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Beau temps en prévision (2018)

     Lorsqu’Adrien ouvrit les volets quelque chose avait changé. Quelque chose d’indéfinissable. Quelque chose de tendre et de beau succédait à la morosité ambiante. Deux biches, graciles, attentives au moindre bruit, à la moindre présence, broutaient des vergerettes dans le fond du parc. Hier soir, pourtant, lorsque la nuit prit le relais du jour vers les dix-huit heures trente, la brume sortit de sa tanière et s’écoula par les rues du village comme il était d’actualité depuis une semaine. Un temps normal pour la saison. Avant la brume le froid sec faisait se tordre les roseaux couverts de givre et les femmes emmitouflées qui traversaient la place. Il faut bien que l’hiver tricote son œuvre ! Trois jours sur quatre, mettant les passereaux dans l’embarras, l’eau des vasques et du bassin jouait à se solidifier, se parant, sous la lumière rasante, de bleus et de roses étincelants. Sous les persistantes étreintes du froid les rhododendrons et les azalées courbaient l’échine et les pommiers d’amour laissaient choir leurs baies orangées sur un tapis de feuilles de tilleul agonisantes. Depuis que la brume sévissait, le soleil ne se montrait plus et les mousses des pieds des fougères et des rives des toits, gonflant leur poitrail d’humidité bénissaient leur belle saison revenue.

  La vie des gens était à l’image du temps, instable et morose. Depuis bien des années plus rien ne filait droit. Comme les mésanges charbonnières et les chardonnerets bien des hommes allaient picorer aux boules de graisse que l’Etat suspendait aux branches de l’aide sociale. En bas les renards rembuchaient, en haut les rapaces chassaient, il fallait donc évoluer entre ces deux plans, heureux et sans faux pas. La race humaine était finalement suspendue à l’appétence des affamés et attaquait logiquement sa dernière ligne droite avant un changement de cap obligatoire, radical… et tardif à mon goût.

  Mais lorsqu’Adrien ouvrit les volets quelque chose avait changé. Quelque chose d’indéfinissable. Quelque chose de doux et de bienheureux. Deux biches broutaient plantureusement les sucs d’une inhabituelle et exceptionnelle journée. Et les biches ne se trompent jamais ! Déjà la brume s’était dissipée, le soleil était revenu, l’air était bon. Comme si un miracle avait eu lieu des tourterelles gloussaient sur le marbre rose de la fontaine et des grives musiciennes s’époumonaient sur les ramures des oliviers. Deux rouges-gorges leur répondaient en sautillant allègrement depuis les bordures des parterres. Déjà la vie chantait comme si nous fûmes au mois d’avril ! Les bourgeons des figuiers perlaient sur des branches sans feuilles. Des boutons d’or étaient sortis de terre durant la nuit et des vers de terre étaient remontés en surface pour boire les couleurs chatoyantes du renouveau. Quelque chose se passait, quelque chose d’inexplicable ! Les mousses avaient jauni, les cyprès avaient verdi, le ciel avait bleui et les poissons rouges, sous les nénuphars, étaient sortis de leur léthargie plus rouges encore ! Les rosiers-lianes s’entouraient autour des cerisiers, deux lapereaux s’aventuraient hors du tas de bois et les pies commençaient à se chamailler à la cime des peupliers. Partout les cyclamens de Naples avaient rosi des joues et les premières narcisses jauni du nez. C’était l’hiver, un hiver rude de surcroît ! Le jardinier sifflait derechef tout en roulant sa cigarette et il ne portait plus sa casquette. Au bout de l’allée il remplissait sa brouette de laurier rose sec qu’il brûlait derrière le chenil. Le feu crépitait tendrement comme ces feux de sarments qu’on brûle tout l’hiver en bordure de vigne. Comme s’il se consumait là de l’herbe du Paradis la fumée bleue rampait jusqu’à la fenêtre de la chambre d’Adrien, où, de ses parfums séraphiques, suaves et melliflus, elle léchait un à un tous les bâtiments de la propriété.

  Georges, le régisseur, avait laissé partir les biches, fermé la lourde grille, puis avait libéré les chiens de leur pourpris. Les quatre Bleus de Gascogne, les quatre griffons Korthals, le couple de Porcelaines, les quatre beagles Harrier et le couple d’Ariégeois, toute la meute se dégourdissait les pattes en rivalisant de vitesse et d’acrobaties sur les graviers de l’allée. Puisqu’elle était interdite personne n’allait à la chasse, et comme personne n’avait suffisamment de temps pour aller promener les chiens dans la nature, sous les senteurs des roses précoces, des myrtes et des santolines, comme le font les prisonniers les bêtes tournaient en rond dans la cour.

  D’une clarté joviale le soleil pourléchait quant à lui les lés de papier peint de la chambre comme s’il en fut éperdument amoureux. Dans son tuyau de clarté la poussière virevoltait. Des cristaux de chaleur envahissaient la pièce et glissaient d’une jambe sur le glacis des meubles. Les rideaux de lin, moutarde, bombaient le torse sous l’air léger et ondulaient comme des jouvencelles. Les pendeloques du lustre se mirent à tinter comme de folâtres castagnettes. Comme s’il esquissait un soupir de bien être, sous cet illusoire renouveau le plancher craqua. Et puis le lit, l’armoire, l’étagère des livres, la porte du placard et le valet de bois s’animèrent. Toute la pièce semblait s’éveiller d’un monde abiotique ! Au vu de la magie qui régnait en ces lieux, si Adrien eut pris un livre sur l’étagère les personnages se seraient faits chair, et, comme une clique de frénétiques Zébulons auraient gagné la maison toute entière au cri du « Réveillez-vous Picards » !

  Devant la débonnaireté du jour nouveau Adrien décida de remettre ses pensums à plus tard. Laissant la fenêtre grande ouverte il se replongea sous la plume encore chaude de son lit. Un nuage, le seul qui devait oser traverser le ciel ce matin, de droite à gauche traversa le grand miroir de la cheminée. Puis ce fut les ramiers du domaine qui se reflétèrent sur la glace suivis d’une dernière patte de soleil et d’un geai pressé. Adrien respirait sans respirer, pensait sans penser, regardait sans regarder, écoutait sans écouter, essayait de comprendre… sans comprendre. Mais qu’importe. Comme si l’été demandait asile au domaine, Adrien acceptait volontiers tout ce qui se présentait, et tout ce qui viendrait aujourd’hui serait bon ! Il est des jours où tout est positif, où l’on se lève du bon pied, où le premier regard est chaud, où le premier bâillement est jouissif, où l’on s’étire une fois encore, où la première vision qui vient vous apporte l’harmonie et la paix ! Le chat vint sauter sur l’édredon dans lequel il enfonça ses pattes jusqu’aux épaules, comme dans une bonne couche de neige fraîche. Adrien fit mine de le chasser mais le chat comprit que c’était un jeu, alors le greffier devint tigre et Adrien la proie. La bagarre fit rage et la plume vola. Ensuite vint le silence puis l’édredon glissa et Adrien se leva d’un bond comme si le miracle matinal allait s’évanouir. Il enfila sa robe de chambre, chaussa ses pantoufles de laine épaisse et son cache-nez puis descendit le grand escalier de pierre le cheveu hérissé et le sourire en coin.

  Dans la partie basse de l’escalier, de son tableau solidement encadré de noisetier vernis, l’aïeul qui veillait sur le porte-fusils et la porte d’entrée le regarda passer nonchalamment. Lui qui d’ordinaire descendait les marches à pas comptés et en rouméguant les descendait aujourd’hui quatre à quatre en sifflotant. Le bon aïeul, fossile pictural, reprit sa pause figée et attendit d’en savoir un peu plus. Adrien ouvrit la porte-fenêtre et laissa entrer les bienfaits du jour dans la cuisine. Bien sûr, Avoine, la femelle Porcelaine de sept ans, sa préférée, qui l’attendait couchée sur le perron lui fit des fêtes comme jamais ! Avoine était la seule pensionnaire du chenil à pouvoir entrer dans la maison, ainsi en avaient décidé l’amour et la complicité. Elle lui tourna autour mille fois et reçut autant de caresses, puis elle alla se poster près de la cheminée où il avait coutume d’ôter les cendres froides en descendant. Ensuite il ravivait le feu en rajoutant une poignée de petit bois qu’il coiffait d’une bûche de chêne. Mais comme il n’était nécessaire de raviver la cheminée aujourd’hui, Avoine comprit que s’allonger sous la chaise de son maître serait plus judicieux.

  Le soleil embrassait maintenant les anges incrustés dans le balancier cuivré de la pendule. Lorsqu’Adrien ouvrit les deux fenêtres latérales les murs jaunis de la cuisine laissèrent entrevoir, dans les angles et au ras du plafond, de larges mèches de suie dont le ronflement perpétuel de la cheminée les avaient attifés. Bientôt l’odeur du pain grillé prenait le dessus ; l’odeur de la bonne miche de campagne, bien ronde, bien dorée et bien charnue. Sur la table monastère la motte de beurre attendait, impassible. Apparemment les anges de la pendule ne semblaient être les seuls représentants célestes ce matin, car portés par la lumière de ce jour magique il voletait dans la pièce autant les plumes arc-en-ciel de la providence que les biquets immaculés de la sérénité. Alors Adrien tartina des tranches épaisses de pain grillé d’un beurre jaune et luisant qu’il noya sous une confiture de figue maison. De ces figues entières, craquantes et brillantes comme l’eau de l’abreuvoir les nuits de pleine lune ! Puis ce fut l’odeur du café qui emplit la cuisine de fragrances généreuses. Un fil de café ferme, dense, noir brou de noix, qui tombait lentement dans sa carafe d’aluminium. A l’autre bout de la table, sur une planche d’acacia, un tranchelard sommeillait dans le giron d’un magnifique jambon de pays. A côté, un fromage persillé de bleu portait un chapeau de papier et un camembert s’échappait de sa boîte éventrée. Une bouteille de rouge à moitié pleine attendait un verre mais je ne sais s’il fut là d’autres ingrédients du petit-déjeuner ! Puis j’entendis à plusieurs reprises le cloc sec des mâchoires d’Avoine happant quelques bouts du repas, que prolongèrent de doux jappements d’amour.

  Le soleil passait maintenant à la cime des cyprès de l’écurie et irradiait l’œil de bœuf au-dessus de la porte d’entrée de l’habitation. L’aïeul, perclus dans son cadre de noisetier vernis, et suspendu dans la partie basse de l’escalier, pouvait jouir de sa lumière et de sa chaleur. D’autres tableaux étaient également accrochés dans la cage dont celui de l’aïeule, sa quatrième épouse, ceux des bisaïeux, comme ceux des trisaïeux que côtoyaient alternativement ceux des chiens illustres du domaine et une splendide peinture de Topin tirant une voiturette, Topin, le plus valeureux cheval de la maison. Certes, comme Avoine, il ne lui manquait que la parole !

  Faisant encore mille fêtes à son ami, Avoine sortit la première. Adrien, vêtu de cuissardes se terminant en salopette sur un pullover troué par les cendres vives de ses cigarettes roulées lui emboîta le pas. Bien que l’endroit fût à l’écart de toute indélicatesse il ferma la porte à clé, par habitude. Une garbuste en osier pendait à son cou et il portait deux cannes à pêche sur l’épaule. C’est évident, Avoine était également de la baguenaude. Après avoir fermé la porte à clé, par habitude il regarda le thermomètre qui affichait onze degrés. Par habitude, encore, il tapota le baromètre qui marquait le beau temps. Par habitude, toujours, il regarda le ciel qui sembla confirmer les dires du baromètre. Le calendrier de la cuisine, quant à lui, pendu à un clou sur le côté caché du buffet affichait que la lune changerait mercredi, qu’il faudrait bientôt penser à semer les salsifis et les carottes et planter les fèves. Il affichait aussi que nous étions le vendredi 20 février 2043.

  Adrien esquissa un nouveau sourire, caressa affectueusement sa belle Porcelaine, prit sa veste sous le bras et tous deux partirent taquiner l’ablette.

  En ce qui me concerne, le temps d’écrire ce que je vis, mon nécessaire d’écriture au fond de la musette entre deux bouts de pain grillé et une grande tranche épaisse de jambon de pays, quelques échalotes grises et un litron de rouge, je quittais le domaine vers midi, midi et demi.

  Ce 20 février 2043 j’allais sur mes quatre-vingt-trois ans. Ma main ne tremblait toujours pas mais combien de temps encore me serait-il donné de rouler la plume dans la farine ? Dieu seul le sait !

  Lorsque je passais la grille, dans le champ d’orge qui jouxtait le mur de clôture je vis deux biches, graciles, qui broutaient la fleur de vie. Le soleil avait pris de la hauteur. Quelque chose d’indéfinissable, de bon et de beau, d’agréable et de serein flottait dans l’air et me portait, sans doute. J’ouïs les aboiements d’Avoine au bas du coteau et ceux de la grande famille du pourpris qui lui répondait. J’étais heureux de ces choses simples, boniface peut-être… et je marchais la tête haute, comme si je voulais respirer plus de liberté encore ; plus de liberté, certainement !