier, dégrossir, encorder, déplacer les matériaux et préparer les mortiers.

  Les ouvriers œuvrent davantage en été qu’en hiver. La journée de travail s’adapte au rythme solaire, plus longue et mieux payée en été, plus courte en hiver. Le onze novembre, la Saint-Martin marque la fin des chantiers d’été et le début d’une longue période de chômage pour de nombreux compagnons. Les travaux exécutés par les artisans de la construction sont rétribués sous quatre formes différentes : à la journée, à l’unité pour certaines fournitures de matériaux, en particulier la pierre de taille, au prix fait ou forfait pour les petits travaux.

  Le maçon bénéficie de certains avantages ; on lui fournit des gants pour qu’il puisse protéger ses mains contre les brûlures de la chaux, et il reçoit parfois des gratifications à la fin d’un travail ou lors de la pose de la clef de voûte. Il ne travaille pas l’hiver car la pose des pierres est arrêtée à cause du risque de la neige et du gel. Avant d’abandonner le chantier, les maçons prennent soin de recouvrir le sommet des murs de paille ou de fumier pour protéger les pierres et les joints des infiltrations d’eau de pluie. Il n’est pas rare que les maçons les plus habiles dans la taille de la pierre soient alors engagés pour préparer les blocs qui serviront à la reprise du chantier, à moins qu’ils ne prennent la route en quête de travail, ou encore exploitent l’exploitation rurale familiale qui, le reste de l’année, est conduite par leur femme.

  Une ou plusieurs loges, suivant l’importance du chantier, faites de planches, sont adossées au bâtiment en construction. Les ouvriers n’y habitent pas, mais, à l’heure du déjeuner, ils y prennent leur repas et, lors des grandes chaleurs, ils y font la sieste à la mi-journée et s’y réchauffent en hiver car il n’est pas rare qu’elle soit chauffée. Elle permet surtout de travailler à l’abri des intempéries et de ranger les matériaux une fois taillés ainsi que les outils. Pour l’église de Fontinianum une seule loge est bâtie, de 10 toises 12 de long pour trois de large.

  Je vous disais que l’évêque Pierre de Rochefort était le commanditaire des travaux de rénovation de notre l’église de Fontinianum. Je dis bien de rénovation et non de construction, même si l’on dirait, au vu de l’envergure et du modernisme du chantier qu’une nouvelle église sort de terre.

  Le 21 avril 1095 alors que notre village prenait le nom de Foncianum, notre seigneur, Roger II Comte de Foix, le donnait en engagement à sa cousine Ermengarde, vicomtesse de Carcassonne, de Béziers et d’Agde, et son fil Bernard Aton IV Trencavel. Elle était la femme de Raimond-Bernard Trencavel, vicomte d’Albi et de Nîmes, décédé vingt-un ans plus tôt en 1074. De leur union était né Bernard-Aton, premier de la Maison Trencavel.

  C’est sous leur compétence, sous leur autorité, qu’en l’an 1114, s’achevait à Foncianum la construction de l’église initiale. Sa construction avait nécessité deux ans de travaux car l’hiver 1113 avait été fort long et rigoureux. Dans les familles on parle encore de cet hiver-là. Même si chaque génération a quelque peu forci la chose, le tableau qui nous en a été dressé donne la chair de poule ! Tant la rivière Atax était gelée les hommes dansaient dessus, les enfants, grisés, glissaient à n’en plus finir… et les femmes, en colère face au danger que tous couraient, chantaient-pouilles à tout leur petit monde insouciant ! Tant de neige recouvraient les allées de Fontinianum que les ancêtres avaient dû se frayer des passages à la pelle ! Pendant plus d’un mois des glaçons pendaient aux toitures, aux lauses, aux encorbellements comme aux brins de chaume, au museau des chiens, au bec des poules et même au nez des enchifrenés ! A la vigne il était impossible de tailler les sarments, et les souches, ainsi torturées, semblaient ressentir cette même géhenne que nous faisait subir Jean Galand 11, de Carcassonne, il y a quelques années à peine, pour arracher nos aveux d’appartenance au catharisme ! La nuit, lorsque la lune traversait notre village, on aurait dit, au travers de ce sérac, que des mains de sorcières, gueulantes, grandes ouvertes et crochues, voulaient agripper tout ce qui se muait au village et l’emporter vers un abîme grouillant d’hydres lucifériens !      Longue donc de dix toises, large de quatre et haute de trois toises et un pied 12 elle était une bâtisse plus modeste que celle qui s’étire aujourd’hui entre les échafaudages, la loge, les écuries et les chants de saison.

  Les murs, construits de pierres sèches, étaient de deux palmes 12 environ plus étroits. Sur la façade ouest, un clocher mur pignon était également monté en pierres. Il était bas, juste d’une toise et demi et était pourvu de deux baies campanaires dans lesquelles deux exubérantes cloches, appelaient à la messe, annonçaient les baptêmes, les mariages, les prières, égrenaient les heures et sonnaient le tocsin. Elles avaient été fondues par les moines sainctiers de Narbonne, car, jusqu’à la fin du XIIème siècle les moines avaient le monopole de la fonte des cloches.

  En harmonie avec notre manière de vivre et de penser, cette église était d’allure et de réalisation simple. Elle était constituée d’une nef unique, sans chapelle latérale. Les deux murs opposés de la nef étaient chacun percé, à mi longueur, d’une fenêtre, sans vitrail en ce temps-là, mais fermée, pour briser le vent, par des claires-voies en pierres faites de cercles entrelacés. Le mur de l’abside était en demi-cercle et percé de trois fenêtres identiques aux deux autres. Une voûte en berceau donnait au plafond sa forme demi-cylindrique. Sur chacun des murs opposés de la nef deux piliers soutenaient les voussoirs et la clé de voûte. Des chevrons, des planches et des tuiles fermaient le toit. Les piliers et les murs étaient peints de scènes bibliques. Les couleurs dominantes étaient l’ocre jaune, l’ocre rouge, le vert, le bleu lapis-lazuli, le noir et le blanc.

  Certes, depuis que la toiture s’était embrasée une nuit d’orage de 1211, cette église avait ensuite connue la pluie, l’occupation des ramiers et autres volatiles, et depuis quelques années déjà la désertion des villageois, qui, plus volontiers, s’étaient adonnés entre temps à une autre forme de religion.

  Pour que l’édifice prenne à nouveau un visage humain… et que les gens de Fontinianum et d’ailleurs n’oublient pas qu’il n’est qu’une religion, celle de Rome, Peire Salomon, ses acolytes et ses ouvriers, commandités par Pierre de Rochefort, avaient au printemps 1318 posé leur baluchon au village.

  Sur le corps, le souffle et les tripes de l’ancienne église la nouvelle enfant poussait à vue d’œil. Vite elle avait pris les traits d’une adolescente puis s’était rapidement métamorphosée en une femme d’une charpente et d’une beauté sublime. Bien entendu, Pierre de Rochefort avait privilégié la forme d’une nef unique qui favorise l’acoustique et place tous les fidèles sous le regard du curé. L’église primitive, d’ailleurs, avait aussi été construite sur cette forme-là. Un petit vaisseau de pierres dans un berceau de raisins, d’olives, d’orge et de froment, une arche posée-là, au centre de Fontinianum, attendant un prochain déluge, voilà à quoi ressemblait maintenant notre nouvelle église. A la fois lourde et gracile, longiligne et trapue, patinée de lumière septentrionale, trouverait-elle suffisamment de fidèles, en ce pays maudit, pour s’élever dignement vers le Christ ? L’abside, semi-circulaire, à cinq pans, totalement construite en pierres, ressemble, avant la venue des peintres, aux écumes blanchâtres de la mer de Narbonne, à la blancheur virginale d’un ciel de Bethléem ! Sous le soleil matinal les vitraux de ses trois fenêtres font s’entrelacer sur les murs, en une émouvante imagerie, les œuvres du démiurge créant le monde et constituant les êtres ! Une main d’ogives à six doigts, d’une étourdissante finesse tient le toit en une grâce pareille aux statues de Benedetto Antelami, de Polyclète ou de Myron ! Les ogives retombent sur des culs de lampe en forme de cônes. La clé de voûte de l’abside porte les armoiries de Pierre de Rochefort, l’autre représente un agneau détourné et une jeune tête à cheveux longs regardant la nef. Comme les bras du Christ embrassant l’espace, deux chapelles, de part et d’autre de la nef terminent le chef d’œuvre. Que le cœur de l’église sera chaud ! Et qu’il batte longtemps ! Plus de quinze toises de long, quatre toises et demi de large sans les chapelles, pratiquement quatre toises de hauteur à la voûte, on dirait que par la main de Rochefort et Salomon Dieu entre à nouveau triomphant dans Fontinianum !

 Le statuaire, les tapisseries, les peintures, le mobilier et la « cura animarum 13 » viendront bientôt. Le coq-girouette, face au vent, tel le Christ face aux péchés et aux dangers du monde viendra lui aussi se poser tout en haut du clocher. Pour l’heure la grosse cloche parfaitement polie et lustrée va être logée dans sa baie campanaire et les badauds accourent de tous côtés. La petite est en place depuis hier et pour annoncer la bonne nouvelle elle a dû sonner au moins cinquante fois, attirant la curiosité des rayons de soleil et éloignant, pour l’instant, les chouettes et les ramiers. Les moines de Narbonne ne fondant plus de cloches se sont des artisans sainctiers itinérants, originaires de l’Est de la France, qui ont loué leurs services. Les cloches ont été coulées au pied même de la nouvelle église. Les anciennes, l’une usée et l’autre cassée ont servie pour la fonte des deux nouvelles. La construction du four et la préparation des moules ont pris un mois mais les fondeurs sont heureux puisque les cloches sont splendides et l’accueil des braves de Fontinianum plus qu’excellent !

  A la fin de la saison estivale, lorsque tous les travaux de finitions seront aboutis, arrivera de Carcassonne, à deux lieues, Monseigneur sur son chariot à grandes roues. Il sera coiffé de sa mitre, muni de sa crosse, habillé du pluvial, grand manteau orné de trois rocs d‘or d’échiquier sur un champ d’azur, ses armoiries, et de fleurs de lys. Il bénira les travaux et l’assemblé puis invitera Peire Salomon, un genou à terre, la tête posée sur l’autre genou et les mains jointes, à refermer les parchemins.

  Il aura été précédé par une impressionnante Cour épiscopale qui sera composée de la curie diocésaine, dont le vicaire général, de vicaires épiscopaux, de prêtres qui constituent son sénat, de toute une ribambelle de laïcs pourvus de la fonction de larrons à tout faire, de clercs membres de son conseil pastoral particulier, d’hommes de naissance illustre jouissant de la liberté comme de la richesse foncière, ou habitant une maison forte, ou ayant une activité guerrière, j’entends de la classe chevaleresque, quelques représentants de l’aristocratie et d’autres de la société culturelle et artistique. Tous ne seront aux yeux de l’évêque que les vassaux de l’église auxquels incombent des devoirs de conseil et d’aide, comme, par exemple, le service des armes.

  Puis sous une paramentique envolée d’or et de couleurs chatoyantes, accompagné de prêtres, de moines, de curés, d’enfants de cœur au regard trop bleu pour être honnête, et de sonnailles enjouées, Pierre de Rochefort dira une messe grandiose où les villageois viendront assister pour se faire valoir des autorités ecclésiastiques. Par les temps qui courent, mieux vaut encore arborer les quincailleries de Rome que le dépouillement de l’Albigeois ! L’église sera alors consacrée et dès lors les âmes perdues de chez nous retrouveront enfin la voie et la paix.

  Sans vous sembler païen, après ce sacré paragraphe, sachez que tous les habitants de Fontinianum se retrouveront le soir autour d’une table à la hauteur de la fête ; gauloiserie oblige ! Cette table sera dressée à la place de l’ancienne loge, et de là, je ne saurai vous dire si les rires, les chants et les embrassades qui s’élèveront vers les cieux frapperont à la porte du bon ou du mauvais Dieu.

  Alors, aide, serviteur ou valet, sans me retourner, je partirai dans l’heureuse famille de Peire Salomon ; quelque part. Fontinianum me manquera, énormément, et je pleurerai, énormément, sur le chemin, lorsque l’horizon s’écarquillera.

 

1 : maître d’œuvre.
2 : docteur ès-pierres.
3 : tailleur de pierre élaborant les gabarits.
4 : d’après le carré.
5 : d’après le triangle.
6 : science de l’orientation solaire.
7 : petite balle donnant son nom au jeu de la soule. Les deux équipes se disputaient la soule qui était un petit ballon, une vessie de porc remplie de foin. On pouvait la prendre par tous les moyens et on devait aller la déposer à un point convenu, qui était bien souvent devant le portail d’une église. On y jouait souvent l’hiver au moment de mardi gras. D’abord parce que c’était la saison morte pour les paysans : il n’y avait pas de culture, donc les travailleurs étaient tranquilles, et on risquait moins d’abîmer les récoltes en jouant.  Tous les coups étaient permis, donc forcément, ça créait des problèmes. Il y avait souvent des morts. C’est par rapport à ceci, d’ailleurs, qu’on a connu la soule. On a retrouvé plusieurs lettres de rémission qui demandaient aux souverains de l’époque la grâce à la suite des crimes commis à la soule. Les jeux étaient plus liés à la convivialité, au partage et à une lutte contre la violence. Une fois dans l’année on avait le droit de se taper dessus pour éviter de le faire les autres jours de l’année. Un village affirmait sa suprématie par rapport à l’autre, gardait la soule dans son village, puis remettait son titre en jeu l’année d’après. Il y avait un côté pacificateur malgré la violence.
8 : Saint Marcel est né à Paris, sur l’Ile de la Cité, dans une humble famille vivant près du Petit-Pont. Neuvième évêque de Paris, il présida le Concile de Paris en 360-361, reconnaissant le Concile de Nicée de 325. Il patronna Sainte Geneviève, future patronne de Paris. On a représenté sa vie au Moyen Âge sur le tympan de la Porte Rouge de la cathédrale Notre Dame. Il mourut en novembre 436 sous le règne de l’empereur romain Théodose II.
Faute d’être mort en martyr, Saint Marcel fut canonisé par le prodige qu’il aurait accompli, à l’origine de la légende de Saint Marcel : il aurait vaincu un dragon terrorisant Paris et y dévorant les filles de mauvaise vie, par un seul coup de sa crosse.
9 : dans l’Antiquité la rivière Aude était appelée Atax par les romains. Pour la désigner, au moyen-âge on disait aussi Atax, mais aussi Adice, Fluvium Atacis, Flumine Atace, Flumen Ataze, ou encore Juxta Aditum Fluvium.
10 : né vers 1260 à Montpellier et décédé après 1319 en prison à Carcassonne, il fut un franciscain du Languedoc qui combattit l’Inquisition et défendit aussi bien les « bons hommes » hérétiques et leurs amis que les dissidents franciscains dit « spirituels » et les « béguins ». Il est l’une des sources d’inspiration du romancier Umberto Eco pour son personnage Guillaume de Baskerville dans « Le Nom de la Rose ».
Dans la lutte qu’ils menaient depuis 1280 contre l’Inquisition, les Carcassonnais ne pouvaient l’emporter qu’avec l’appui du roi Philippe le Bel qui, au début du XIVe siècle, leur était favorable car le souverain s’inquiétait des abus de l’Office. Les Languedociens croient dès lors être débarrassés de la tyrannie des dominicains et Bernard Délicieux va jusqu’à prêcher ouvertement l’insurrection, tandis qu’en 1303, le consul Élie Patrice contrôle Carcassonne où l’église des dominicains est victime d’exactions : portail enfoncé, vitraux brisés… Le roi, constatant que la ville échappe à son autorité, décide de venir dans le Midi, mais lors de son séjour à Carcassonne, au début de 1304, il est excédé par les outrances d’Elie Patrice et de Bernard Délicieux, si bien qu’il affirme la souveraineté du Pape sur l’Inquisition. Cela déçoit énormément les Languedociens qui veulent tout simplement remplacer Philippe par Fernand, fils du roi de Majorque Jacques II, dont le royaume avait été fondé en 1262 au partage de l’héritage du roi d’Aragon Jacques Ier.
11 : L’Inquisition avait, depuis le milieu du XIIIe siècle, son siège à la Cité, dans un immeuble, rue Porte-d’Aude, qui communiquait facilement avec la tour de la Justice où se trouvaient ses archives. Les prisonniers étaient incarcérés dans la prison dénommée «La Mure», construite par Jean Galand, inquisiteur de 1278 à 1286. Symbole du pouvoir des inquisiteurs, elle était située à l’ouest de la forteresse, en dehors des fortifications, face au bourg.
12 :
– la ligne vaut 12 points (environ 2,25 mm)
– le pouce vaut 12 lignes (environ 2,7 cm)
–  la paume correspond à la largeur de la main (environ 7,5 cm)
– la palme correspond à la distance entre le bout de l’index et le bout de l’auriculaire,  main aux doigts légèrement écartés (environ 12 cm)
– l’empan correspond à la distance entre le bout du pouce et le bout de l’auriculaire, main aux doigts écartés (environ 20 cm)
–  la coudée correspond à la distance du coude au bout du majeur (environ 50 cm)
–  le pied vaut 12 pouces (environ 32 cm)
–  la toise vaut 6 pieds (environ 1,92 m)
13 : La cure, c’est la « charge d’âme » (du latin cura animarum), c’est-à-dire la responsabilité spirituelle d’une paroisse. La paroisse constitue le cadre normal son activité autour de l’église et du cimetière. Le curé est celui qui doit assumer le soin des âmes.