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L’Elysée de Marguerite (2018)

            De ci de là, sous les coups de fouet d’une tramontane en colère, de grosses mains de crépis se sont détachées du mur, des dos entiers par endroits. A la place, les pierres libérées de leur manteau de chaux plastronnent sous les rougeoiements du soleil couchant. Les lézards des murailles, qui se sont gorgés d’araignées et de petits insectes toute la matinée, emmagasinent maintenant les dernières chaleurs du jour. Nous sommes à la mi printemps et dans les fissures de la muraille les orpins de Palmer me régalent de leurs grappes de fleurs jaunes. Puisque la vie s’écoule ici pleine de logique et de bon sens, il y règne naturellement une atmosphère sereine, une douce tendresse, une paix éternelle !

  Chaque fenêtre est endimanchée d’une moustiquaire centenaire saturée de crottes de mouches, de mots fleuris et de lueurs de jours dépouillés depuis Mathusalem de leurs derniers soupirs. Sur leur cadre de bois épais je perçois au travers des coulures des saisons passées les vapeurs de fricots dominicaux, les éclats de discussions animées, les rires quotidiens, les chapelets de larmes et les chants familiers de l‘ancienne maisonnée. Aujourd’hui Marguerite seule habite l’endroit.

  La vétusté des volets laisse cependant apparaître qu’à de fringantes saisons ils furent habillés de jaune ou de rouge ou de bleu, suivant l’humeur de la vieille ou le stock du vieux. Si les planches ont la peau lisse c’est pour laisser l’eau de cieux déconfits filer au plus vite car elle est porteuse de tracas, de destruction, de séparation… et si elles sont disjointes c’est pour laisser entrer les rayons de lune propices au vagabondage et à l’amour ! Un volet couine à la chambre de l’arrière-grand-mère. En fait je ne sais s’il couine, ou s’il chante, s’il gueule, s’il murmure, s’il récite quelques paters, s’il conte ou s’il appelle… car même si elle nous a quitté depuis plus de quarante-cinq ans, elle est là la vieille, elle est là… elle flotte où elle a toujours vécu, la vieille, elle flotte !

  La porte, trente fois rapiécée, dont les planches du fond sont victimes du ruissèlement des époques, de l’urine des chiens, des griffes des chats et des bottes des vieux, arbore un magnifique heurtoir. Le heurtoir est censé l’habiller et la mettre en valeur, ce qui fut bien entendu le cas avant que je ne pousse les premiers cris sur la paille de mon berceau. Il s’agit là d’un étrier de l’époque victorienne, en fonte de fer comme on le précisait alors, et fondu, s’il vous plait, par Olin-Châtelet artiste fondeur à Toulouse ! La partie fixe de ce heurtoir représente un bras de cep de vigne dont l’écorce et le bois noueux sont finement ciselés. La partie mobile est un lourd raisin superbement façonné par l’artiste, hélas méconnu de nos jours, raisin avec lequel on vient tabuter une comporte remplie de grappes jusqu’à la gueule ; du travail d’orfèvre !

  La porte est solidement soutenue par un encadrement de pierres moulurées, qui, lui, se rit autant du dégoulinement des cieux que de la course des saisons !

  Et comme il faut joindre l’utile à l’agréable, un décrottoir, où gratte pied comme on le dit ici, scellé depuis des lustres à côté de la porte, dans l’épais mur de pierres, a le dos bien incurvé aujourd’hui, preuve, s’il en est, que de nombreuses générations ont laissé là la terre de leurs souffrances, de leurs ardeurs et leurs espoirs !

  Plus loin, sur le mur, trône un anneau de fer forgé auquel on attachait le cheval, autrefois, pendant le repas du midi. Je revois encore le nôtre sur lequel mon père me faisait monter, à l’arrêt, bien évidemment, je n’avais que cinq ou six ans ! Il s’appelait Faust, mais celui-ci ne semblait déçu par l’aporie à laquelle le condamnait sa condition de bête de somme ! C’était un boulonnais à robe grise que mon père avait acheté à un maquignon des allées Charles de Fitte, à Toulouse, pour travailler les vignes. Ce fut son dernier cheval avant de se munir de son premier tracteur, un Pratique, plus rouge encore qu’un camion de pompiers, avec les jantes jaunes, élégant et économique ! Faust était d’une gentillesse démesurée, doté d’une incroyable énergie et d’une intelligence extrêmement développée. Il aimait mon père, il aimait à suivre la rangée, il aimait à croquer quelques rouquettes sucrées au fil de sa journée et il aimait par-dessus tout le fourrage et le soleil de cette terre bénie ; bref, il était heureux chez nous ! Il arrivait des côtes de la Manche ou il convoyait des chargements de poissons et se retrouvait maintenant à quelques encablures de la mer Méditerranée où il finirait sa vie au cœur du vignoble des Corbières ; douce retraite, non ?

 Sous les tuiles de l’avant-toit une dizaine de nids d’hirondelles, tous semblables, et alignés comme les maisons du pays des corons, s’affichent comme une rue surpeuplée. Là, des dizaines de daronnes en queue de pie houspillent leurs enfants au travers des fenêtres ! Et ça piaille et ça chante, et l’on part et l’on revient, et c’est plein de vie !

  Là-haut, au-dessus de la rue surpeuplée, la fumée blanche d’une oule qui se chauffe les fesses sur une braise de saison s’écoule lentement. Elle est fluide et grasse, elle sent le travers de cochon, la patate, le poivre du moulin et le gros sel de la boîte accrochée dans l’âtre de la cheminée. Plus haut encore ce sont les pigeons qui passent. Ils vivent dans le grenier désaffecté d’une maison voisine et ils aiment à fendre, à toute vitesse, la fumée de l’oule qui double ingénument le faîte. Plus haut encore c’est juste le ciel rougeoyant, et au-dessus encore c’est le vert Paradis, la prochaine demeure de Marguerite.

  Sur l’angle gauche de la façade, avant de tourner pour aller au jardin, un rosier grimpant de l’espèce Palais Royal monte à plus de quatre mètres. Il dépasse la fenêtre de l‘ancien cabinet de toilette ou subsiste encore, sur la sellette en porcelaine, le rasoir et le blaireau, le ciseau à moustaches et le peigne recourbé de l’oncle Julien. Au-dessus de la sellette demeure toujours, suspendue à un clou forgé, la glace sur laquelle est scotchée une carte postale de Cambo-les-bains que sa femme Louisette lui avait envoyée au mois d’août 1938. Personne n’a jugé opportun de refaire la déco de la maison car tous ceux qui ont vécu ici respiraient le même air, la même histoire et suçaient la même simplicité.

  La vie grouille autour et dans ce rosier. Des abeilles, des moro-sphinx, des cétoines dorées butinent, des guêpes épluchent chaque couleur, chaque parfum, des lézards immobiles derrière les branches attendent leurs proies et des mésanges aux aguets surveillent cette faune appétissante !

  Au pied du rosier parfois le chat surveille les mésanges et quelques souris qui vont et viennent de la rue au jardin.

  La maison en a vue des chats, et comme elle celui-ci est vieux. Il boite, il lui manque un œil, mais il est un excellent chasseur et de ce fait est aussi gras qu’un braconnier du mois de mai !

  Après le rosier, en contournant la façade par le côté gauche on passe sous une tonnelle de vigne vierge pour aller au jardin. Je crois que le printemps niche entre ses rameaux et ses feuilles tant la vie grouille aussi à cet endroit-là ! Pourtant je n’y sens ni la vigne ni le printemps. J’y sens toute l’année les essences indélébiles de l’enfance ; vous savez ces fragrances rassurantes inexplicables dans lesquelles on se réfugie les jours de tristesse : l’odeur d’une mère, l’odeur d’une bise, d’un visage, la vue d’un proche ou d’une fleur !

  Contre le mur il est une porte posée sur deux tréteaux que j’ai toujours connue là. Sur cette porte il est un alignement de culs de bouteilles en plastique remplis de graines de tomates, de melons, il est de vieux journaux empilés, il est de la poudre de bouturage, des nourrices de chrysanthèmes ou de géraniums, il est un petit arrosoir en inox et des petits outils de jardinage dont un transplantoir, une petite griffe et une petite serfouette. C’est là que se trouvent le robinet de jardin et le tuyau enroulé. C’est un coin habité par une multitude d’esprits, intemporel et plaisant, où le corps et l’âme sont en parfaite harmonie ! Le temps n’y vient jamais détruire ses bienfaits ; c’est un coin préservé !

  Je passe. Il est sur le trottoir une brouette en bois remplie de cageots. Je contourne un tas d’herbe sèche, une fourche, une terrière de potager, une bêche et un amoncellement de pots en terre de toutes les tailles, dont quelques uns n’ont pas résisté aux amours tumultueuses des chats, quelques paquets d’oignons et je débouche sous deux buis en arceaux qui instillent une note de maturité à l’ensemble. L’odeur qu’ils dégagent est elle aussi intemporelle, elle aussi ancrée dans nos racines, elle aussi est apaisante, elle aussi est rassurante !

  Maintenant, face à moi est un énorme figuier qui a certainement connu les aventures de Marcelin Albert, les péripéties de Napoléon III, les photographies de Nadar, les amants de La Goulue, et peut-être même entendu les chansons sentimentales de Jean-Louis Laruette lorsqu’il officiait dans la troupe de l’Opéra-Comique !

  Contre le tronc du figuier se dresse un râteau, un seau de fer est posé à ses pieds. Je ne saurais vous dire pourquoi, mais je vois en cette image Don Quichotte et Sancho Panza. Qui sait si le râteau, hidalgo, ne fut dans une vie précédente obsédé par la chevalerie, le seau un écuyer paysan obsédé par la nourriture, et tous deux désireux de briser l’envoûtement dont fut victime Dulcinée ! De plus, et je ne l’aurais inventé, un moulin fait encore tourner ses ailes à quelques encablures de chez Marguerite ! Comme les couloirs du temps sont étranges !

  Après le figuier, c’est le potager. Marguerite n’a pas encore repiqué les tomates, les aubergines, les courgettes ni les poivrons. C’est encore un peu tôt, surtout qu’avril, malgré les jours qui se sont allongés, reste traître avec ses coups de froid encore virulents ! De toute façon les plants mis en terre plus tard auront tôt fait de rattraper les autres. Marguerite a quand même préparé le sol ; elle a passé le motoculteur et la terre est maintenant aussi fine que le sable de la Plage des Chalets à Gruissan !

  Sur les bords du chemin les roseaux sont entassés. Je viendrai les planter lorsque les tomates grandiront, mais rien ne presse. Les fraisiers sont en place depuis plusieurs années et le nombre de fleurs est pour l’instant prometteur ! Les graines de courges et de melons germent sous les vitres du châssis et deux rangées de salades ont déjà les cuisses en terre.

  Marguerite a semé les œillets-d’Inde pour éloigner les nuisibles, et la bourrache, également utile puisqu’elle attire une faune nécessaire à la pollinisation !

  Vous allez rire, pour varier les plaisirs elle réserve aussi un coin de son jardin aux fleurs comestibles, comme les capucines, la mauve, les pensées, la monarde et les bleuets. Marguerite, qui a beaucoup d’humour, vous dira qu’elle ne plante jamais de soucis car elle en a eus suffisamment tout au long de sa vie sans qu’elle ne leur réserve encore un lopin dans son jardin !

  Comme autour du rosier Palais Royal de la façade, le mur qui longe le potager porte les séquelles des traitements à la bouillie bordelaise antérieurs. Ils sont bleuis par les couches de potions successives, ce qui convient à Marguerite qui continue à traiter comme on le faisait ici depuis toujours, sans entrer dans les considérations des écologistes ni donner de l’importance aux dernières sornettes traitant de la préservation de la planète. Marguerite est d’un autre temps, ses traitements aussi, un point c’est tout ! Son allée de gravier est désherbée au Roundup et elle se soigne encore aux plantes dont je vous conseille la tisane de thym, qui, à raison d’un verre à vin tous les soirs avant d’aller se coucher est autrement plus miraculeuse que l’eau de Lourdes !

  Partant de derrière le figuier pour se terminer au bout du jardin, et d’une bonne largeur de trois mètres, il est l’endroit que je préfère de ce paradis. Devrais-je dire « le moment », car c’est bien d’un moment de vie intense qu’il s’agit : le poulailler ! J’y passe de très longs moments. Les bruits, les parfums, les couleurs, les commérages des poules, la fierté des coqs grattant la terre de leurs ergots, tout est conforme à mes souvenirs d’enfant ! Et mes souvenirs d’enfant m’y retiennent plus que de raison ! Les pintades cacabent de leur plus belle voix lorsqu’elles me voient arriver, elles sautent de leur perchoir à triple vitesse et me font une fête grandiose !

  Devant tout ce vacarme les poules éberluées quillent la tête et les lapins viennent aux nouvelles aux grilles des lapinières ! Le sol est jonché d’épluchures de légumes, de fruits, de maïs et de blé ; des brins de fourrage et des branches d’amandier sortent les cheveux par les grilles des lapinières ; c’est qu’on ne manque de rien chez Marguerite ! Deux oies grises font bande à part ; à la campagne on ne mélange pas les torchons et les serviettes ! Autour de la mare les canards musqués sommeillent mais ils savent que je suis là avec des friandises pour tous, ils ne tarderont pas à approcher ! Au bout du poulailler, sur le lavoir en béton, le coq australien de Marguerite donne du jabot ! C’est une bête magnifique aux barbillons épais, aux plumes couleur de couchant sur l’océan de Capbreton en automne, à la poitrine bleu turquoise comme les eaux de Bora-Bora, la queue noire charbon et les doigts gris souris ; magnifique et il le sait !

  Je reviens vers la rue par l’autre face de la maison. Là, sous l’auvent couvert de tôles ondulées à claire-voie quatre vélos rouillés passent leur temps à discuter d’époques révolues. Il en est un sorti des Etablissements Ravat, un autre sorti de la Manufacture Française des Armes et Cycles, un troisième, plus vieux encore, de la marque Aiglon et un dernier signé Aarios qui était un fabricant suisse qui créait des vélos sur mesure pour toutes les tailles ! Si le dernier vaut une fortune, les trois autres valent, même rouillés, une coquette somme qui grossirait le porte-monnaie de Marguerite d’une manière conséquente, mais elle se fout de ses vélos comme de sa première dentelle !

  Ah, bien sûr que la 2CV qu’elle conduisait il n’y a pas si longtemps encore est toujours là. Elle a parlé de la vendre dans quelques temps. « Un jeune en voudra bien pour se faire la main ! » me disait-elle il y a quelques jours, à quoi je lui répondis qu’aujourd’hui les véhicules plébiscités par les jeunes sont quelque peu différents ! Je pense qu’elle finira chez moi, pour qui ce modèle représente, à l’inverse, une jeunesse enfuie !

  D’autres outils sous l’auvent, un établi de menuisier d’avant la première guerre sur lequel son mari bricolait des heures entières, des étagères remplies de clous, de rondelles, deux vieux robinets, une musette et des canes-à-pêche, un cageot débordant de Chasseur Français, et partout, léchant les murs, l’établi, les vieux ustensiles de cuisine, les pelotes de ficèle et les rouleaux de fil de fer pendus, les parfums d’une vie simple, faite d’amour, de patience et de labeur.

  Je toque au carreau de la cuisine, j’entre, il est six heures et quart du soir. Je suis accueilli par le bouquet garni de la soupe et les parfums de l’ail qui câline le travers de cochon au fond de l’oule. Margueritte m’embrasse. Elle est heureuse de me voir. Elle coupe de menus bouts de ce jambon qu’elle fait sécher à la cave et qu’elle me propose avec un verre de vin de noix de sa fabrication. Je m’inquiète de savoir si tout va bien pour elle ; elle monte alors le son de la télé et Samuel Etienne me regarde de travers. Je comprends que j’arrive quelques minutes trop tôt alors je m’assois près d’elle sur une chaise de paille et j’écoute Question pour un champion avec elle. Elle répond à quelques questions trop compliquées pour moi. Une fois l’émission terminée elle veut tout savoir des dernières nouvelles du village, mais seulement jusqu’aux informations régionales. Ensuite je trouverai une excuse pour partir car les informations régionales sont sacrées ! Marguerite est attachante et bien qu’elle ne soit de ma famille je jette un œil sur elle quotidiennement et je vole à son secours dès qu’elle me hèle.

  De ci de là, sous les coups de fouet d’une tramontane en colère, de grosses mains de crépis se sont détachées du mur, des dos entiers par endroits mais Marguerite ne les voit pas.

  La priorité n’est pas là ; la priorité n’existe plus !