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La tâche à accomplir (2013)

                      En ce temps là nous passions le plus clair de nos journées ensemble, aussi, comme il fallait être deux pour accomplir la tâche, Charlou avait décidé de m’emmener avec lui.

    Monsieur avait verrouillé la porte de l’école communale à double tour sur des cahiers dont des pattes de mouches à l’encre noire encerclaient allègrement mon nom et le nom du cahier. Histoire, Calcul, Ecriture, Morale ou Poésie, pourtant précieusement soulignés le jour de la rentrée, se voyaient désormais marqués de mes folles empreintes digitales, comme l’était la terre de nos vignes par les folles empreintes des lapins de garenne après les pluies de février.

    Nous avions vidé les encriers, refermé les pots de colle blanche à l’amande amère, rangé les plumes Sergent-major dans leur boîte de fer-blanc, rangé les livres et les cahiers, les casiers et briqué le poêle à charbon. Le tableau étant lessivé, les tampons tapés et les craies alignées dans leur rigole, après ses recommandations usuelles de sagesse, Monsieur nous avait libérés pour les vacances de Pâques.

   En cette année mille meuf-cent-soixante-huit, notre académie de Montpellier nous permettait de faire la grasse matinée du trois au dix-neuf avril, ce que je ne pratiquais pas vu le temps splendide qui régnait et l’aide que je devais apporter aux diverses activités de Charlou.

    Charlou avait l’âge suffisant pour se lever le matin à l’heure qu’il voulait, mais il était toujours debout avant les autres et toujours à la même heure quel que soit le jour de la semaine, comme s’il avait avalé une pendule dont la sonnerie était sempiternellement programmée.

    Il déjeunait habituellement avec un taillou de saucisse de foie, un taillou de fromage, un taillou de pain, un verre de rouge et trois carrés de chocolat au lait et aux noisettes. Chez nous, les hommes ne mangeaient que par “taillous“, qui signifiait en patois du Val-de-Dagne par  “gros morceaux“, “talhuqués“ (taillés) grossièrement au couteau universel. Taillou avec un S au pluriel, s’il vous plait, car il ne faisait pas partie de la célèbre liste d’exceptions de Monsieur : bijou, caillou, chou, genou, hibou, joujou, pou auxquels nous devions mettre un X afin d’éviter de porter le bonnet d’âne, debout au coin, pendant un quart d’heure, les mains derrière le dos, entre la carte des poilus de Verdun et celle de Vercingétorix jetant les armes aux pieds de César à Alésia.

   Quand au couteau, sa dénomination “d’universel“ vient du fait qu’il servait autant à couper la saucisse et le fromage que la corde à attacher les tomates, qu’à greffer les fruitiers, sculpter un morceau de buis, cueillir les champignons, couper une salade, rafistoler les souliers du jardin, ouvrir le courrier, le ventre d’un lapin ou d’un poisson, ou se curer quelque dent !

    Lorsque je descendais prendre mon petit déjeuner rimé d’un taillou de saucisse de foie, d’un taillou de fromage, d’un taillou de pain, d’un bol de chocolat chaud et de trois carrés de chocolat au lait et aux noisettes, depuis longtemps, déjà, Charlou avait digéré le sien !

    Il était affairé au jardin, ou à la forge, ou “de l’autre côté“, nom que l’on donnait à une petite pièce jouxtant la cuisine, dont l’accès se faisait par l’extérieur. Elle servait de rangement aux grosses vestes, aux bottes, aux cannes et tout le matériel de pêche, comme aux outils que nous devions avoir sous la main à n’importe quel moment. Une espèce de débarras où je logeais mon vélo entre le sac d’engrais, l’anti-limace, la faux, le tire-botte, la bouillie bordelaise, les bouteilles de gaz, le petit bois pour la cheminée, un seau rempli d’une collection de bouchons de bouteille en liège ou en plastique, les tuteurs à légumes, le racloir pour “défumer“ les lapins, les tenues de pluie et les revues du Chasseur français qui s’empilaient sur une cagette, elle-même posée sur une pile d’Indépendant, notre quotidien local. L’Indépendant était d’ailleurs très efficace pour faire sécher les graines de tomate Marmande, de poireaux bleu de Solaise, d’aubergines de Barbentane, ou de la Violetta de Firenze, du potiron rouge vif d’Etampes, de la courge Muscade, de la fève de Séville à longue cosse ou du melon Escrito que Charlou gardait d’une saison à l’autre !

    Lorsqu’on voit ce qui paraît dans ce quotidien, je pense que Charlou avait dû s’y abonner pour le caractère germinatif miraculeux de son papier !

  Tout en débarrassant le bol de mon petit déjeuner, Jeanne, mon indic, me disait ou se trouvait Charlou et je pédalais à sa rencontre. La pendule qu’il avait dans le ventre lui indiquait toujours l’heure de mon arrivée, car lorsque mon petit vélo rouge tournait à l’angle de la forge ou du jardin il avait déjà la tête levée dans ma direction.

  Il était heureux que je le rejoigne car j’étais pour lui d’une aide précieuse. Lorsqu’il arrosait le jardin, par exemple, il procédait à l’aide d’un petit canalet d’irrigation et tandis que d’un coup de bêche il ouvrait ou fermait le passage de l’eau dans un sillon, à l’aide d’une glissière de fer j’en canalisais le débit en amont !

   Je portais les outils, les paniers de fruits et de légumes, à la saison j’apportais à Jeanne des brassées de dahlias, de roses, de glaïeuls, de jonquilles, d’œillets ou de jacinthes, puis, aux premières fraîcheurs de l’automne j’entassais les herbes et les fanes séchées sur le tas de fumier.

   Lorsque nous étions à la forge, c’est moi qui tournais la manivelle du soufflet et je vous prie de croire que les braises ne faiblissaient jamais ! J’aimais lorsqu’il façonnait les fers à chevaux sur l’enclume et là encore j’avais l’honneur de saisir le fer rouge de la longue pince et de le refroidir dans la caisse d’eau croupie ; l’eau brûlée chantait son épique douleur et la fumée ferrée passait par mes naseaux avant de se perdre dans les toiles d’araignées, les vieilles roues de bicyclette et les brins de paille qui pendaient au plafond !

    Je lui passais les planches lorsqu’il réparait l’une de ces carrioles qui servent à aller chercher la bouteille de gaz, ou lorsque, par son savoir-faire, il arrangeait les affaires de quelque voisin.

   Lorsque nous allions aux champignons, le sac à la main je courrais devant pour débusquer les premiers spécimens, que je ne voyais jamais. Alors, les yeux brillants de joie, du bout de sa canne et de sa voix rocailleuse il m’enseignait la nature.

   Mais il m’avait enquis d’une tâche autrement plus importante. En effet, comme tous les gens de la montagne, mais surtout les gens de cette génération, il n’éprouvait pour les gardes forestiers qu’une relative affection. Son permis de pêche était parfaitement en règle, son permis de chasse également… mais son permis de braconnage ne pouvait être valide ! Alors, comme tous, il se passait de toute approbation et menait sa vie d’autodidacte confirmé.

  Ma fonction résidait à faire le guet lorsque nous œuvrions pour remplir le garde-manger de Jeanne ; inutile de vous dire combien grande était ma responsabilité ! Et je la prenais à cœur cette responsabilité ! Lorsque nous allions placer quelques encordes pour attraper une anguille, que Jeanne nous cuisinerait ou en persillade ou en sauce blanche, guère plus haut que les herbes du talus, tout habillé de kaki pour tromper l’ennemi, au bord de la rivière j’étais à l’affut du moindre bruit, du moindre mouvement… et vous ne me l’auriez pas “faite“, je vous le garantis ! Je connaissais par cœur les sifflements de chaque oiseau, le craquement de chaque herbe sèche, l’aura de chaque pierre, toute la psalmodie de la nature… alors, la Pataugas du garde, même entraînée à fouler les brindilles sèches, vous m’avez compris !

   Même combat lorsque nous allions cueillir une demi-compagnie de perdreaux au blé alcoolisé ou prélever quelques bécasses au lombric, pareil pour une moisson d’écrevisses à la bofanèla (fagot de sarments de vigne) et aux tripes de poulet !

    Charlou était arrivé d’Italie au début du siècle, avec son père. Il avait alors pour seuls bagages deux bottes de cuir dont l’une était trouée au dessus de la cheville et l’autre lui faisait un mal de chien, une veste épaisse datant certainement de l’époque de Carlo Collodi, une liquette, une paire de caleçons et des chaussettes en laine de bufflonne que sa mère lui avait tricotée avant son départ.

   Il avait longtemps coupé du bois pour un fermier de la montagne, aussi, la nature, il avait eu le temps de l’apprendre et il la connaissait sur le bout du doigt ; le garde aussi d’ailleurs, aussi s’en méfiait-il autant que de la peste, dont il savait qu’elle avait fait des milliers de victimes en son Italie natale au XIVème et XVème siècles !

    J’étais là, en embuscade, le garde ou la peste n’avaient qu’à montrer l’orteil, le bec ou le nez, je savais ce que je devais faire et j’étais fin prêt.

  Ce jour-là, comme il fallait être deux pour accomplir la tâche, Charlou avait décidé de m’emmener avec lui. Cela faisait déjà quelques jours qu’il préparait son coup. Nous allions pêcher à la régulière ; enfin presque.

    Lorsqu’il décidait de faire prendre l’air à son permis de pêche, nous allions au bord de l’Alzou, la rivière de chez nous, nous nous approchions à deux mètres de l’eau en glissant du cul sur les herbes grasses, sans bruit, et nous nous figions, recroquevillés comme la statue du Penseur de Rodin, légers comme la statue de “la Paix dans le Monde“ de Yao Huan et aussi concentrés que les statues de l’Ile de Pâques réunies lorsqu’elles surveillent les allées et venues des habitants de Hanga Roa. La pêche n’était pas un sport chez nous, mais un passe temps des plus sérieux !

   Nos cannes à Pêche étaient des bambous que nous avions coupés dans le jardin de l’ancien maire, bambou avec un S au pluriel, s’il vous plait, car il ne faisait pas partie de la célèbre liste d’exceptions de Monsieur : bijou, caillou, chou, genou, hibou, joujou, pou auxquels nous devions mettre un X afin d’éviter de porter le bonnet d’âne, debout au coin, pendant un quart d’heure, les mains derrière le dos, entre la mappemonde et le porte-manteau de Monsieur.

    Le crin, en douze ou quatorze centièmes et d’une longueur de trois ou quatre mètres, était pourvu d’un bouchon de bouteille de rouge, avec un cure dent pour le coincer et se terminait par un hameçon de dix ou douze autour duquel se tortillait le plus souvent une sauterelle verte à ventre jaune, que nous avions ramassée au petit matin, alors qu’elle était encore engourdie par la rosée, ou une fourmi ailée, ou une moitié de cerise que les poissons de rivière, fins gourmets, apprécient énormément. Nous ne fixions jamais de plomb sur le crin, car nous étions friands de cette technique qui s’appelle “la pêche à la volante“ !

  Donc, ce jour-là, ayant bien préparé notre coup, nous nous attaquions à du gros, du lourd ! Nous allions épingler les truites du garde, que Charlou savait dans une grosse mare entourée d’arbres touffus, au beau milieu des vignes, marre qui appartenait au cerbère !

   Il les avait introduites, plusieurs semaines auparavant, dans cette marre cachée afin qu’elles grossissent tranquillement et qu’elles soient fin prêtes à cueillir pour les fêtes de Pâques. Un élégant mélange de fario et d’arc-en-ciel qu’il rôtirait sur une braise de “souquets“, des morceaux de souches de vigne, et qu’il dégusterait avec ses convives… mais c’était sans compter sur nous ! Il nous fallait être prudents, rapides et efficaces ; Charlou avait du métier… ce serait un jeu d’enfant.

    Dès l’aube du Jeudi Saint nous étions sur place. Tels ceux obéissant aux ordres de Ponce Pilate, nous allions arrêter les truites qui venaient de prendre leur dernier repas. Le soleil pointait le nez de l’autre côté de la méditerranée et caressait déjà le sommet du clocher de l’abbaye Bénédictine de Lagrasse. Pas de Judas en vue. Personne ne se doutait de la page d’histoire que Charlou et moi étions en train de graver. Lorsque l’histoire est en route, rien ne peut la modifier. Le garde dormait paisiblement, et les truites, gavées, titubaient de sommeil. Le ciel était encore pour un bon moment entre chien et loup et Jeanne nous croyait à la truite, dans quelque ruisseau de première catégorie, à plus de vingt kilomètres de la maison. Nous étions seulement à une “lieue des postes“ et mis à part Jeanne, personne ne le saurait jamais.

   Après nous être faufilés entre les branches entremêlées et les broussailles épineuses, cachés au cœur d’un bosquet complice, à l’aide de nos cannes à pêche et de nos épuisettes raccourcies, grâce à notre infaillible technique de pêche à la volante et de notre instinct, au nom de notre idéal nous sévissions en une ardeur jubilatoire.

   Le poisson, à la fête, semblait sauter de joie dans le filet de nos épuisettes. Sous une musique de frétillements, un brochet, deux carpes et deux cabots sautèrent quant à eux, d’un coup, sur la paillasse d’herbes tendres qui les attendait dans le fond de notre garbuste. Ce fut un festival d’une telle intensité que même le feu d’artifice du quatorze juillet à la cité de Carcassonne en eut pali de honte !

     Nous avions fait une vingtaine de prises quand le soleil s’apprêtait à dépasser les gorges de la Camarié, il ne fallait donc pas tenter le diable. L’opération était réussie. Comme le faisaient jadis les hommes de Cochise, à l’aide de nos bottes et d’une grosse branche feuillue nous effacions alors une grande partie de nos traces et nous prenions le chemin du retour en longeant les haies encore coiffées d’un brin d’obscurité. Les lueurs des premières chandelles ondulaient sur les carreaux encore embués des premières maisons du village. Jeanne était attelée à la baratte de beurre et à la confiture de figue lorsque nous passions le pas de la porte. Elle fut surprise de nous voir rentrer si tôt… et puis nous engueula de bon cœur, arguant qu’elle ne pouvait plus nous laisser partir ensemble car nous étions bien les mêmes et ne pensions qu’à faire des bêtises !

   Sur cet amical bonjour et quelques rires étouffés, sans demander nos restes nous sommes partis au jardin, imaginant le garde, amener, peut être dans deux ou trois jours, ses convives au bord de la marre pour une inoubliable matinée de pêche à la truite !

   En ce temps là nous passions le plus clair de nos journées ensemble. J’apprenais beaucoup plus facilement les leçons de l’école de la vie que celles que Monsieur nous enseignait à l’école communale. J’étais heureux de cet état de fait, les vacances de Pâques soixante-huit étaient encore longues, bien longues.

  Vous me comprendrez aisément si je vous dis qu’elles ne sont toujours pas terminées et ne le sauront probablement jamais !

  Jeanne et Charlou m’appelaient alors le “pillart“ ; c’est ainsi qu’on nommait affectueusement les enfants pleins de vie du Val-de-Dagne.

   Ils me manquent énormément et je les embrasse bien fort.

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